Les
oppositions les plus véhémentes aux projets d’énergies renouvelables se sont
souvent cristallisées autour de la protection du paysage, que des éoliennes ou
des champs de panneaux solaires viendraient altérer.
À
l’heure actuelle, il semble toutefois de plus en plus rare que le seul argument
du paysage permette de mettre fin à un projet, à moins d’un caractère
exceptionnel – l’exemple récent d’un projet de parc éolien annulé en raison de
son emplacement dans un paysage cité abondamment dans l’œuvre de Marcel Proust
en est une illustration singulière (1).
Il
est néanmoins un autre intérêt majeur avec lequel doit impérativement composer
tout projet de production d’énergies renouvelables : la protection de la
biodiversité. C’est ainsi que le risque avicole et chiroptère est l’un des
premiers étudiés lors de l’implantation d’un projet d’éoliennes, par exemple.
Les
enjeux naturalistes conduisent alors souvent les porteurs de projet à devoir
demander une dérogation à l’interdiction stricte de destruction et de perturbation
des espèces protégées, prévue par l’article L. 411-2 du Code de
l’environnement.
Cette
dérogation peut être obtenue lorsque trois conditions sont réunies :
premièrement, une raison impérative d’intérêt public majeur justifie le projet,
deuxièmement, aucune alternative satisfaisante au projet n’existe, et
troisièmement, l’espèce protégée est maintenue dans un état de conservation
favorable.
Il
peut être délicat de réunir ces trois conditions, que le juge s’est appliqué à
interpréter à de nombreuses reprises, conduisant parfois à l’annulation de
certains projets d’énergies renouvelables.
Cependant,
il faut aller toujours plus vite pour rattraper le retard colossal pris dans le
développement de la filière. C’est sans doute ce qui a conduit le gouvernement
à déposer un projet de loi qui permet de créer une sorte de régime d’exception
pour les projets d’énergies renouvelables en matière de dérogation « espèces
protégées » et d’utilité publique.
L’appréciation
actuelle du juge sur la compatibilité entre projets EnR et espèces protégées
À défaut de précisions réglementaires, le juge
administratif s’est attaché à dessiner les contours des trois conditions pour
obtenir une dérogation à l’interdiction de détruire ou perturber des espèces
protégées. Si aucun critère n’apparaît à l’heure actuelle comme étant
déterminant, l’analyse de la jurisprudence concernant les projets d’énergies
renouvelables permet de dégager certaines lignes directrices, en particulier à
propos de l’existence d’une raison impérative d’intérêt public majeur
justifiant le projet.
Ainsi, l’on observera que le juge porte une attention
particulière à la participation du projet aux objectifs français et européens
d’augmentation de la part des énergies renouvelables dans la consommation
d’énergie finale. Il semble que plus le projet est générateur d’une quantité
importante d’énergie renouvelable, et contribue donc de manière déterminante à
la réalisation de ces objectifs, plus le juge sera enclin à estimer que le
projet revêt un caractère d’intérêt public majeur. À cet égard, le contexte
local d’approvisionnement en énergie constitue un des éléments d’appréciation
du caractère impératif du projet.
À titre d’exemples, ont été considérés comme revêtus
d’un tel caractère et justifiant donc la délivrance d’une dérogation « espèces
protégées » : un parc éolien en mer qui permet de couvrir environ 8 % de la
consommation de la région Normandie et 4 % de la région des Hauts-de-France (2)
; un parc éolien en mer participant à la réalisation du programme Vendée
Energie mis en place en 2012 qui a pour objectif de doubler la production
d’électricité de ce département à l’horizon 2020 et permettant de couvrir 8 %
de la consommation régionale (3) ; ou encore un parc éolien composé de 16 ou
17 éoliennes d’une puissance totale de plus de 51 mégawatts permettant
l’approvisionnement en électricité de plus de 50 000 personnes, dans une région
(la Bretagne) qui connaît une situation fragile en matière d’approvisionnement
électrique, sa faible production en électricité locale ne couvrant que 8 % de
ses besoins alors que ceux-ci connaissent une nette augmentation en raison
d’une forte croissance démographique (4).
Le couperet est en revanche tombé pour une centrale
hydroélectrique dont la production annuelle projetée était évaluée à
12 millions de kilowattheures, soit la consommation électrique d’environ 5
000 habitants, qui n’était pas de nature à modifier sensiblement en faveur des
énergies renouvelables l’équilibre entre les différentes sources d’énergie pour
la région Occitanie et pour le territoire national, et ne pouvait être regardée
comme contribuant à la réalisation des engagements de l’État dans le
développement des énergies renouvelables (5).
Ou encore, plus récemment, un parc éolien dont la
contribution aux objectifs d’augmentation de la part d’énergies renouvelables
était modeste, celui-ci ne participant qu’à hauteur de 1,5 % à la réalisation
des objectifs régionaux en cette matière, dans un contexte où le département de
l’Hérault et le département proche de l’Aude comptent déjà de nombreux parcs
éoliens répartis dans les zones les plus favorables au développement de cette
forme d’énergie, et alors qu’il n’est pas soutenu que ces départements seraient
confrontés en matière de diversification des sources de production d’énergie à
des déséquilibres particuliers (6).
Parmi les éléments pris en compte par le juge, figure
également la réduction du coût de la subvention publique et du montant du tarif
d’achat de l’électricité à laquelle a permis d’aboutir la renégociation des
appels d’offres (7). À l’inverse, la création d’emplois n’apparaît pas être un
argument suffisant (8). Notons également que la reconnaissance du caractère
d’utilité publique d’un projet n’emporte pas automatiquement le caractère
d’intérêt public majeur (9).
