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COVID-19 : faut-il craindre le risque de pénurie ? Entretien avec Emmanuel Monleau et Jérôme Dumas, formateurs & consultants en supply chain pour la société FCA

COVID-19 : faut-il craindre le risque de pénurie ? Entretien avec Emmanuel Monleau et Jérôme Dumas, formateurs & consultants en supply chain pour la société FCA
Publié le 05/04/2020 à 09:30


La crise sanitaire sans précédent qui traverse le monde en ce début d’année met de nombreux secteurs à l’arrêt et fait redouter aux experts et aux entreprises une pénurie des stocks de marchandises en France. Pourquoi ? Réponses avec Emmanuel Monleau et Jérôme Dumas, formateurs & consultants en supply chain pour la société FCA, un cabinet de conseil et organisme de formation spécialisé sur les achats et la supply chain qui partagent en ligne leurs connaissances en supply chain sur le site http://formation-achats.fr/ .


 


En premier lieu, le risque de pénurie d’approvisionnement des marchandises européennes vient du ralentissement de nombreuses usines en Chine. Pouvez-vous nous expliquer cela ?


La France comme de nombreux pays est dépendante de la Chine sur certaines catégories de produits : l’électronique, le mobilier, la santé (80 % des matières premières pour les composants actifs d’un médicament viennent de Chine ou d’Asie). Dans ce contexte, si la Chine s’arrête de produire pendant six semaines, certaines entreprises européennes ne reçoivent plus leur matière et se retrouvent en rupture de stock.


Nous avons aussi, en France, de nombreuses relations économiques avec l’Italie. Beaucoup d’entreprises françaises vont donc s’approvisionner en Italie (par exemple pour les produits électriques ou mécaniques). Or avec les mesures de confinement en Italie, de nombreuses entreprises italiennes ont fermé, ne pouvant plus honorer leurs commandes auprès de leurs clients français.


Il en va de même avec l’Inde, gros fournisseur de médicaments et dont la récente mise sous bulle aura probablement des effets sur la disponibilité de certains médicaments et molécules.


 




« La question que tous les professionnels se posent c’est : comment va se passer le redémarrage
de la chaine d’approvisionnement post-confinement ? ».







Faut-il s’attendre à une rupture des stocks ?


C’est possible, mais à trois conditions : des produits venant de Chine (à long délai d’approvisionnement), sur lequel il y a peu de stock intermédiaire et pour lequel on constate une forte augmentation de la demande.


En effet plusieurs éléments entrent en jeu :


• Les délais d’approvisionnement : chaque année la Chine s’arrête pendant 3 à 4 semaines à cause du Nouvel An chinois. La plupart des importateurs ont donc anticipé cet événement et fait expédier des containers pendant le mois de janvier (avant cette fermeture annuelle). Les containers partis par bateau fin janvier mettent six semaines à arriver en Europe, soit les dernières livraisons arrivées mi-mars.


Cependant, le coronavirus ayant frappé pendant cette période, les usines ont eu du mal à redémarrer fin février (soit parce qu’elles étaient dans une zone géographique où il y avait un confinement, soit parce que leurs employés n’ont pas pu venir travailler). Le risque porte donc sur les produits qui auraient dû partir de chine début mars.


Cela a trois conséquences. Tout d’abord, si rupture de stock il devait y avoir, on la verrait plutôt sur le mois d’avril (et par voie de conséquence elle toucherait d’abord des produits venus de Chine). Deuxièmement, les usines qui ont redémarré en Chine mi-mars sont à nouveau en mesure d’expédier de la marchandise, mais les délais d’acheminement par bateau ne permettront de recevoir les biens qu’en mai. La dernière conséquence sera certainement, pour contrer ce délai, qu’une partie significative des approvisionnements sera faite en avion, ce qui aura un impact sur les coûts.


Le stock : autre composante du risque de rupture de stock, c’est le stock intermédiaire. Il faut comprendre que la chaine globale d’approvisionnement est composée de plusieurs maillons (toutes les entreprises qui rentrent dans la composition du produit). Par exemple, pour fabriquer une roue de voiture, une entreprise a un fournisseur de pneu, un autre pour les jantes, etc. mais le fournisseur de pneus a lui-même un ou plusieurs fournisseurs de caoutchouc, un autre pour les produits chimiques.


Bref, chaque maillon de cette chaine dispose d’un petit stock de produits finis et d’un petit stock de matière première. Donc même en cas de rupture totale de matière première, ces entreprises peuvent continuer à fonctionner quelques jours, en consommant leurs stocks et en livrant leurs clients. La taille de ce stock permet donc de retarder la rupture, en espérant être livré entre temps.


