La crise sanitaire sans précédent
qui traverse le monde en ce début d’année met de nombreux secteurs à l’arrêt et
fait redouter aux experts et aux entreprises une pénurie des stocks de
marchandises en France. Pourquoi ?
Réponses avec Emmanuel Monleau et Jérôme
Dumas, formateurs & consultants en supply chain pour la société FCA, un
cabinet de conseil et organisme de formation spécialisé sur les achats et la supply
chain qui partagent en ligne leurs connaissances en supply chain sur le site http://formation-achats.fr/ .
En premier lieu, le risque de pénurie d’approvisionnement des
marchandises européennes vient du ralentissement de nombreuses usines en Chine.
Pouvez-vous nous expliquer cela ?
La France
comme de nombreux pays est dépendante de la Chine sur certaines catégories de
produits : l’électronique, le mobilier, la santé (80 % des matières
premières pour les composants actifs d’un médicament viennent de Chine ou
d’Asie). Dans ce contexte, si la Chine s’arrête de produire pendant
six semaines, certaines entreprises européennes ne reçoivent plus leur
matière et se retrouvent en rupture de stock.
Nous avons
aussi, en France, de nombreuses relations économiques avec l’Italie. Beaucoup
d’entreprises françaises vont donc s’approvisionner en Italie (par exemple pour
les produits électriques ou mécaniques). Or avec les mesures de confinement en
Italie, de nombreuses entreprises italiennes ont fermé, ne pouvant plus honorer
leurs commandes auprès de leurs clients français.
Il en va de
même avec l’Inde, gros fournisseur de médicaments et dont la récente mise sous
bulle aura probablement des effets sur la disponibilité de certains médicaments
et molécules.
« La question
que tous les professionnels se posent c’est : comment va se passer le
redémarrage
de la chaine d’approvisionnement post-confinement ? ».
Faut-il s’attendre à une rupture des stocks ?
C’est
possible, mais à trois conditions : des produits venant de Chine (à long
délai d’approvisionnement), sur lequel il y a peu de stock intermédiaire et
pour lequel on constate une forte augmentation de la demande.
En effet
plusieurs éléments entrent en jeu :
• Les délais
d’approvisionnement : chaque année la Chine s’arrête pendant 3 à
4 semaines à cause du Nouvel An chinois. La plupart des importateurs ont
donc anticipé cet événement et fait expédier des containers pendant le mois de
janvier (avant cette fermeture annuelle). Les containers partis par bateau fin
janvier mettent six semaines à arriver en Europe, soit les dernières
livraisons arrivées mi-mars.
Cependant,
le coronavirus ayant frappé pendant cette période, les usines ont eu du mal à
redémarrer fin février (soit parce qu’elles étaient dans une zone géographique
où il y avait un confinement, soit parce que leurs employés n’ont pas pu venir
travailler). Le risque porte donc sur les produits qui auraient dû partir de
chine début mars.
Cela a trois
conséquences. Tout d’abord, si rupture de stock il devait y avoir, on la
verrait plutôt sur le mois d’avril (et par voie de conséquence elle toucherait
d’abord des produits venus de Chine). Deuxièmement, les usines qui ont
redémarré en Chine mi-mars sont à nouveau en mesure d’expédier de la
marchandise, mais les délais d’acheminement par bateau ne permettront de
recevoir les biens qu’en mai. La dernière conséquence sera certainement, pour
contrer ce délai, qu’une partie significative des approvisionnements sera faite
en avion, ce qui aura un impact sur les coûts.
• Le stock : autre composante du
risque de rupture de stock, c’est le stock intermédiaire. Il faut comprendre
que la chaine globale d’approvisionnement est composée de plusieurs maillons
(toutes les entreprises qui rentrent dans la composition du produit). Par
exemple, pour fabriquer une roue de voiture, une entreprise a un fournisseur de
pneu, un autre pour les jantes, etc. mais le fournisseur de pneus a lui-même un
ou plusieurs fournisseurs de caoutchouc, un autre pour les produits chimiques.
Bref, chaque
maillon de cette chaine dispose d’un petit stock de produits finis et d’un
petit stock de matière première. Donc même en cas de rupture totale de matière
première, ces entreprises peuvent continuer à fonctionner quelques jours, en
consommant leurs stocks et en livrant leurs clients. La taille de ce stock
permet donc de retarder la rupture, en espérant être livré entre temps.
Les risques
de rupture concerneront donc principalement des produits qui sont fabriqués en
Chine (ou fabriqués à partir de composants faits en Chine), mais où les niveaux
de stock intermédiaires sont faibles.
