Difficile de dresser un portrait fidèle d’Angélique Gérard tant son
parcours est riche et ses casquettes multiples. Diplômée de l’INSEAD, Angélique
Gérard a dirigé pendant 22 ans la relation abonné Free avant d’être aujourd’hui
conseillère spéciale du président Niel du Groupe ILIAD. Elle préside également
neuf filiales, est membre du comité exécutif d’ILIAD (holding), dont elle
dirigeante-fondatrice, et est aussi conférencière et business angel. Chevalier
de l’Ordre national du Mérite, Angélique Gérard, très engagée, est également
l’auteure de Pour la fin du sexisme - Le Féminisme à l’ère post #Metoo
(Eyrolles). Entretien avec une femme aussi brillante qu’inspirante.
Pouvez-vous revenir sur votre
parcours ?
J’ai
été, pendant 22 belles années, au sein du groupe Iliad, directrice de la
Relation Client de Free et Free Mobile, présidente de neuf filiales du Groupe,
et membre du comité exécutif d’Iliad.
Après quatre années passées chez l’opérateur historique
en tant qu’ingénieure commerciale, j’ai intégré le Groupe Iliad en 2000. Dès
lors, je me suis attelée à créer l’omnicanalité, les parcours client, la data,
les centres de contact du Groupe, au fur et à mesure du dimensionnement de nos
équipes lié à notre développement (Free Mobile, nouvelles offres Freebox) et à
l’intégration des ressources après chaque rachat (OneTel, Alice). J’ai grandi
avec Free, et me suis attachée à créer et maintenir une culture solide, qui
parvienne à souder celles et ceux qui font Free, la grande famille de
FreeHelpers, et à ancrer des valeurs de confiance, de bienveillance et
d’entraide, en misant très tôt sur une stratégie décisive liée à la Symétrie
des Attentions, mêlant subtilement intelligence collective et autonomie.
Ancienne directrice des relations Abonnés
d’Iliad/Free, votre nouveau poste consiste à
accompagner le groupe sur des enjeux stratégiques. Pouvez-vous nous en dire
plus ?
Je
suis effectivement en charge de la stratégie digitale dans le cadre de notre
plan Odyssée 2024, et les travaux liés à ce plan sont confidentiels.
Que retenez-vous de ces 20 années passées
à la relation client ?
Outre des rencontres aussi incroyables qu’indélébiles, ce
sont des révélations humaines. Savoir donner sa confiance et la recevoir en
retour, savoir se remettre en question et interroger le collectif, s’entourer
d’une communauté inspirante pour avancer plus vite et plus forts, cultiver son
ouverture d’esprit, pour rester éveillés sur les tendances, les talents, les
idées et les richesses qui nous entourent.
Je retiens par ailleurs des constats déterminants, comme
celui de la puissance des alliances et des synergies. La complémentarité de
l’intelligence artificielle et des émotions humaines par exemple, un mariage
qui fait des miracles. L’évolution des usages en omnicanal également, avec des
utilisateurs qui sont aujourd’hui présents partout, notamment avec l’émergence
des réseaux sociaux. Cela fait 20 ans que j’entends que le contact téléphonique
est mort, et que tous ces nouveaux usages vont le remplacer.
On constate que, plus le temps passe, plus les nouveaux modes de communication
apparaissent, et plus le téléphone s’affirme dans nos professions comme le
canal de contact n° 1, le moyen de communiquer privilégié des clients.
Dans tous les domaines, lorsqu’un nouvel usage apparaît,
il n’est pas systématiquement remplaçant, il peut être complémentaire,
s’ajouter à un panel de solutions, et donc apporter de la valeur sans supprimer
l’existant. C’est cela, pour moi, la véritable innovation.
Vous parliez de la stratégie de la
Symétrie des Attentions. De quoi s’agit-il ?
Si j’ai bien une fierté, c’est d’avoir guidé nos
initiatives pour maintenir l’humain, coûte que coûte, dans tout ce qui a été
entrepris, d’avoir porté ce projet d’entreprise en suivant une vision qui avait
du sens pour mes collaboratrices et collaborateurs, d’avoir soutenu des
victoires qui ont fait de Free l’opérateur le plus primé de son secteur sur
l’expérience collaborateur et abonné, à travers un plan stratégique portant sur
l’Excellence Relationnelle.
