Le président d’honneur du Cercle Turgot,
Jean-Louis Chambon a ouvert le débat avant de céder la parole à Gérard Longuet,
sénateur de la Meuse et président de l’office parlementaire d’évaluation des
choix scientifiques et technologiques. Le ministre a abordé le thème des géants
du numérique et des attitudes face à eux.
L'univers numérique dans lequel nous vivons est omniprésent et immédiat. Les États
s’interrogent légitimement sur la souveraineté numérique sous deux angles. Le
premier considère que cet espace détache totalement le citoyen du territoire,
des frontières et de la réglementation. Tout s’y échange librement :
informations, photos, documents, data industrielles ou financières, etc.
Deuxièmement les cryptomonnaies sont déjà connues, mais l’annonce spectaculaire
par le fondateur de Facebook Mark Zuckerberg de lancer et de contrôler la
sienne, le Libra revient sur un privilège de gouvernement, celui de battre la
monnaie. Manifestement, le Monde digital ne s’arrête pas à ces considérations.
L’État a
déjà pu constater son impuissance face au Net constate Gérard Longuet. Ainsi,
par exemple, les sondages, interdits dans les jours qui précèdent une élection,
sont consultables à tout instant via un ordinateur. Il est délicat pour
un pays de trouver la juste réaction. Certaines sont autoritaires, d’autres
sont compromissoires mais pas toujours crédibles, appliquées, ni même
acceptées. Depuis 25 ans, la France essaie sans succès, de mettre en œuvre un
dossier médical partagé. De leur côté, les GAFA proposent des prestations
attractives qui permettent de collecter des données de masse en matière de
santé, sur la base d’un volontariat spontané du consommateur. Ce dernier
devient un exceptionnel fournisseur d’informations médicales pour les géants du
Net, du coup, bien mieux approvisionné que quelque système public que ce soit.
Pour la recherche, largement étayée par des statistiques de masse, les atouts
ne sont plus entre les mains des nations. Le constat est clair, une partie des
connaissances et du pouvoir qu’elles portent, historiquement dévolus à l’État,
ont changé de mains.
Gérard
Longuet énonce « Le tout gratuit n’existe pas, quelqu’un règle la
facture ». La force des applications tient au fait que la personne qui
en profite n’est pas forcément celle qui paie. Sans parler d’escroquerie, il y
a au moins une illusion sur les formes de rémunération. Le prestataire de
service offre des possibilités à un utilisateur dont les données génèrent un
fonds de commerce qu’accepte d’acheter un opérateur externe. Avec ce trio, s’affiche
publiquement une économie de la gratuité, mais c’est un leurre. Le système est
contrôlé par des entrepreneurs, leurs sociétés échappent aux réglementations et
aux administrations. Pour l’autorité, elles créent une richesse insaisissable,
non maîtrisée, non canalisée, non imposée.
Avec la loi
Royer de 1973, la France encadrait l’urbanisme commercial. Le texte est devenu
inopérant parce que la distribution a changé de dimension. Désormais, les
hypermarchés, un temps bourreaux des petits commerces, semblent dépassés à leur
tour, tandis que la poste jouit d’un regain d’activité pour livrer « les
derniers kilomètres ».
Si on prend
le cas d’Amazon, les investissements et les pertes ont duré longtemps avant que
la plateforme ne devienne ultra dominante. Ce point, la taille des acteurs qui
« à la fin emportent tout », inquiète les gouvernements. Un état a-t-il toujours vocation à
réglementer les marchés et à favoriser la concurrence en cassant les monopoles
? L’Histoire montre que d’autres occurrences sont advenues auparavant et que
les États-Unis les ont démantelées. Qu’en sera-t-il cette fois-ci ?
La France,
ses centres de recherche, ses pôles scientifiques n’ont aucun complexe à avoir
quant à leur niveau. Certains domaines, défense, énergie, télécommunications,
ingénierie informatique tiennent leur rang, quelquefois avec un soutien public
net. Cependant, concernant le digital, nous n’avons pas d’acteur de dimension
planétaire et les jeunes pousses sont souvent phagocytées. Car parmi les
méthodes agressives des monopoles, l’achat systématique, grâce à leur budget
hors normes, des technologies prometteuses, est courant, parfois pour les
étouffer. Tout inventeur a besoin de dégager des capitaux. Le créateur
d’entreprise, comme l’artiste, se développe là où se trouve l’argent. Empêché
en France de vendre sa société, entravé par la réglementation ou par
l’administration, il choisira de la faire en Angleterre ou au Luxembourg.
Rappelons un détail : le territoire n’a pas de sens dans le monde virtuel.
L’Europe n’a pas établi de stratégie mondiale particulière concernant
les géants du Net. La Chine est un client important. Une partie des membres de
l’Union européenne ont une balance commerciale positive dans leurs échanges
avec la République populaire et s’opposent aux conflits avec elle.
De son côté, la Chine affiche sans détour sa volonté de puissance et
d’indépendance. Sa centralisation et son contrôle national lui donnent de la
force. Une grande entreprise chinoise comme Huawei participera bon gré mal gré
à la politique du pays. Notre sécurité nous conduit donc à rester vigilants.
L’intérêt de l’Europe réside dans le multilatéralisme, refusé par Donald Trump,
qui devrait mener à l’encadrement, voire au démantèlement des mégastructures du
numérique. Il nous revient de devenir moins opportunistes vis-à-vis de la Chine
et moins dépendants des États-Unis. Par ailleurs, le RGPD représente une
victoire pour le citoyen, mais n’aidera pas l’émergence de champions du web sur
notre continent. Par contre, il impose un fonctionnement voulu, respectueux des
citoyens.
L’empire du
numérique favorise une société de l’émotion et de la rapidité apparente (mais
où tout est enregistré et rien n’est prescrit). La violence d’une information,
vraie ou fausse, délicate à légiférer, peut être telle qu’elle joue un rôle
politique intense lié aux réactions qu’elle provoque. La société française et
européenne doit être responsable. Aujourd’hui, elle est suiviste et consent des
efforts d’aménagement importants. Ceux-ci mériteraient l’accompagnement d’une
réflexion publique de nature à équilibrer les relations du pouvoir avec le
monde numérique afin de protéger ses utilisateurs.
C2M