56 000 agricultrices et agriculteurs ont disparu durant
ces 10 dernières années soit, 10 % d’entre eux. Sur les plus de 200 000 qui
vont partir à la retraite d’ici 2026, les 2/3 pensent ne pas pouvoir
transmettre leurs fermes. Actuellement, on évalue à 20 000 le nombre annuel de
cessations d’activité contre environ 14 000 installations seulement.
À ce rythme et compte tenu de la pyramide des âges,
c’est un quart des exploitations qui risquent de disparaître dans les cinq
années à venir ! Or, comme notre société l’a redécouvert avec la crise de la
Covid, l’agriculture est un secteur essentiel puisqu’il nous nourrit !
Cette crise a également fait prendre conscience de
l’importance majeure d’enjeux économiques, sociaux et environnementaux, comme
la nécessité de mieux rémunérer des métiers peu visibles mais essentiels, le
besoin de main-d’œuvre saisonnière, la nécessité de veiller au dynamisme des
territoires ruraux, le rôle de la biodiversité pour réduire les risques
d’épidémies ou encore notre dépendance énergétique. Quant aux enjeux liés au
réchauffement climatique, ils restent plus que jamais d’actualité.
L’agriculture est au cœur de ces défis, mais elle ne
pourra les relever que par la présence de nombreux paysans et paysannes dans
les territoires. Il est urgent d’arrêter l’hémorragie, il est urgent
d’installer de nouveaux paysans. C’est à ce défi que tente de répondre l’avis
du CESE : entre transmettre et s’installer, l’avenir de l’agriculture. […]
Le contexte agricole
La petite ferme familiale pratiquant la
polyculture/élevage, qui a pendant très longtemps constitué le modèle quasi
unique, tend à disparaître au profit d’exploitations toujours plus grandes qui
se spécialisent dans un nombre réduit de productions, le plus souvent des
grandes cultures végétales. Elles représentent aujourd’hui près de la moitié
des fermes.
À la fin des années 1950, il y avait 2,5 millions de
fermes en France ; il n’en restait qu’un peu plus de 430 000 en 2016.
Parallèlement, leur surface moyenne a doublé durant les 30 dernières années
pour dépasser 60 hectares aujourd’hui, avec de fortes disparités selon les
types de productions et les régions. On note cependant un nouvel essor
relativement récent de très petites exploitations.
Globalement, en France, l’emploi agricole représente un
peu moins d’un million d’équivalents temps plein avec une certaine stabilité de
l’emploi salarié, permanent ou saisonnier.
Les fermes plus grandes et plus capitalisées du fait des
bâtiments et des matériels nécessaires à l’exploitation sont nécessairement
chères et donc difficiles à reprendre, parfois même au sein du cadre familial.
Il convient aussi de souligner que le prix du foncier agricole a doublé en 20
ans, et que les terres fertiles disponibles sont rares ; ce sont d’ailleurs
souvent les premières à être artificialisées. C’est pourquoi, aujourd’hui,
quand un agriculteur cesse son activité, si ses terres sont fertiles, elles
sont trop souvent reprises par des fermes existantes.
Les fermes évoluent et l’organisation du travail change
elle-aussi. Le modèle familial sous statut personnel laisse la place à des
formes sociétaires qui reposent sur des organisations plus collectives comme
les EARL et les GAEC. Cela permet de regrouper les moyens, de répartir le temps
de travail, et surtout de mutualiser les risques notamment financiers.
Dans certains cas encore marginaux mais qui se
développent dans notre pays, cela peut se traduire par une déconnection entre
le capital et l’exercice du métier, ce que le sociologue François Purseigle,
auditionné pour ce rapport, qualifie d’agriculture de firme.
Il faut aussi garder à l’esprit que l’agriculture est un
secteur économique qui fait l’objet de nombreuses politiques publiques
nationales et européennes qui l’encadrent et l’orientent. Notons cependant que
les mécanismes de régulation des prix et des volumes de production, via des
quotas, ont progressivement été remplacés par des aides directes, notamment
calculées sur la base des surfaces, ce qui incite logiquement les agriculteurs
à chercher à s’agrandir.
Un autre élément à prendre en compte est la faiblesse
des retraites agricoles. La perspective d’une retraite de 700 euros en moyenne
peut conduire certains à poursuivre leur activité le plus longtemps possible,
quitte à la sous-traiter, pour continuer à bénéficier des aides de la PAC. Elle
incite aussi à essayer de vendre la ferme au meilleur prix, le cas échéant, en
attendant que certaines parcelles deviennent constructibles, pour réaliser
ainsi une importante plus-value.
Concernant l’installation elle-même
La prise de conscience de la nécessité d’accompagner et
de soutenir celles et ceux qui souhaitent devenir agriculteurs n’est pas récente.
