En
mars dernier, le Club de l’Audace de Thomas Legrain était réuni autour de
Carine Kraus. La directrice générale Veolia Energie France voit, dans la
transition écologique, le « driver
de la transformation des entreprises ». Le groupe s’est lui-même doté récemment
d’une raison d’être et fait bouger les lignes de la gouvernance.
Après le choc
pétrolier dans les années 70 et
Internet dans les années 2000, la transition écologique est le nouveau moteur
de transformation des entreprises, Carine Kraus en est convaincue. L'Énarque en
fait son cheval de bataille. Figurant parmi les très (trop) rares femmes à
occuper un poste de direction dans le secteur de l’énergie – 1 %, comme le
souligne Forbes –, la DG de Veolia Energie France depuis trois ans,
entrée dans le groupe en 2012 après
quelques années au ministère de l’Industrie et de l’énergie, affirme, devant le Club de l’Audace de Thomas
Legrain, que l’évolution vers un nouveau modèle économique et social pour
répondre aux défis environnementaux devrait ainsi « révolutionner la
manière dont les entreprises travaillent et fonctionnent ».
Et
heureusement, car il y a péril en la demeure. Carine Kraus rappelle qu’il fera
bientôt 50 degrés l’été
à Paris et que les catastrophes naturelles dans le monde iront croissant. « Tous
les indicateurs montrent que le sujet ne peut plus être laissé de côté »,
estime la directrice générale de Veolia Energie France.
Flexibilité, captage de CO2,
réutilisation des eaux usées… Panorama des outils
Comment la
transition écologique peut-elle donc devenir clef pour les
entreprises ?
Sur le fond,
en matière de produits et services, Carine Kraus recense plusieurs axes de
développement : le sujet « classique » des énergies
renouvelables, tout d’abord, avec, notamment, le recours à la géothermie et à
la biomasse. Veolia s’est ainsi associée à Renault pour ouvrir, à Tanger
(Maroc), la première usine zéro carbone de fabrication d'automobiles, avec une
chaufferie biomasse alimentée par des grignons d’olive.
Autre point
phare : l’efficacité énergétique, où l’on va chercher à minimiser la
consommation d’énergie. Pour ce faire, le groupe propose des systèmes de
supervision à distance, des dispositifs intelligents afin de limiter cette
consommation, pour l’éclairage entre autres. « On s’engage sur 20 %
de réduction d’énergie », commente la DG de Veolia Energie France.
Celle-ci évoque à ce titre le concept de « ville résiliente »,
une ville « capable d’anticiper les chocs et d’y répondre »,
notamment grâce à l’intelligence artificielle, indique-t-elle.
Outre l’efficacité énergétique, la flexibilité énergétique est
également un des grands défis contemporains. Elle consiste à « ajuster
l’offre et la demande », précise Carine Kraus, en faisant coïncider
une production fluctuante, à la suite de l’essor des énergies renouvelables, et
une consommation de plus en plus importante et variable elle aussi.
Autre
technologie d’avenir : le captage de CO2, évoque-t-elle. Pour faire
simple, l’usine capte le dioxyde de carbone qu’elle produit.
Sur tous ces
sujets, « On voit qu’il y a une vraie demande des consommateurs,
privés, industriels, tertiaires », note Carine Kraus.
La
directrice générale de Veolia Energie France pointe que les villes vont être
confrontées de plus en plus à des risques, principalement en lien avec la
qualité de l’air. Aujourd’hui, 6?millions de personnes meurent de façon prématurée en raison de la
pollution. Et si l’air intérieur peut faire l’objet de filtrations, l’air
extérieur est extrêmement difficile à manipuler. C’est pourquoi réduire les émissions
doit rester le « premier vecteur de développement des entreprises ».
Parmi les
autres thèmes contemporains, l’économie circulaire est elle aussi au cœur des
préoccupations, « avec l’idée que du berceau à la tombe, on recycle le
produit », explicite Carine Kraus. Le plastique fait donc l’objet
d’une attention particulière. « Certains pays sont en avance sur ce
sujet, comme l’Allemagne : le pays recycle 30 % du plastique et
espère passer à 60 % ». L’Allemagne qui, toutefois, est le
troisième producteur européen d’emballages plastiques (ndlr).
Créée au début des années 1900, la matière a connu un pourcentage de
croissance supérieur à celui de l’acier. « Nous avons été élevés dans
une culture du plastique », souligne Carine Kraus. Les chiffres sont édifiants :
en 2017, l’humanité avait déjà produit 9 milliards de
tonnes de plastiques non biodégradables, dont 150 millions tapissant le fond des océans. D’ici 2050, il pourrait ainsi y
avoir plus de plastique que de poissons dans l’eau. « On travaille beaucoup,
chez Veolia, sur la protection des océans », assure la DG Energie
France. Le groupe soutient notamment Plastic Odyssey, pour transformer la
pollution plastique des océans en énergie.
L’économie circulaire, outre le recyclage du plastique, c’est aussi la
réutilisation des eaux usées, notamment pour faire de l’énergie, ajoute-t-elle.
À Marseille, Veolia chauffe les bassins du Cercle des Nageurs grâce à une
solution qui permet de récupérer la chaleur issue des eaux usées, en détournant
une partie de celles-ci vers un échangeur thermique.
