ENTREPRISE

Audits des risques discriminatoires en entreprise : « Le combat avance parfois plus vite dans le monde du travail que dans la société en général »

Audits des risques discriminatoires en entreprise  : « Le combat avance parfois plus vite dans le monde du travail que dans la société en général »
Publié le 02/02/2023 à 11:49

Responsable d’études et de formations au sein de l’association ISM Corum depuis 2004, Fabrice Foroni souligne l’intérêt des audits en entreprise pour lutter contre les discriminations dans le monde du travail, alors que gouvernement vient de dévoiler son plan de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations liées à l’origine, comprenant un volet consacré aux entreprises et prévoyant de systématiser le testing à l’embauche et dans le monde du travail.

Journal Spécial des Sociétés : pouvez-vous revenir sur votre parcours et nous présenter ISM Corum ?

Fabrice Foroni : ISM Corum est une association qui réalise des diagnostics de prévention des discriminations en entreprise, mais aussi dans le logement, la santé ou l’éducation.

J’y suis arrivé un peu par hasard. J’ai une formation en histoire et en démographie, avec une approche mêlant statistiques et sciences sociales. J’ai intégré ISM Corum en 2004, au moment où cet organisme s’engageait dans des diagnostics pour mesurer les discriminations dans l’emploi. J’ai renforcé ma formation en 2010 par un master en ressources humaines, pour mieux comprendre les logiques et les outils des personnes – responsables RH, recruteurs, managers – que j’avais face à moi dans les organisations de travail.

JSS : Toutes les entreprises sont-elles concernées par les diagnostics que vous réalisez ?

F.F : Elles devraient l’être ! Mais nous travaillons avec les entreprises qui viennent nous voir, dont certaines réitèrent des diagnostics très régulièrement.

Leurs attentes consistent avant tout à vérifier l’existence – ou l’absence – de risques discriminatoires dans leurs pratiques RH. Mais de plus en plus, les questions de non-discrimination et d’inclusion sont associées plus globalement aux problématiques de qualité de vie et de conditions de travail.

Souvent, les zones de risque de discrimination sont plus fortes quand les outils et l’organisation RH n’ont pas été suffisamment travaillés, quand il n’y a pas eu suffisamment de formation-sensibilisation des personnes en charge des recrutements et des carrières, ou quand le processus se fait dans l’urgence. Beaucoup de gens recrutent alors que ce n’est pas leur métier et qu’il s’agit d’une de leurs multiples tâches au quotidien, ce qui augmente là aussi les risques de biais discriminatoires.

« Dans un contexte de pénurie de candidatures, beaucoup d’entreprises viennent désormais nous voir afin de mieux comprendre les raisons pour lesquelles elles peinent à recruter. »

À l’inverse, quand on sent qu’une sensibilisation régulière est faite au sein de l’entreprise, avec des gens à qui on laisse le temps de travailler et qui sont spécialement formés pour recruter, ce qui est de plus en plus souvent le cas dans les grandes entreprises, on sait qu’il y a moins de risques.

Dans les petites entreprises, cette question est avant tout liée à la personnalité et aux valeurs du dirigeant ou de la personne qui gère les ressources humaines. Là aussi, il y a des risques de pratiques discriminatoires, mais également des cas – y compris dans les entreprises de très petite taille – où l’on innove en matière RH, avec des gens qui réfléchissent et font évoluer leurs pratiques pour favoriser la diversité et l’inclusion.

Quand des écarts discriminatoires sont détectés, il faut aller examiner les pratiques en question, comprendre les dysfonctionnements et identifier les besoins éventuels des personnes à l’origine de ces pratiques. Quand aucun écart discriminatoire n’est constaté, il est également intéressant d’aller voir les pratiques sous-jacentes qui permettent l’absence de discrimination, afin de les préconiser à d’autres managers ou employeurs évoluant dans des contextes similaires.

Dans tous les cas, il s’agit d’être ferme et clair sur l’obligation de non-discrimination qui s’impose aux employeurs, tout en veillant à rester dans la bienveillance et éviter toute posture accusatoire qui entrainerait toute crispation, afin d’inciter les personnes concernées à changer si besoin leurs pratiques.