Le secteur agricole a depuis longtemps mis en place différents outils dans cet
objectif. Outil central, la dotation jeunes agriculteurs, DJA, a été créée en
1973. Initialement réservée aux zones de montagne, elle a été étendue à
l’ensemble du territoire métropolitain dès 1976. Elle est financée par des
fonds européens et nationaux.
Sous réserve de remplir certaines conditions, notamment
avoir moins de 40 ans, disposer d’un niveau minimal de formation et avoir suivi
un parcours très encadré, elle permet de bénéficier d’aides financières,
d’avantages fiscaux et d’un accès facilité aux prêts bancaires.
L’objectif de toutes les conditions à remplir, qui sont
souvent jugées très contraignantes, est de s’assurer de la viabilité économique
des projets et de l’autonomie de décision des nouveaux installés. La gestion de
ce dispositif est confiée conjointement aux chambres d’agriculture et au
syndicat Jeunes-Agriculteurs, par le ministère de l’Agriculture. Le montant de
la DJA a été revalorisé en 2017 et varie au total entre 8 000 et 36 000 euros
sur cinq ans, selon les zones et la nature du projet. La plupart des régions
ainsi que certaines collectivités locales apportent des financements
complémentaires. La DJA ne bénéficie actuellement qu’à environ 40 % des nouveaux
installés. C’est un point important.
Malgré ces soutiens, le financement constitue une
question cruciale pour l’installation, particulièrement pour ceux qui ne
reprennent pas la ferme familiale. Bâtir un projet à partir de zéro signifie
l’achat de l’exploitation et d’un lieu d’habitation, mais aussi du matériel, un
troupeau parfois ou des coûts de rénovation des bâtiments pour leur mise aux
normes. Cela implique de demander un prêt bancaire éventuellement colossal. Une
discrimination est alors faite envers les projets innovants qui, en ne
s’inscrivant pas dans la continuité du modèle établi sur l’exploitation,
effrayent plus facilement les financeurs. Les femmes sont également moins
souvent soutenues.
D’autres problématiques se surajoutent à la question du
financement, en particulier celle de trouver des terres, une ferme. Il existe
pourtant des instruments publics qui doivent contribuer à favoriser les
installations. C’est le cas du contrôle des structures, qui vise à limiter la
taille des exploitations, et donc à lutter contre les agrandissements
excessifs. Il rend obligatoire l’obtention d’une autorisation pour exploiter
des terres, en respectant les orientations du Schéma Directeur Régional des
Exploitations Agricoles. Dans le même esprit, les SAFER, Sociétés d’Aménagement
Foncier et d’Établissement Rural, doivent faciliter l’accès à la terre des
nouveaux installés. Pour cela, elles peuvent exercer leur droit de préemption
lors de la vente de terre.
Même si ces outils permettent une régulation, force est
de constater qu’ils ne parviennent pas à atteindre le nombre nécessaire
d’installations. Cela est notamment dû au développement des formes sociétaires
qui permettent d’éviter certains contrôles publics ou l’intervention des SAFER.
Dans d’autres cas, cela résulte du fait que l’installation n’est pas, dans les
textes, leur première mission.
À côté de ces dispositifs et acteurs institutionnels,
d’autres structures, le plus souvent associatives, ont été créées, parfois dans
la mouvance d’organisations syndicales, pour accompagner, voire former, ceux
qui se destinent au métier d’agricultrice et d’agriculteur. Nous pouvons ainsi
citer, en étant loin d’être exhaustif :
• Terre de Liens, mouvement qui achètent des terres pour
les louer à de nouveaux installés ;
• les coopératives agricoles : un nombre de plus en plus
important d’entre elles proposent des actions spécifiques destinées à leurs
nouveaux adhérents ;
• les ADEAR et acteurs du réseau INPACT, qui
interviennent très en amont de l’installation et suivent les nouveaux paysans
dans la durée ;
• le réseau Reneta, qui fédère l’ensemble des
espaces-tests qui permettent, comme leur nom l’indique, de tester son projet en
conditions réelles mais dans un cadre sécurisé.
À cela s’ajoutent de nouveaux acteurs venus de la
création d’activité plus classique, qui investissent le champ de l’agriculture,
mais aussi les collectivités locales (notamment de nombreux Parcs Naturels
Régionaux), de plus en plus proactives, en intégrant parfois ces actions en
faveur de l’installation dans un Projet Alimentaire de Territoire.
Cette grande diversité d’intervenants et de types de
soutiens, tantôt complémentaires, tantôt concurrents, s’avère très complexe à
connaître et à comprendre pour les porteurs de projet, surtout ceux qui ne sont
pas issus du milieu agricole.