Les risques de rupture concerneront donc principalement des produits qui sont fabriqués en Chine (ou fabriqués à partir de composants faits en Chine), mais où les niveaux de stock intermédiaires sont faibles.


La demande : enfin, dernière composante du risque de rupture de stock : la demande. Les entreprises en général stockent des produits en fonction des volumes moyens consommés par leurs clients. La rupture se crée lorsque la demande augmente fortement.


Exemple 1 : les rayons pâtes de certains supermarchés vides sont le résultat d’une augmentation de la demande (+50 % par rapport aux moyennes habituelles) et du délai de réapprovisionnement (il faut quelques jours pour que ces magasins soient réapprovisionnés par leur centrale qui, elle, dispose d’un stock intermédiaire plus important).


Exemple 2 : les imprimantes. C’est un produit principalement fabriqué en Asie, notamment en Chine. Avec les écoles fermées et la classe faite à domicile, de nombreux foyers ont décidé de s’équiper d’une imprimante. À la suite de l’augmentation forte de la demande, les stocks intermédiaires ont rapidement été épuisés et les longs délais d’approvisionnement de Chine peuvent entrainer une situation de rupture. Heureusement il ne s’agit pas d’une rupture généralisée, car il existe une grande variété d’imprimantes et d’autres entreprises disposent elles aussi de stocks, mais il devient plus compliqué de trouver des imprimantes bon marché, la conséquence, c’est donc une augmentation du prix.


À l’inverse, la Chine, qui semble redémarrer, pourrait faire face à une crise de la demande venant de l’étranger, car de nombreux pays sous confinement ont des économies à l’arrêt ou presque. Dans ce contexte, il n’y aura pas de débouché pour l’industrie chinoise vers les pays occidentaux pendant de nombreuses semaines.


 


Les mesures de confinement auxquelles est confrontée la population française auront-elles un impact, positif ou négatif, sur cette crise ?


Les mesures de confinement auront un impact, sur l’économie notamment.
En revanche, la fermeture de nombreuses entreprises et commerces a eu un effet sur la demande. S’il y a moins de demande, même si les entreprises ne sont plus réapprovisionnées, le stock intermédiaire dure plus longtemps, donc le risque de rupture diminue. Ou plutôt, il se décale. La question que tous les professionnels se posent c’est : comment va se passer le redémarrage de la chaine d’approvisionnement post-confinement ? En effet, lorsque les usines vont rouvrir et recommencer à produire, elles auront besoin de produits. Mais leurs fournisseurs disposeront-ils des stocks suffisants pour satisfaire la demande ?


Nous devons donc nous attendre à un redémarrage chaotique et progressif, les acteurs économiques ne pouvant pas redémarrer tous à 100 % ; il faut reconstituer les flux d’approvisionnement.


De plus il faudra savoir quoi produire et en quelle quantité afin de ne pas ajouter de la désorganisation à la désorganisation. Une forte collaboration entre les acteurs de la supply chain sera nécessaire (sinon c’est le fameux bullwhip effect ou « effet coup de fouet », résultat de l'amplification d'un petit mouvement a` l'un des bouts de la chai^ne qui se transforme en une grosse variation a` l’autre bout). C'est exactement ce qui se passe en ce moment avec la multiplication des « achats de panique ». Cependant, je le rappelle, le risque de rupture de stock en France sur les pâtes, les légumes, la farine, etc. est extrêmement faible. Cela n’arrivera que si le confinement dure des mois. Il n’y a donc pas de problème de ce côté-là.


 


Comment peut-on l’éviter ?


L’état, les organisations professionnelles, etc. sont très vigilants concernant ce risque de rupture. Les enseignes de grande distribution alimentaire par exemple, sont très régulièrement reçues au ministère de l’Économie pour faire le point sur ces stocks. Et si sur certains produits les stocks ne sont pas suffisants, l’État n’hésite pas à rationner ! C’est ce qui s’est passé pour le paracétamol :


• les composants qui le constituent viennent en grande partie de Chine ;


• les stocks intermédiaires (dans les laboratoires pharmaceutiques et en pharmacie) sont suffisants pour une consommation habituelle, mais si tout le monde se rue en pharmacie pour acheter cinq boites de paracétamol « au cas où » on crée une rupture de stock ;


• le gouvernement a donc décidé de limiter à une boite par personne ne présentant pas de symptôme.


Si on limite la demande, on limite, ou on décale, le risque de rupture.


 


Propos recueillis par Béatrice Lechevalier


 


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