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BD, ayants droit et domaine public

BD, ayants droit et domaine public
Publié le 15/09/2020 à 15:03


Imaginer et donner vie à des personnages de fiction dont les univers, personnalités et caractéristiques propres sont d’une originalité telle qu’ils marquent les esprits de générations entières, et en concevoir les physionomies singulières, au travers d’un graphisme original, est un don fascinant, que possèdent certains auteurs de bandes dessinées.


Les exemples de personnages à succès emblématiques de leurs époques, que le public s’est appropriés au fil du temps, au point d’appartenir désormais au patrimoine commun des références culturelles, sont nombreux, de Bécassine à Mickey, en passant par Astérix, Tintin, Gaston Lagaffe, Blake et Mortimer ou Naruto.


Pourtant, le chemin du succès est souvent long et toujours incertain, et la propriété attachée à une œuvre de l’esprit, par nature, ne présente pas les mêmes attributs et garanties que ceux attachés à la propriété d’un bien matériel.

 


Concilier protection des droits d’auteur et intérêt public


C’est pourquoi, au fil des siècles, le législateur a cherché à concilier d’une part la nécessité d’encourager les auteurs et de protéger leurs créations et, d’autre part, la préservation de l’intérêt public, appréhendé comme l’intérêt de la communauté à accéder librement à une œuvre de l’esprit et à l’exploiter sans autorisation ni rémunération.


En France, afin d’atteindre cet équilibre, l’auteur jouit sur son œuvre de droits moraux perpétuels et inaliénables, transmissibles à son décès et imprescriptibles, lui garantissant le droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre, ainsi que le droit d’en maîtriser la divulgation et de se repentir (articles L. 121-1 et suivants du Code de la propriété intellectuelle « CPI »).


Il jouit également de droits patrimoniaux, constitués des droits de représentation et de reproduction (articles L. 122-1 et suivants du CPI), cessibles, mais d’une durée limitée, passée de cinq ans post mortem auctoris à la fin du XVIIIe siècle, à 70 ans depuis 1997, en conformité avec les directives de l’Union européenne. Cette durée est calculée à partir du 1er janvier de l’année civile suivant le décès de l’auteur ou du dernier des coauteurs en matière d’œuvre de collaboration, ce qui est souvent le cas en matière de bandes dessinées, lorsque les auteurs des illustrations et des textes sont distincts.


Au niveau international, des dispositions similaires sont en vigueur, la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques du 9 septembre 1886 (régulièrement révisée), ainsi que la Convention universelle sur le droit d’auteur signée à Genève le 6 septembre 1952, prévoyant respectivement des durées de protection de 50 ans et de 25 ans après la mort de l’auteur.


À l’expiration de la durée des droits patrimoniaux, l’œuvre « tombe » dans le domaine public ou est plutôt élevée au rang de « bien intellectuel collectif » au service de la culture, de l’éducation et de la création.


La fin du monopole d’exploitation laisse ainsi libre cours aux exploitations des œuvres par le public, y compris sous forme d’adaptations ou même d’œuvres composites, consistant à intégrer l’œuvre préexistante dans une nouvelle œuvre.

 


Les personnages de bande dessinée et le domaine public


Or, les bandes dessinées ont ceci de particulier qu’au-delà de leurs exploitations premières sous forme d’éditions littéraires et de leurs classiques adaptations audiovisuelles ou sous forme de spectacles vivants, elles peuvent aussi générer de nombreuses exploitations dérivées, dans le cadre desquelles les personnages, extraits de leurs œuvres, représentent à eux seuls une valeur économique extrêmement rémunératrice.


L’intérêt culturel, éducatif et artistique que peut représenter, pour la collectivité, la jouissance libre d’œuvres entrées dans le domaine public devenues des « classiques » est incontestable.


Toutefois, l’on peut comprendre également la réticence des ayants droit à accepter qu’à des fins purement mercantiles, des tiers profitent de la fin du monopole pour inonder le marché d’exploitations et produits dérivés de toutes sortes, à l’effigie de héros de bandes dessinées par exemple, et profitent ainsi, sans bourse délier, d’importants investissements créatifs, commerciaux et promotionnels engagés en amont par leurs auteurs et ayants droit.