Dans l’ensemble, il faut bien reconnaître que le juge
administratif procède à une analyse très fine et équilibrée de chaque projet,
estimant au cas par cas si la dérogation « espèces protégées » devait être
délivrée. Sans critères balisés, d’aucuns pourraient considérer que cela crée
une insécurité juridique pour chaque projet, et que les projets de petite taille,
de contribution modeste aux objectifs nationaux, seraient défavorisés dans le
cadre de cette appréciation. À l’inverse, ce garde-fou permet peut-être aussi
d’écarter les projets motivés davantage par des considérations économiques que
par des besoins locaux réels, dont l’impact sur la biodiversité apparaîtrait
alors difficilement justifiable.
À l’évidence, le gouvernement penche plutôt pour la
première option. Il est ainsi prévu d’assouplir le régime, en faveur des
projets d’énergies renouvelables, dans le projet de loi ayant vocation à être
déposé prochainement à l’Assemblée nationale.
Le
basculement vers un régime favorisant les projets EnR
Le
projet de loi relatif à l’accélération des énergies renouvelables contient
diverses mesures destinées à développer massivement la filière, dont le retard
est désormais constaté – et regretté – par la majorité d’entre nous.
Parmi
elles se trouve un article 6 qui ajoute un article au sein du Code de
l’environnement permettant de reconnaître de façon automatique le caractère de
raison impérative d’intérêt public majeur pour les « projets d’installations de
production d’électricité et de gaz à partir des sources renouvelables
mentionnées à l’article L. 211-2 du Code de l’énergie, ainsi que leurs ouvrages
de raccordement aux réseaux d’énergie ». Pour ce faire, les projets EnR devront
répondre à des critères techniques fixés par décret en Conseil d’État.
En
cas de contentieux, le juge n’aura donc plus que les deux autres conditions de
la dérogation « espèces protégées » à apprécier, la raison impérative d’intérêt
public majeur ne faisant pas l’objet d’un débat.
Cette
exception – à ce qui est déjà une exception (la règle demeurant théoriquement
l’interdiction de porter atteinte à une espèce protégée) – a pour dessein, aux
termes de l’étude d’impact du projet, la « sécurisation juridique des projets
d’énergie renouvelable » par voie, donc, de limitation du contrôle du juge.
Mais
l’incise la plus lourde de conséquences se trouve peut-être encore ailleurs. En
effet, le projet de loi propose dans ce même article 6 un mécanisme nouveau :
la possibilité pour la déclaration d’utilité publique de reconnaître, dans le
même temps, le caractère de raison impérative d’intérêt public majeur d’un
projet. La nature des projets concernés n’est pas précisée et ne se limite a
priori donc pas aux installations de production d’énergies renouvelables.
Aux
termes de ce nouvel article proposé, si le caractère d’intérêt public majeur du
projet était contesté, il ne pourrait l’être que dans un recours contre la
déclaration d’utilité publique et non contre la future dérogation « espèces
protégées » délivrée, même par voie d’exception d’illégalité. Là encore,
l’objectif est clair : limiter au maximum le contentieux.
Les
associations de protection de la biodiversité se sont élevées contre ces
dispositions qu’elles considèrent comme une régression environnementale.
Interrogé, le Conseil National de la Transition Écologique s’est lui-même
déclaré partagé sur ce point (10).
Il ne
fait aucun doute que le développement des énergies renouvelables est un enjeu
crucial pour la Nation, qui justifie un régime d’exception. Toutefois, la
préservation de la biodiversité l’est tout autant (si ce n’est plus, car à quoi
bon produire de l’électricité dans un monde vidé du vivant ?). Il apparaît
alors risqué de considérer le régime de protection des espèces protégées comme
un simple « aléa juridique » à supprimer, d’autant qu’il nous semble que
celui-ci est loin d’être le seul frein à ce développement.
Espérons
que les discussions autour de ce projet à l’Assemblée apporteront les garanties
nécessaires d’un juste équilibre entre ces deux intérêts qui concourent à un
objectif commun : nous assurer à tous un avenir habitable.
1) CAA Versailles, 11 avril 2022,
n° 20VE03265, Société Combray Energie.
2) CAA Nantes, 6 oct. 2020, n°
19NT01714, 19NT02501 et 19NT02520, Assoc. Sans offshore à l’horizon et a.
3) CAA Nantes, 3 juill. 2020, n°
19NT01583, Assoc. des commerçants de Noirmoutier.
4) CE, 15 avril 2021, n° 430500,
Société pour la protection des paysages et de l’esthétique de la France.
5) CE, 15 avril 2021, n° 432158, FNE
Midi-Pyrénées.
6) CE, 10 mars 2022, n° 439784, Société
parc éolien des Avant-Monts. Notons que le projet allait conduire à la
destruction de de 875 spécimens d’oiseaux et 719 spécimens de chiroptères.
7) CAA Nantes, 6 oct. 2020, préc.
8) CE, 10 mars 2022, n° 439784, Société
parc éolien des Avant-Monts.
9) CAA Bordeaux, 5e chambre,
10 décembre 2019, Département de la Dordogne et autres n° 19BX02327, 19BX02367,
19BX02369, 19BX02378, 19BX02421, 19BX02422, 19BX02423, 19BX02424.
Arielle
Guillaumot,
Avocate,
Cabinet
Huglo Lepage Avocats