Les taux de satisfaction abonnés et collaborateurs sont
intrinsèquement liés, c’est une conviction. « équipes enchantées » rime avec « abonnés
satisfaits » ! Cette logique a été intégrée très tôt au sein de la
Direction de la Relation Abonnés de Free, et jusque dans notre culture de
service. Tout l’enjeu consiste donc à se demander ce que nous souhaitons
transmettre aux utilisateurs. Ce sont les concepts de satisfaction, d’humanité,
d’intelligence émotionnelle et collective qui gravitent autour de l’axe
stratégique. Une intelligence systématiquement transversale qui est appliquée à
un maximum de projets, afin que l’innovation collaborative confère une
dimension humaine à l’ensemble des démarches, y compris au plan Qualité. C’est
un succès : la diversité est cultivée et les équipes s’enrichissent à
travers la mixité des unités, des fonctions et des personnalités de chacun,
grâce à un management à l’écoute et à des pôles, dont l’organisation garantit
aux équipes communication, fluidité et proximité.
Et ce que nous partageons entre nous transparaît
naturellement lors de nos échanges avec nos Freenautes ; les mesures ont
très rapidement confirmé l’impact de cet effet miroir. C’est toute cette
stratégie d’entreprise qui gravite autour de la politique du Freenaute First et
apporte la valeur indispensable à l’équilibre de nos missions.
Comment votre service Relation
Client s’est-il adapté à la crise sanitaire ? Et quels enseignements en
tirez-vous ?
Cela fait presque trois ans que nous sommes en crise, il
apparaît donc évident que les modifications apportées aux structures perdurent
et ne soient pas utilisées de façon temporaire. Dans tous les aspects de nos
vies, rien ne sera jamais plus comme avant. D’autant plus que cet impact,
au-delà du caractère douloureux de la transition et du contexte médical, me
paraît positif dans le changement d’attitude et de perception qu’il apporte.
C’est dans les épreuves les plus difficiles, avec des décisions prises dans
l’urgence, que les entreprises révèlent le meilleur d’elles-mêmes.
« Si j’ai bien une fierté, c’est
d’avoir guidé nos initiatives pour maintenir l’humain, coûte que coûte, dans
tout ce qui a été entrepris. »
La manière dont nous avons géré la crise au sein des
entreprises que j’ai dirigées m’a permis d’appréhender l’après-crise
sereinement, malgré le caractère anxiogène qu’elle implique. J’ai pu tirer des
enseignements sur l’agilité de notre organisation et son caractère auto-apprenant.
Nous avons permis de placer en télétravail plus de 1 000 collaborateurs en
trois jours, un plan d’action que nous n’avions jamais activé auparavant. Une
véritable réussite qui en dit long sur nos possibilités d’adaptation et de
réactivité en intelligence collective. Chaque changement peut être appréhendé
avec beaucoup plus de tranquillité d’esprit et de confiance en nos capacités de
rebond.
L’importance de l’anticipation est aussi un enseignement
à tirer. Nous avions initié un plan de continuité dès le 15 février 2020, et un
plan de prévention dans les jours qui ont suivi. Cette capacité à être
pro-actifs nous a permis de réagir avec un minimum de recul et sans panique.
Il en est de même pour ce qui est de l’avance prise sur
le développement du digital dans nos entreprises. Au-delà du fait que le
digital fasse partie de l’ADN Free, nos organisations s’appuient depuis
toujours sur des outils numériques développés sur mesure en interne,
s’adressant aussi bien aux abonnés qu’aux collaboratrices et collaborateurs. La
question de la transformation digitale est centrale depuis longtemps déjà pour
l’évolution des entreprises. Le constat d’obligation pour les dirigeant.e.s de
travailler sérieusement sur des transformations de fond pour ne pas être relégué
au second plan économique a pris tout son sens avec la crise sanitaire. Tout
s’est soudainement accéléré, comme pour signaler qu’il fallait y être préparé.
Les organisations qui ont pris du retard sur la digitalisation de leurs
services et outils sont définitivement distancées. Les entreprises qui ont
investi le digital en amont profitent actuellement de cette capitalisation
depuis trois à cinq ans au minimum.