 


Comment étendre et défendre les monopoles d’exploitation ?


C’est pourquoi les auteurs et leurs ayants droit rivalisent d’imagination pour étendre et défendre leurs monopoles d’exploitation, le droit des marques ou des dessins et modèles notamment (si le dépôt intervient suffisamment tôt puisque le modèle doit être nouveau et présenter un caractère propre), leur offrant de multiples possibilités pour renforcer efficacement leurs droits de façon complémentaire au droit d’auteur, tant en France qu’à l’étranger.


Le droit d’auteur offre cependant lui aussi des atouts non négligeables, lorsque l’auteur et ses ayants droit anticipent l’avenir et exploitent leurs droits avec stratégie.

 


Nouvelles éditions et œuvres posthumes


Ainsi, la société Moulinsart, administrée par la veuve d’Hergé et son nouvel époux, a annoncé son intention de publier un « nouveau Tintin » avant 2053 (fin des droits d’exploitation) pour tenter de prolonger la durée des droits sur l’œuvre d’Hergé.


La publication d’une nouvelle édition n’est cependant pas susceptible de prolonger la protection des textes et illustrations publiés avant le décès d’Hergé, seules ses œuvres posthumes1, divulguées après la révolution du monopole, pourraient bénéficier d’une nouvelle protection.


 


Découverte d’un coauteur


D’autres idées peuvent s’avérer plus concluantes pour repousser l’entrée d’une œuvre dans le domaine public, telle que celle de découvrir un coauteur, comme l’a fait le Fonds Anne Frank, en prétendant qu’Otto Frank, décédé en 1980, aurait contribué à l’écriture du best-seller de sa fille décédée en 1945, Le Journal d’Anne Frank. Le Fonds s’est aussi prévalu de la protection attachée aux œuvres posthumes.


Indépendamment de l’atteinte à l’image et à la réputation de l’auteur que peuvent susciter ces revendications tardives de paternité, il n’est pas certain que l’ayant droit, à moins d’être le coauteur, ait intérêt à partager avec un tiers l’exercice du droit moral imprescriptible ainsi que les redevances d’auteur, sauf à découvrir le coauteur juste avant la fin du monopole, ce qui susciterait autant de suspicions que d’interrogations. Quid, dans ce cas, des droits perçus sur les exploitations passées ?

 


Poursuivre loeuvre après le décès de l’auteur et l’adapter


Plutôt qu’inventer un coauteur, l’ayant droit aurait stratégiquement plus intérêt à poursuivre l’œuvre de l’auteur après son décès, le cas échéant au travers d’un studio, ainsi qu’à la faire progressivement évoluer grâce à de nouvelles créations et adaptations originales.


En effet, indépendamment de l’œuvre adaptée, les adaptations originales constituent des œuvres protégeables bénéficiant de nouveaux délais de protection, comme toute nouvelle création.


S’agissant des personnages de bandes dessinées, ces nouvelles créations et adaptations pourraient consister, dans le respect du droit moral de l’auteur, à faire évoluer l’univers et l’apparence des personnages, à en créer des variantes (enfants/adultes etc.) ou à créer de nouveaux personnages indissociables de ceux initialement imaginés par l’auteur, afin que le public s’attache de façon telle à ces nouvelles créations et adaptations toujours protégées, que l’intérêt des tiers à exploiter librement l’œuvre première ou même à l’adapter encore, s’en trouverait considérablement réduit.


 


La protection des titres


Rappelons également qu’en application de l’article L. 122-4 du CPI, le titre original d’une œuvre bénéficie d’une protection spécifique d’une durée identique à celle de l’œuvre et qu’au-delà, l’usage d’un titre identique demeure interdit « pour individualiser une œuvre du même genre, dans des conditions susceptibles de provoquer une confusion ».