L’eau peut donc être réutilisée, mais aussi dessalée. En Arabie
saoudite, où les ressources en eau sont rares, les usines de dessalement
permettent d’approvisionner les habitants en eau douce. Néanmoins, l’essor de
cette technologie n’est pas sans impact sur l’environnement, puisque de grandes
quantités de saumure, produit chimique utilisé dans le traitement de l’eau,
sont rejetées dans l’environnement, alertaient Les Echos dans un article de janvier 2019 (ndlr).
Carine Kraus n’oublie pas non plus de mentionner l’agriculture
durable ; une nécessité, au vu de l’explosion démographique. En 1820, la
Terre comptait 1 milliard d’individus. Or, « Nous serons 9 milliards en 2050, et la demande agricole sera de
50 % supérieure, sachant que l’agriculture est le premier consommateur
d’eau (60 %) et d’énergie (30 %) au monde. Il faut donc être capable
de faire manger sans piller notre planète ».
à côté de l’agriculture urbaine, des
entreprises se spécialisent dans les engrais durables, ou encore dans la
production de farines produites à partir de larves d’insectes pour nourrir les
animaux. « Désormais, 50 entreprises
en France sont spécialisées sur ce sujet qui présente un fort potentiel de
développement », assure Carine Kraus.
Au cœur de la transition, la
révolution de la gouvernance
La transition écologique transforme donc le rapport des entreprises aux
consommateurs, et change les manières de faire. Cela s’observe également dans
la révolution de la gouvernance qui prend une acception plus large, constate
Carine Kraus : « Il y a une envie de plus de transparence, de
collaboration, de discussion. Les entreprises prennent davantage en compte les
parties prenantes ; elles cherchent à davantage associer leurs clients,
fournisseurs et employés à leurs décisions ». La DG Energie France
s’en réjouit : Veolia s’est montré « précurseur » en la matière,
puisque cela fait dix?ans que le PDG associe largement ses parties
prenantes.
Le groupe a aussi recours à des « critical friends »,
un concept bien à la mode chez les anglo-saxons. Il s’agit d’experts issus de
divers milieux et spécialistes des sujets sociaux et environnementaux,
extérieurs à l’entreprise, qui se rendent plusieurs fois par an sur place pour
observer ce qui s’y passe et donner un avis sur la stratégie instaurée. Une
aide que Carine Kraus juge « très utile ». D’autres
entreprises mettent en place de leur côté des shadow comex ; des
comités de direction juniors (moins de 35 ans), pour
conseiller les dirigeants parfois en décalage avec la révolution numérique.
« Nous sommes beaucoup à nous dire qu’il faut aujourd’hui trancher de
manière intelligente – même si, à la fin, il n’y a bien sûr qu’un seul
décisionnaire ».
Dans la même lignée, les entreprises commencent à se doter d’une raison
d’être.
à l’instar de Veolia, qui s’est
donné pour mission, en 2019, de « Ressourcer le monde »,
ouvrant (avec d’autres) la voie.
Le groupe a également inscrit, dans son plan stratégique 2019-2023, des
indicateurs de performance à l’égard de ses parties prenantes et de la
société : diminution des émissions de CO2, chiffre d’affaires dans le
recyclage du plastique, taux de satisfaction des clients… Et les bonus des 500 premiers cadres dépendent désormais de ces indicateurs. « C’est
une révolution dans les équipes, cela ne signifie plus être focalisé sur des
résultats mais sur des objectifs. C’est un moyen de faire avancer les choses,
de vérifier que les actes sont raccord avec les engagements », met en
exergue Carine Kraus.
Une manière donc de ne pas tomber, estime-t-elle, dans le greenwashing :
« Cela peut être facile de s’acheter une conscience écologique à bas
prix, mais il faut être capable de tracer des engagements de valeur ».
Le greenwashing, c’est justement ce dont a plusieurs fois été
accusé BlackRock, plus grand gestionnaire d’actifs dans le monde. La
multinationale, qui s’est prononcée parmi les premières dans ce domaine en
faveur des critères ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance), a pris
position, en février dernier, contre la politique anti-climatique de Siemens,
dont elle est actionnaire, en critiquant son bilan environnemental et son
implication dans une mine de charbon en Australie. Simplement des mots en l’air ?
Carine Kraus estime de son côté que BlackRock est bien déterminé à rendre
« ses investissements plus durables ». Dans sa lettre annuelle
à ses clients et aux chefs d’entreprise, son PDG, Larry Fink, a en tout cas
indiqué qu’il allait dès cette année offrir des versions durables de ses
portefeuilles et de ses fonds d'allocation d'actifs (ndlr).
Bonne nouvelle donc que cette mobilisation du monde de la finance, selon
Carine Kraus, qui juge qu’« il est primordial que les actionnaires
soient eux aussi concernés par un sujet d’une telle importance ».
De façon générale, les entreprises sont de plus en plus nombreuses à
être persuadées qu’elles ne peuvent pas prospérer si elles ne sont pas utiles,
« si personne ne pense que l’entreprise apporte du positif au territoire »,
considère-t-elle. Selon elle, cette responsabilité sociale doit absolument
s’appuyer sur les taux d’intérêt historiquement bas actuellement pour que les
sociétés effectuent leur transition. « Le futur et le présent ont la
même valeur », a-t-elle estimé. « On entend beaucoup dire que
le monde court à sa perte, que c’était mieux avant… Certes, la situation est
compliquée, mais il y a des prises de conscience, il existe des solutions. On a
des moyens de transformer notre business model tout en étant rentables ».
Bérengère Margaritelli