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Cession d’usufruit viager faite à une société : prudence conseillée - tribunal administratif de Nice, 30 décembre 2020, n°1803411

Cession d’usufruit viager faite à une société : prudence conseillée - tribunal administratif de Nice, 30 décembre 2020, n°1803411
Publié le 19/08/2021 à 11:18

La cession d’usufruit viager faite à une société relève du régime fiscal des plus-values. Attention toutefois au formalisme : la moindre mention d’un quelconque délai entraînera la requalification en cession temporaire, soumise au régime beaucoup moins avantageux des revenus. La requalification sera systématique, même si ce délai est d’origine légale.

 


Partenariat entre l’université de Franche-Comté et le Journal Spécial des Sociétés

L’université de Franche-Comté et le Journal Spécial des Sociétés ont mis en place un partenariat concernant la rédaction régulière de commentaires d’arrêts ou de décisions de jurisprudence par les étudiants du master Droit de l’Entreprise. Ces commentaires sont rédigés par les étudiants, sous le contrôle et la supervision du professeur Jean-Pierre Legros, directeur du master Droit de l’entreprise. 

Note par Thibault Heitz, Étudiant de M2 Droit de l’Entreprise – Besançon.

 


Autrefois, la cession temporaire d’usufruit était un mécanisme apprécié pour son régime fiscal avantageux. Cependant, en 2012, les textes évoluent et viennent ôter tout intérêt fiscal à l’opération. Certains tenteront de contourner ce régime avec des manœuvres plus ou moins ingénieuses mais rien n’y fera : le législateur et la jurisprudence sont bien déterminés à ce que la cession temporaire d’usufruit cesse de servir les stratégies d’optimisation fiscale. Reste que la cession d’usufruit viager échappait à cette nouvelle réglementation. Toutefois, le Tribunal administratif de Nice, dans sa décision du 30 décembre 2020, va se montrer d’une extrême fermeté avec une cession d’usufruit viager faite à une société. Les faits sont les suivants : après avoir reçu par donation-partage, l’usufruit viager de parts sociales, Madame D. va en céder l’usufruit à titre d’apport à une SAS. L’acte de constitution de cette société prévoit qu’un tel apport ne peut être effectué que pour une durée de 30 ans. L’administration fiscale en déduira alors un caractère temporaire à l’usufruit cédé, et assujettira la cession au régime des BIC plutôt qu’à celui des plus-values. Mme D. va présenter une réclamation à l’administration fiscale, qui sera rejetée le 25 juin 2018. Elle saisit alors le tribunal administratif de Nice et demande la décharge des cotisations supplémentaires d’impôt qu’elle s’est vu imposer en avançant que les dispositions de l’article 13-5, 1° du Code général des impôts ne sont pas applicables à l’apport d’un usufruit viager. La question qui se pose ici est de savoir si le rappel d’un délai légal dans la cession d’un usufruit viager à une société permet de la requalifier en cession temporaire. Le tribunal va répondre par l’affirmative : il rejette la requête de Madame D. aux motifs que l’indication d’un délai de 30 ans dans l’acte de constitution de la société emportait nécessairement un caractère temporaire pour l’usufruit, et qu’à ce titre, c’est à bon droit que l’administration fiscale a appliqué le texte mis en cause. Cette analyse s’inscrit dans une logique de lutte contre l’optimisation fiscale en la matière depuis 2012 (I). Les juges vont se montrer d’une sévérité extrême et même excessive dans leur raisonnement (II).

 


Une halte retentissante à l'optimisation fiscale 

 La cession d’usufruit temporaire, jusqu’en 2012, offrait un régime fiscal particulièrement généreux (A). En 2012, l’addition d’un 5 à l’article 13 du CGI a largement changé la donne, n’épargnant pratiquement que la cession d’usufruit viager (B).

 


Un mécanisme jadis prisé 

 Antérieurement à 2012, le régime fiscal de la cession d’usufruit temporaire était le suivant : le prix de cession était imposé en tant que plus-value, avec un taux de 12.8 % en matière mobilière (le plus souvent des parts sociales) ou de 19 % en matière immobilière. D’un point de vue patrimonial, un propriétaire, qui risquait de voir les fruits de son immeuble être imposés à l’impôt sur le revenu (avec des taux allant jusqu’à 45 %), avait tout intérêt à céder l’usufruit de son immeuble pour une durée déterminée : il récupère la valeur des fruits pour cette durée via le prix de cession qui lui n’est imposé qu’à 19 %. Ce mécanisme était un véritable pain béni pour qui voulait optimiser sa fiscalité ; le législateur va s’en rendre compte, et y mettra un terme en 2012.