JSS : Quels sont précisément les types de diagnostics que vous proposez ?

F.F : Le testing est une première démarche possible, avec une forte vertu pédagogique et dont le principe est facile à comprendre par les employeurs. On contrôle complètement le contenu des CV proposés sur un même emploi, qui sont équivalents à l’exception d’un critère (sexe, origine, lieu de résidence…) que l’on fait varier d’une candidature à l’autre.

Nous ne faisons pas de testing de « name and shame », qui est une démarche différente. Il s’agit plutôt de testings de mesure statistique, impliquant la réalisation de nombreux tests et qui sont réalisés à la demande d’entreprises qui souhaitent avoir un état des lieux objectif de leurs pratiques de recrutement. Les résultats leur sont destinés et on les aide à les interpréter, qu’ils soient bons ou mauvais.

Même si nous avons parfois pu mobiliser des candidats-testeurs pour des entretiens, nous procédons majoritairement par envoi de CV, en nous limitant à la première phase du tri des CV. Nous nous sommes rendu compte que c’est souvent là que les stéréotypes s’expriment de la manière la plus intense, en particulier sur des métiers peu qualifiés où le CV ne donne parfois aucune information pertinente par rapport aux compétences attendues. Ces opérations conduisent notamment à souligner l’importance et la persistance de stéréotypes liés au sexe et à l’origine.

Une autre approche statistique consiste à faire une analyse statistique à partir des données contenues dans le fichier candidats d’une entreprise. Il faut que celui-ci comporte plusieurs milliers de candidatures, ainsi qu’une bonne traçabilité des choix effectués par les recruteurs à chaque étape.

On peut alors vérifier la probabilité d’être sélectionné à chaque étape selon le sexe, l’origine présumée ou évoquée, le lieu de résidence, le diplôme ou le niveau d’expérience, et ainsi repérer d’éventuels biais de sélection.

On peut procéder de même pour analyser les carrières des salarié.e.s d’une entreprise, via ses fichiers de gestion RH. Parmi celles et ceux ayant fait une partie de leur carrière dans l’entreprise, on regarde alors la probabilité d’avoir une promotion, ou de quitter l’entreprise, ainsi que d’éventuelles répartitions sexuées ou ethnicisées. Cela implique des analyses statistiques complexes pour comparer des personnes « à situation équivalente » : embauchées au même moment, sur les mêmes types de métiers…

Ce type d’analyse statistique gagne à être effectué en parallèle avec une enquête auprès d’un échantillon de salarié.e.s, pour interroger leurs ressentis en termes de discrimination et d’inclusion, pour repérer d’éventuels freins ou au contraire de « bonnes pratiques » dans la gestion des promotions et des carrières. Elles peuvent aussi conduire à repérer ce que l’on désigne par l’expression de « micro agressions » : petits actes du quotidien, des prénoms que l’on écorche, des allusions s’appuyant sur des stéréotypes, des blagues malvenues… qui peuvent créer des tensions dans les équipes et susciter un sentiment de rejet de la part de certains salarié.e.s.

Nous préconisons souvent aux entreprises d’engager plusieurs de ces approches complémentaires – à la fois quantitatives et qualitatives – afin d’identifier in fine des pistes d’action.

JSS : Vous arrive-t-il de démarcher vous-même l’entreprise, ou d’être contacté par des salariés ?

F.F : Non, les CSE des entreprises peuvent avoir ce type de demande mais s’adressent alors aux organismes qui les accompagnent habituellement. Nous intervenons plutôt à la demande des directions des entreprises, ce qui ne nous empêche pas de garder notre indépendance dans la conduite du diagnostic et les résultats produits. Quand les entreprises font la démarche d’aller vers nous, elles savent à quoi s’attendre, et surtout elles ont envie d’identifier les problèmes et de les résoudre.