Tout ceci laissera sans doute des traces indélébiles
dans notre manière de fonctionner : avec moins de freins au changement
dans nos organisations, nous exécutons plus rapidement, un process évoluera
plus rapidement par exemple. Le cap est donné et suivi avec d’excellents
résultats et beaucoup d’implication. C’est souvent lorsque nous n’avons plus le
choix de changer qu’on expérimente ce qui nous semblait impossible. Le
télétravail est l’exemple par excellence de cette expérience inédite. Le
dispositif est totalement réalisable pour l’ensemble des équipes qui jouent
parfaitement le jeu ! Mais cela va au-delà du bon fonctionnement : il
s’avère que la productivité est même meilleure et les réunions plus efficaces,
car elles peuvent démarrer et se terminer à l’heure.
En somme, prendre le temps de créer une politique
d’entreprise qui repose sur un socle commun est l’étape indispensable,
incontournable d’un système pérenne. C’est tout sauf du fake : on en sort
renforcé pour affronter la crise, on prend conscience que c’est ce socle qui
nous porte, on est aligné sur les mêmes valeurs. Et ce n’est même pas de la
résistance à la crise, c’est une traversée de crise presque sans difficulté.
Quel manager êtes-vous ?
Ce qu’on dit de moi : je suis une manager
enthousiaste, volontaire, disponible, à l’écoute et très exigeante en matière de
performances.
Je pense être alignée avec ce profil ; je
définirais d’ailleurs mon leadership en trois mots : vision, conviction et
humanité. Toujours transmettre sa vision avec passion et bienveillance. Comme
un logiciel, le leadership est pour moi la dernière version du management
classique. Les façons que nous avons de communiquer, de consommer et de
travailler évoluent rapidement ; de la même manière, les codes du
management tel qu’on le connaît ont changé. Nous avons quitté le schéma
vertical, très hiérarchique et sans création de valeur. Le « petit
chef » autoritaire qui s’imposait souvent par la force a laissé place au
leader inspiré et inspirant. Je me sens tout à fait à ma place et dans mon
époque.
J’estime donc que mon rôle de leader est avant tout
d’inspirer. Par la force des choses, on inspire différents publics selon les
périodes et les endroits où nous nous trouvons. Je pense donc qu’il faut
constamment agir en planneur.euse stratégique en maintenant une veille
concernant les changements qui s’opèrent dans la société et la vie publique
afin de se trouver en situation d’anticipation permanente et dans les
meilleures conditions pour communiquer sur sa vision.
Quelles sont selon vous les
qualités nécessaires pour être à un bon manager ?
Comme je l’évoquais, l’équipe n’est plus au service d’un
chef : le.la manager se met au service de son équipe et de l’innovation en
entreprise ! Le.la manager est aujourd’hui libéré.e des codes obsolètes et
peut s’appuyer sur son intelligence émotionnelle pour innover avec ses équipes,
en mettant en place des stratégies faisant appel aux systèmes collaboratifs par
exemple. Le.la responsable fait désormais partie de l’équipe, inspire et fait
confiance. La vision est bien plus horizontale, et tout fonctionne, de fait,
plus rapidement. Les échanges sont plus spontanés et détendus ; les
équipes ont la latitude nécessaire pour faire vivre leur créativité, et rester
innovantes et productives.
Aujourd’hui, ce sont les collaborateur.trices qui
choisissent leur entreprise, et adopter une telle stratégie envoie un message
fort en termes de sincérité et de confort sur le lieu de travail. Les résultats
se ressentent directement sur la productivité et la qualité de l’engagement de
chacun.
Finalement, être un bon manager, c’est se sentir aligné
avec ce qu’on offre aux autres au quotidien. C’est avoir des convictions, une
ligne de conduite, et ne pas se laisser distraire, y croire sans relâche malgré
les vents contraires. C’est aussi savoir inclure ses équipes dans la réflexion
pour garder constamment l’esprit ouvert au changement.
Enfin, c’est agir dans le sens de ce qui nous ressemble,
sans jamais travestir ses idées pour satisfaire ou faire plaisir. Rester
soi-même, tout en s’adaptant aux périodes, aux personnes qui nous entourent,
aux nouveaux usages et aux évolutions. Et avoir le courage aussi parfois d’être
pionnier du changement.
Vous êtes également administratrice
indépendante. Pouvez-vous nous en dire plus ?