Profils actuels des candidats à l’installation
[…]
Les profils changent. Auparavant, la grande majorité des
nouveaux agriculteurs, généralement des garçons, issus du milieu agricole,
s’installaient jeunes, après des études agricoles, en reprenant la ferme
familiale. Si ce profil existe toujours, beaucoup d’autres apparaissent comme
en atteste la diversité des porteurs de projet qui se présentent aux Points
Info Installation, point d’entrée existant dans chaque département. Ainsi, les
personnes non-issues du milieu agricole représentent près des deux tiers des
personnes, et plus d’un tiers d’entre elles sont des femmes. Toutefois ces
nouveaux profils dont l’agriculture a besoin s’intègrent moins bien dans les
dispositifs et se trouvent davantage en difficulté face aux institutions.
Seulement, un tiers des DJA est attribué à des personnes non-issues du milieu
agricole, et un cinquième à des femmes.
L’éventail des projets qu’ils souhaitent mettre en œuvre
s’élargit lui aussi. Nombreux sont également ceux qui envisagent ainsi de créer
des activités de transformation, de vente directe ou d’agrotourisme. Nombreux
sont ceux qui font le choix du bio et de l’agroécologie, ce qui participe à
faire progresser ces productions. Ces projets et leurs porteurs ont besoin,
pour certains, d’être confrontés au réel, afin d’en vérifier la faisabilité et
la viabilité. C’est l’enjeu des formations et des outils de test ou de
parrainage. C’est également, plus en amont, l’intérêt de l’accompagnement à l’émergence
et la définition de projet. Ils permettent de sécuriser les installations et de
favoriser leur intégration dans l’environnement local.
Les attentes évoluent elles aussi, les futurs paysans
souhaitent, comme l’ensemble des Français, mieux concilier vie professionnelle
et personnelle, même si cela ne se fait pas toujours simplement […]. Cela
signifie qu’ils ont plus d’exigence que les générations précédentes en termes
de durée du travail, de logement, d’accès aux services publics, à la santé, aux
établissements scolaires pour leurs enfants ou à la culture. Ce qui pose la
question du dynamisme des territoires ruraux.
Nombreux sont enfin ceux qui envisagent de s’intégrer ou
de construire des projets collectifs en partageant physiquement une ferme indépendamment
du statut juridique de leur installation.
Cette diversité croissante des projets et des profils
est source de problématiques nouvelles, matérielles ou culturelles, mais en
premier lieu, elle oblige plus qu’avant à penser la transmission.
Sans transmission pas d’installation
Cet enjeu essentiel, partagé par tous, reste sous-estimé
et trop peu pris en compte par les politiques publiques. Transmettre est
pourtant un projet en lui-même qu’il est nécessaire d’anticiper, d’accompagner,
de soutenir ! […] Les enjeux sont multiples.
Ils sont économiques, car le niveau des retraites oblige
à attendre un profit conséquent de la vente. Or, il est aujourd’hui souvent
moins avantageux de transmettre que de céder ses terres pour l’agrandissement
d’une ferme existante.
Mais également au niveau psychosocial, transmettre c’est
accepter de prendre sa retraite, de voir une personne nouvelle s’emparer et
transformer un outil que l’on a souvent mis toute sa vie à construire. La
question du logement est elle aussi centrale lorsque l’exploitation et le lieu
d’habitation sont confondus. C’est aussi vendre ce dont on a souvent hérité et
donc devoir accepter psychologiquement d’être le dernier maillon d’une chaine
générationnelle qui prend fin comme l’a expliqué Dominique Jacques-Jouvenot,
sociologue, lors de son audition.
L’anticipation et l’accompagnement sont essentiels pour
faire de la transmission une source de fierté […]. Toutefois, cela repose trop
aujourd’hui sur la volonté individuelle, d’où l’importance de renforcer la
panoplie d’outils.
Présentation des principales préconisations de l’avis
Elles s’articulent autour de quatre axes :
• mobiliser l’ensemble des acteurs (1),
• encourager et accompagner les transmissions (2),
• accueillir et soutenir les porteurs de projet,
particulièrement ceux non-issus du milieu agricole (3),
• et enfin, faciliter l’accès à la terre (4).
(1) La mobilisation de l’ensemble des acteurs passe
notamment par les collectivités locales. Leur action, que ce soit dans le
repérage des terres disponibles et le soutien aux structures qui œuvrent pour
favoriser la transmission et l’installation, est souvent très efficace. Mais
l’ensemble des acteurs et dispositifs doivent être plus articulés et lisibles
pour les porteurs de projet, c’est la condition de leur efficience. Pour cela,
le CESE appelle à la création de déclinaison départementale des comités
régionaux installation/transmission, les CRIT, avec un large tour de table
d’acteurs agricoles ou non pour assurer la mise en œuvre d’une politique
ambitieuse.
Cette préconisation a fait l’objet d’un dissensus de la
part du Groupe Environnement Nature et de plusieurs membres de la section qui
considèrent que les chambres d’agricultures et le syndicat JA n’intègrent pas
suffisamment les autres organismes et associations qui interviennent sur le
thème de l’installation.