D’ailleurs, dans un contexte de pénurie de candidatures, beaucoup d’entreprises viennent désormais nous voir afin de mieux comprendre les raisons pour lesquelles elles peinent à recruter. Cela vaut également pour la gestion des carrières, dans un contexte d’injonctions gouvernementales en termes d’égalité professionnelle femme/homme, mais aussi en raison d’une meilleure prise en compte des enjeux de qualité des conditions de travail et de conciliation entre vies professionnelle et personnelle.

JSS : Combien de temps dure un audit en entreprise ?

F.F : Cela dépend de plusieurs paramètres, et notamment de la durée de la phase « juridique », nécessaire pour répondre aux contraintes légales du RGPD, avec un processus de validation interne qui peut être plus ou moins long selon les entreprises.

Une fois cette étape passée, si les données à analyser sont disponibles et de bonne qualité, le diagnostic peut se faire dans un délai d’un à deux mois pour une analyse de fichiers candidats, et entre deux et trois mois pour une analyse de fichiers de carrières.

Un audit (avec examen des process et entretiens individuels) peut en revanche être un peu plus long, en raison notamment de la disponibilité des équipes RH et des salarié.e.s à impliquer. Cela peut durer entre trois et six mois selon le périmètre à auditer et le nombre de personnes à interroger.

JSS : Globalement, la lutte contre les discriminations en entreprise va-t-elle dans le bon sens d’après vos diagnostics ?

F.F : Indéniablement oui. Certains critères et comportements sont maintenant mieux pris en compte dans les entreprises. Beaucoup d’entreprises sont par exemple plus vigilantes sur le respect de l’identité de genre, sur la lutte contre les actes et propos racistes, ou encore le harcèlement et les violences sexistes. Même si certains de ces comportements n’ont pas disparu du monde du travail, on sent que le combat contre ces actes avance parfois plus vite en entreprise que dans la société en général, où la parole aurait au contraire plutôt tendance à se lâcher sur ces différents sujets…

Quand on compare également avec l’ampleur des discriminations qui persistent dans l’accès au logement, on perçoit mieux les progrès réalisés dans l’emploi depuis vingt ans.

Pourtant, quand on interroge les candidats et les jeunes en général, ils ont toujours une suspicion très forte à l’encontre des employeurs, notamment au moment du recrutement, comme l’indique par exemple le baromètre annuel du Défenseur des droits sur la perception des discriminations dans l’emploi.

Il y a un climat de défiance à l’encontre des entreprises en général. Celles-ci doivent le prendre en compte pour modifier de manière durable leurs pratiques, puis le faire savoir. Certaines le font déjà et essaient de communiquer dessus, en veillant à ne pas « se survendre », car les personnes embauchées s’en rendront compte très vite et repartiront.

C’est encore plus le cas dans le contexte actuel d’inversion du rapport de force entre employeurs et candidats. Ceux-ci ont davantage le choix et ne sont plus prêts à tout accepter. Cela déstabilise certaines entreprises, mais elles doivent s’adapter à ce nouveau contexte.

JSS : De nouveaux diagnostics sont-ils à l’étude au sein d’ISM Corum ?

F.F : On a un éventail déjà assez large de diagnostics. Mais nous nous efforçons désormais de proposer des accompagnements spécifiques aux PME-TPE, avec des solutions concrètes adaptées à leurs attentes et leurs moyens.

En termes de mesures statistiques, les entreprises continuent de nous demander des diagnostics sur le sexe et l’origine, mais aussi sur d’autres critères comme le handicap et l’âge.

Sur ce critère de l’âge, beaucoup d’entreprises savent qu’elles ne sont pas bonnes en termes de recrutement comme de gestion des carrières. Par exemple, l’avancement en âge s’accompagne dans beaucoup d’entreprises d’une réduction des perspectives de mobilité et de promotion.

C’est enfin un sujet qui émerge et sur lequel des entreprises commencent à se pencher, encore timidement. L’éventualité d’un index seniors – comparable à l’index d’égalité professionnelle femmes-hommes – contribuera peut-être à renforcer cette tendance. Espérons-le !

Propos recueillis par Alexis Duvauchelle


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