Bien entendu, la libre exploitation de l’œuvre première, sous son titre initial, demeure autorisée à l’issue du monopole, mais grâce à une interprétation extensive de cet article, la jurisprudence interdit, sans limitation de durée, sur le fondement de la concurrence déloyale, l’usage du même titre (banal ou original) pour désigner une autre œuvre du même genre (une adaptation, par exemple), si l’identité de titres génère un risque de confusion, dans l’esprit du public, entre les œuvres2.


C’est notamment sur le fondement de cet article que la société Publications Georges Ventillard, éditrice des albums créés par Louis Forton, a voulu faire sanctionner l’usage du titre La Nouvelle Bande des Pieds nickelés, pour désigner des bandes dessinées inspirées des personnages créés par Louis Forton, publiées par la société Guy Delcourt Productions à l’issue du monopole d’exploitation.


Elle fut cependant déboutée de sa demande par le tribunal de grande instance de Paris3, au principal motif qu’il n’existait aucun risque de confusion entre les albums originels et leurs adaptations.


 


L’exercice du droit moral


Finalement, l’arme la plus efficace qu’offre le droit d’auteur aux héritiers, à l’issue du monopole, demeure très certainement l’exercice du droit moral imprescriptible. Il peut être dévolu par l’auteur, par voie testamentaire, à un tiers de confiance (exécuteur testamentaire, fondation etc.) ou exercé, en leur absence, par le ministère de la Culture, le Centre national du livre, voire certaines sociétés d’auteurs, même si cette question est régulièrement discutée.


C’est le plus souvent sur le fondement du droit au respect de l’œuvre et de son intégrité qu’agissent les héritiers pour interdire les adaptations et exploitations dérivées dénaturant les œuvres tombées dans le domaine public.


Ces actions apparaissent légitimes lorsqu’elles poursuivent l’objectif de faire respecter les volontés claires de l’auteur, ce qui n’est pas toujours le cas.


Citons l’exemple d’Hergé, qui s’est publiquement opposé à la poursuite des aventures de Tintin après sa mort et dont les héritiers voudraient prolonger les droits en publiant de nouvelles aventures.


L’affaire de l’adaptation des Misérables par la suite littéraire Cosette ou le temps des illusions, révèle encore la difficulté à interpréter et rapporter la preuve des volontés de l’auteur après son décès.


Alors que la cour d’appel de Paris4 avait condamné l’exploitant au paiement d’un euro symbolique en réparation de l’atteinte au droit moral de Victor Hugo, la Cour de cassation5 a censuré l’arrêt, considérant que, sous réserve du fait que le nom de l’auteur et l’intégrité de son œuvre soient respectés, la liberté de création s’opposait à ce que l’auteur lui-même ou ses héritiers en interdisent toute suite à l’expiration du monopole d’exploitation dont ils ont bénéficié.


Pour renforcer la défense de son droit moral, il ne saurait être trop conseillé à l’auteur de préciser et de justifier, idéalement par voie testamentaire, ses volontés au sujet de son œuvre, sa conception personnelle de son intégrité et les exploitations auxquelles il entendrait s’opposer sur le fondement de son droit moral. À n’en pas douter, ces précautions inciteraient les tribunaux à accueillir plus aisément les actions fondées sur le respect de son droit moral après son décès.


NOTES :

1) En France, les œuvres posthumes divulguées après l’expiration du monopole bénéficient d’une protection complémentaire de 25 ans à l’issue de leur publication (article L. 123-4 du CPI).

2) Cass. 1re civ., 14 mai 1991, Bull. civ. 1991, I, n° 156 ; Cass. 1re civ., 6 décembre 2017, 16-24.378.

3) TGI Paris, 3e ch., 2e sect., 1ssssssssssser juillet 2011, Publications Georges Ventillard c/ Guy Delcourt Productions et Syndicat national de l’édition (SNE) Revue Lamy Droit de l’Immatériel, Nº 75, 1er octobre 2011.

4) CA Paris, 4e ch, sect. A, 31 mars 2004, n° 2003/06582 : JurisData n° 2004-237441.

5) Cass. 1re civ., 30 janv. 2007, n° 04-15.543, Victor Hugo :  JurisData n° 2007-037150.


 


Diane Loyseau de Grandmaison,

Avocate,

Membre de l’Institut Art & Droit


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