J’occupe effectivement actuellement plusieurs postes. Un
mandat pour Big Ben Interactive dans l’industrie des loisirs numériques. Je
suis également personnalité qualifiée au sein du conseil de gérance de
l’Association Familiale Mulliez, et membre de l’advisory board de Petale Group
dans la FinTech.
Je suis par ailleurs administratrice à l’Association
française de la relation client (AFRC), et poursuis mes activités de Business
Angel, avec une thèse d’investissement qui se porte aujourd’hui uniquement sur
l’agri et l’agrotech, afin de répondre aux grands défis humanitaires et
environnementaux de demain. L’agroalimentaire me paraît en effet être le
secteur qui a le plus besoin de solutions innovantes, pour lui faire passer une
nouvelle étape et répondre à des besoins grandissants en termes de qualité et
de quantité.
Pour finir, ce qui est le plus fondamental pour moi,
c’est le fait de pouvoir transmettre mes aptitudes et mes connaissances, donner
ce que je n’ai pas eu la chance d’avoir au début de ma carrière. C’est la
mission de mentor, pour laquelle on me fait confiance au sein de la puissante
organisation Led by Her, qui m’a permis de concrétiser ce désir en m’offrant
d’accompagner des entrepreneuses talentueuses aux profils et activités variées.
L’idée de participer au développement de l’écosystème
français est véritablement dynamisante, et, chose qui me touche
particulièrement, je sais qu’on vient me solliciter pour bénéficier de mon
intuition et de mon expérience en tant que femme. Ces activités m’apportent une
véritable oxygénation intellectuelle et la dose d’inspiration dont j’ai
besoin ; elles sont l’occasion de me challenger en jonglant avec de
nombreux sujets, et d’être impliquée dans des secteurs différents et innovants,
où je peux apporter mon expertise et ma vision extérieure.
Vous êtes engagée pour l’égalité
femme/homme ? Quel regard portez-vous sur le leadership au
féminin ?
Je ne pense pas qu’on puisse parler de leadership au
masculin ou au féminin. Les notions se confondent aujourd’hui, contrairement à
la situation d’il y a 15 ou 20 ans, époque où cette notion de leadership au
féminin a émergé par manque de femmes leaders sur le marché du travail. Cela
montre le chemin parcouru en termes d’évolution des mentalités vis-à-vis de la
place de la femme dans l’entreprise. Le fait de mettre en avant de supposées différences
de personnalités et d’attitudes en fonction du sexe ne fait qu’accentuer les
stéréotypes qu’il faut combattre. Les traits de caractère sont propres à chaque
leader, indépendamment de son sexe. Les dirigeants à l’écoute, sensibles et
empathiques, ou bien les dirigeantes qui parlent fort, qui ont de la poigne et
une grande confiance en elles, existent bel et bien. Le leadership n’est pas
genré, il correspond à une posture qui va au-delà du sexe de celui ou de celle
qui l’incarne.
Je parlerais donc plutôt de standards de leadership.
Au-delà d’une question de sexe, le concept de leadership dépend au départ des
notions de personnalité, de vision, de charisme, et c’est souvent les équipes
elles-mêmes qui permettent de faire naître un leader et de le construire.
En tant que dirigeante, il faut jouer des coudes au
quotidien pour se faire sa place et la conserver ; en tant
qu’entrepreneuse, on ressent qu’il faut convaincre deux fois plus pour être
crédible, même lorsque le thème de notre projet ne concerne pas les hommes
directement ; en tant que business angel aussi, reprendre les propos et
attitudes sexistes, se battre contre les stéréotypes pratiquement à chaque
rendez-vous. Mon challenge en tant que dirigeante est d’ouvrir la voie, montrer
aux femmes que l’égalité est possible, qu’il ne faut pas renoncer à
s’imposer !
Le combat pour que les femmes soient plus présentes dans
l’univers numérique me touche particulièrement. Une étude du réseau Grandes
Écoles au Féminin a démontré que la notion de mixité est jugée indissociable de
la performance, mais aussi de la capacité de changement. Les entreprises se
rapprochant le plus de la parité bénéficient d’un effet vertueux : process
de promotion repensés et remaniés, plus d’agilité, donc plus d’efficacité et de
productivité !
Propos recueillis par Cécile Leseur et
Constance Périn