• La demande : enfin,
dernière composante du risque de rupture de stock : la demande. Les
entreprises en général stockent des produits en fonction des volumes moyens
consommés par leurs clients. La rupture se crée lorsque la demande augmente
fortement.
Exemple 1 : les rayons pâtes de certains
supermarchés vides sont le résultat d’une augmentation de la demande
(+50 % par rapport aux moyennes habituelles) et du délai de
réapprovisionnement (il faut quelques jours pour que ces magasins soient
réapprovisionnés par leur centrale qui, elle, dispose d’un stock intermédiaire
plus important).
Exemple 2 : les imprimantes. C’est un produit principalement fabriqué en
Asie, notamment en Chine. Avec les écoles fermées et la classe faite à
domicile, de nombreux foyers ont décidé de s’équiper d’une imprimante. À la
suite de l’augmentation forte de la demande, les stocks intermédiaires ont
rapidement été épuisés et les longs délais d’approvisionnement de Chine peuvent
entrainer une situation de rupture. Heureusement il ne s’agit pas d’une rupture
généralisée, car il existe une grande variété d’imprimantes et d’autres
entreprises disposent elles aussi de stocks, mais il devient plus compliqué de
trouver des imprimantes bon marché, la conséquence, c’est donc une augmentation
du prix.
À l’inverse, la Chine, qui semble redémarrer,
pourrait faire face à une crise de la demande venant de l’étranger, car de
nombreux pays sous confinement ont des économies à l’arrêt ou presque. Dans ce
contexte, il n’y aura pas de débouché pour l’industrie chinoise vers les pays
occidentaux pendant de nombreuses semaines.
Les mesures de
confinement auxquelles est confrontée la population française auront-elles un
impact, positif ou négatif, sur cette crise ?
Les mesures de confinement auront un impact, sur
l’économie notamment.
En revanche, la fermeture de nombreuses entreprises et commerces a eu un effet
sur la demande. S’il y a moins de demande, même si les entreprises ne sont plus
réapprovisionnées, le stock intermédiaire dure plus longtemps, donc le risque
de rupture diminue. Ou plutôt, il se décale. La question que tous les
professionnels se posent c’est : comment va se passer le redémarrage de la
chaine d’approvisionnement post-confinement ? En effet, lorsque les usines
vont rouvrir et recommencer à produire, elles auront besoin de produits. Mais
leurs fournisseurs disposeront-ils des stocks suffisants pour satisfaire la
demande ?
Nous devons donc nous attendre à un redémarrage
chaotique et progressif, les acteurs économiques ne pouvant pas redémarrer tous
à 100 % ; il faut reconstituer les flux d’approvisionnement.
De plus il faudra savoir quoi produire et en quelle
quantité afin de ne pas ajouter de la désorganisation à la désorganisation. Une
forte collaboration entre les acteurs de la supply chain sera nécessaire
(sinon c’est le fameux bullwhip effect ou « effet coup de
fouet », résultat de l'amplification d'un petit mouvement a` l'un des
bouts de la chai^ne
qui se transforme en une grosse variation a` l’autre bout). C'est exactement ce
qui se passe en ce moment avec la multiplication des « achats de
panique ». Cependant, je le rappelle, le risque de rupture de stock en
France sur les pâtes, les légumes, la farine, etc. est extrêmement faible. Cela
n’arrivera que si le confinement dure des mois. Il n’y a donc pas de problème
de ce côté-là.
Comment peut-on
l’éviter ?
L’état,
les organisations professionnelles, etc. sont très vigilants concernant ce
risque de rupture. Les enseignes de grande distribution alimentaire par
exemple, sont très régulièrement reçues au ministère de l’Économie pour faire
le point sur ces stocks. Et si sur certains produits les stocks ne sont pas
suffisants, l’État n’hésite pas à rationner ! C’est ce qui s’est passé
pour le paracétamol :
• les composants qui le constituent viennent en
grande partie de Chine ;
• les stocks intermédiaires (dans les laboratoires
pharmaceutiques et en pharmacie) sont suffisants pour une consommation
habituelle, mais si tout le monde se rue en pharmacie pour acheter cinq boites
de paracétamol « au cas où » on crée une rupture de stock ;
• le
gouvernement a donc décidé de limiter à une boite par personne ne présentant
pas de symptôme.
Si on limite
la demande, on limite, ou on décale, le risque de rupture.
Propos recueillis par Béatrice
Lechevalier