(2) Par ailleurs, mieux accompagner les cédants dans le
processus de transmission est un enjeu central, trop peu pris en compte. Pour
cela, le CESE préconise d’accompagner davantage les futurs cédants en
organisant systématiquement une rencontre cinq ans avant le départ prévu en
retraite. Parallèlement, de nouveaux outils doivent être développés pour la
transmission : il faut l’inciter financièrement. Il est donc urgent de
revaloriser les retraites à hauteur au minimum de 85 % du SMIC. L’incitation
financière passe également par l’instauration d’une indemnité viagère de
transmission et la remise à plat des avantages fiscaux liés à la transmission.
Il faut aussi supprimer les aides de la PAC après 70 ans ou dès que les
conditions pour une retraite complète sont réunies.
Au-delà des aspects financiers, il faut mieux prendre en
compte les freins psychosociaux. Céder sa ferme, c’est aussi souvent devoir
trouver un logement, cela peut être soutenu par des prêts à taux zéro, des
aides au logement ou encore l’accès facilité aux logements communaux dans les
zones en tension immobilière.
Et puis, il n’est pas toujours simple de trouver un
repreneur. Le répertoire Départ Installation est un bon outil, mais son
utilisation est encore trop restreinte. Il faut donc systématiser l’inscription
des cédants et des porteurs de projets sur ce répertoire pour faciliter leur
mise en relation.
(3) Les candidats à l’installation ont des profils très
variés et sont de moins en moins issus du milieu agricole. Il faut faciliter le
fait de s’y retrouver dans la multitude d’acteurs et de dispositifs existants.
La préconisation n° 7 demande la mise en place de réunions collectives
multipartenaires régulières de premier accueil.
La formation est cruciale, il est important de continuer
d’adapter les outils de formation en particulier le Brevet Professionnel de
Responsable d’Entreprise Agricole pour qu’elle réponde aux besoins de tous les
porteurs de projet.
Au-delà de la formation, il faut permettre au futur
installé de s’essayer dans un cadre sécurisé, c’est l’ambition d’un maillage
complet du territoire en espaces tests, mais également la généralisation
d’outils tel que le parrainage, le GAEC à l’essai ou encore l’implication des
coopératives agricoles.
Concernant la DJA, destinée à réduire les risques
d’échec, elle doit évoluer pour devenir une Dotation Nouvel Installé accessible
jusqu’à 50 ans et dont le Projet d’entreprise qui l’accompagne serait plus
pédagogique et moins coercitif tout en étant enrichi d’un volet « transition
agroécologique ».
Cette préconisation fait l’objet d’un dissensus de la
part du groupe de l’Agriculture qui estime que la limite d’âge doit être
maintenue à 40 ans, car les jeunes doivent bénéficier d’un soutien prioritaire
et que c’est cette priorité qui a permis de faire financer la DJA au niveau
européen. Pour ce groupe, assouplir cette condition risquerait de remettre en
cause ce financement et diluerait l’enveloppe.
Enfin, concernant la question financière, la PAC doit
être davantage mobilisée pour l’installation par le doublement de 2 à 4 % du
volet « nouvel installé » du 1er pilier. De plus, cette aide devrait être
attribuée de manière forfaitaire pour chaque nouvel installé et non en fonction
de la surface de sa ferme.
L’installation étant un outil efficace au service des
transitions, l’avis préconise également la prise en charge sur les cinq
premières années des coûts de certification en agriculture biologique.
(4) Il est peut-être le plus structurant car il n’est
pas normal que l’accès à la terre constitue une difficulté essentielle de
l’installation. Des mesures énergiques s’imposent donc de façon urgente.
L’adoption d’une loi foncière d’ampleur est
indispensable pour endiguer l’artificialisation des sols, mais aussi leur
changement de destination. Comme cela a été demandé par un large spectre
d’organisations en novembre dernier, il faut « partager et protéger la terre ».
La protéger, c’est mieux définir l’usage des terres et
supprimer la possibilité de contourner les outils de régulation, en posant le
principe de zéro artificialisation net. Protéger la terre agricole, c’est
également taxer plus fortement les plus-values réalisées lors des changements
de destination pour être dissuasif.
Enfin, partager, c’est faire de l’installation
l’objectif prioritaire des outils de régulation.
C’est sur cet enjeu essentiel que se termine cet avis.
Il est urgent que le gouvernement, les parlementaires, notamment européens,
s’emparent de ce sujet. Ce doit être également un outil pour faciliter
localement le fait que les acteurs se mettent autour de la table pour agir.
Cet avis ne doit pas être un avis de plus sur
l’installation, il est temps de penser à l’avenir !
Bertrand Coly,
Rapporteur de
l’avis