 


Un coup d'arrêt terrible épargnant toutefois les cessions viagères 

 Conscients de ces montages, le législateur intervient fin 2012, avec la création du 5e paragraphe de l’article 13 du Code général des impôts. Le nouvel article 13-5 vient classer le prix des cessions dans la catégorie des revenus, et non plus en tant que plus-values. Sont concernées les premières cessions effectuées à compter du 14 novembre 2012. Plus précisément, il s’agit des cessions, échanges et apports d’usufruits (les donations étant exclues) conclus pour une durée déterminée. La notion de première cession appelle une précision car elle est trompeuse : à l’issue d’une première cession, si le propriétaire cède à nouveau son droit d’usufruit, l’administration considérera qu’il s’agit d’un nouvel usufruit, et donc d’une nouvelle « première » cession. Pour qu’il y ait deuxième cession, elle doit intervenir au cours de la durée de la première. Ce qu’il faut surtout retenir, c’est que le nouveau texte ne porte que sur des cessions conclues pour une durée déterminée : les cessions viagères d’usufruit restent imposées au régime des plus-values. C’est effectivement la dernière forme de cession d’usufruit qui présente encore un intérêt au niveau fiscal, mis à part les deuxièmes cessions. S’agissant de Madame D., c’est bien d’un usufruit viager dont elle a fait l’apport. En toute logique, comme elle le soutient, cet apport aurait dû relever du régime des plus-values. Le tribunal ne sera pas de cet avis : les juges vont estimer que cette nature viagère est bien remise en cause par la mention d’un délai dans l’acte de constitution de la société à laquelle est fait l’apport. Les juges font donc une application particulièrement stricte et littérale de l’article 13-5 du CGI.

 




Une application littérale et distordue des textes 

 

Le tribunal niçois se montre particulièrement dur dans son raisonnement avec une application littérale de l’article 13-5 du CGI, au détriment du Code civil (A). Finalement, le jugement se contente de sanctionner le contribuable pour avoir simplement rappelé un délai pourtant légal (B).

 

Un raisonnement littéral partisan 

Pour les juges, la mention d’un délai dans l’acte de constitution de la société pour laquelle l’apport est réalisé est suffisante à caractériser la dimension temporaire de l’usufruit. Deux analyses s’opposent ici : l’analyse purement fiscale des juges et l’analyse civile de la cession viagère. L’article 619 du Code civil prévoit qu’en matière de sociétés, l’usufruit ne dure que 30 ans. C’est un délai légal qu’ici les fondateurs de la société ont rappelé dans leur acte de constitution. Un usufruit viager qui serait accordé à une société ne pourrait donc durer que pour 30 ans au maximum. Il n’en demeure pas moins qu’en cas de décès du nu-propriétaire, cet usufruit cessera. Dans les faits, le caractère viager reste donc prédominant. Il ne s’agit pas de simplement céder un usufruit pour 30 ans. Il s’agit bien de le céder jusqu’au décès du nu-propriétaire et, si celui-ci ne survient pas, d’y mettre fin à l’expiration de ce délai. Pour les juges niçois, la lecture purement fiscale va prédominer. Le fait d’avoir seulement rappelé ce délai légal revient pour eux à insérer un délai fixe et justifie l’application de l’article 13-5 du CGI. Cette position est critiquable puisque, comme dit plus haut, le caractère viager de l’usufruit va primer dans les faits. Si les juges s’inscrivent dans la continuité de la lutte initiée en 2012, ils font ici preuve d’un zèle particulier auquel il aurait pu être préféré un peu plus de pragmatisme.

 


Un raisonnement sanctionnant la bonne volonté du contribuable 

En définitive, le seul tort de la défenderesse est que la société ait rappelé ce délai légal prévu par le Code civil. La seule mention de ce dernier a suffi à provoquer la requalification de la cession. Cette sanction, particulièrement dure, ne tenait qu’à cette précision. La chose en est d’autant plus navrante que, dans un jugement de 2019 (TA Montreuil 4-12-2019 n° 1805676), les juges avaient admis la cession viagère de l’usufruit à une société. En l’espèce, aucun délai n’était mentionné dans l’acte. Pourtant, le délai de 30 ans prévu par le Code civil demeure bel et bien applicable. Le jugement du tribunal niçois paraît donc critiquable sur deux points. On peut d’une part regretter son analyse particulièrement littérale et presque dogmatique de l’article 13-5 du CGI. D’autre part, on regrettera surtout la dureté de la sanction pour ces contribuables qui, voulant bien faire, ont eu le malheur de rappeler les dispositions d’un texte, pertinent de surcroît. L’intérêt de cette décision se borne donc à rappeler aux contribuables qui souhaitent céder un usufruit viager à une personne morale de bien se garder de mentionner le moindre délai.

 

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