DROIT

Clauses contractuelles : les rouages de l'industrie musicale au prisme des jeunes talents

Clauses contractuelles : les rouages de l'industrie musicale au prisme des jeunes talents
Publié le 02/02/2025 à 11:00

SÉRIE « INDUSTRIE DE LA MUSIQUE » (4/8). Pièges juridiques, clauses cachées et pouvoir des majors : derrière l'éclat des contrats musicaux, les jeunes artistes affrontent un labyrinthe légal. Décryptage d'un enjeu crucial pour leur avenir créatif.

Cette série de huit articles dresse un panorama des pratiques actuelles des acteurs de l’industrie de la musique qui épousent les dernières technologies :

• Droits d’auteur à l’ère du streaming : quelle répartition des revenus ? ;
• L’intelligence artificielle dans la musique : quand la créativité humaine défie les machines ;
• NFT et droits musicaux : une nouvelle forme de propriété ? ;
• Clauses contractuelles : les rouages de l’industrie musicale au prisme des jeunes talents ;
• Sampling musical : créativité ou violation des droits ? ;
• Le futur des concerts dans le métavers : opportunité ou chaos juridique ? (le 16/02) ;

Dans l’industrie musicale, signer un contrat avec une maison de disques reste une étape mythifiée, souvent perçue comme la consécration d’une carrière en devenir. Mais derrière les promesses de succès et les perspectives alléchantes, se cache une réalité complexe : celle des clauses contractuelles. Ces engagements, lourds et mal maitrisés par les novices, révèlent un univers juridique où chaque mot compte, chaque omission peut coûter cher, et où les jeunes artistes, mal armés, risquent de perdre bien plus qu’ils ne gagnent.

Des contrats traditionnels toujours en place, mais en déclin

Malgré l’essor des plateformes numériques et des carrières indépendantes, les contrats d’artiste traditionnels n’ont pas totalement disparu. Ils ont, toutefois, évolué. « Ils existent toujours, même s’ils sont moins courants », explique Claire Prugnier, avocate en droit de la musique. Certains artistes privilégient ce modèle pour la sécurité qu’il procure. Il encadre les sommes dues selon le principe d’une rémunération appropriée et proportionnelle – consacré par l’ordonnance du 12 mai 2021 – et la fixation d’une rémunération minimale en cas d’exploitation en streaming depuis l’accord dit « GRM » du 12 mai 2022. « Tout le monde n’a pas envie de se lancer dans l’entrepreneuriat. »

Pourtant, cette sécurité apparente s’accompagne d’une pesanteur structurelle. Les engagements de longue durée, autrefois omniprésents, tendent à se réduire, et les majors privilégient désormais des contrats titre par titre. « Ces formules sont plus flexibles, poursuit-elle. Elles permettent aux artistes de sortir d’une logique d’enfermement liée à des options multiples sur plusieurs albums. »

Les pièges classiques : durée, exclusivité et clauses de catalogue

Si la simplification des contrats progresse, certains pièges subsistent, notamment autour de la durée.

« Les contrats ne sont pas toujours liés à une période définie, mais à la livraison d’un nombre d’albums. Cela peut rallonger considérablement l’engagement si un label estime qu’un projet n’est pas satisfaisant », détaille l’avocate. Ainsi, un contrat censé se terminer après trois albums peut s’étirer sur une décennie si des modifications ou des réenregistrements sont exigés.

Autre point litigieux : les clauses dites de « catalogue », qui empêchent les artistes de réenregistrer leurs propres titres avant une période donnée. « Ces clauses sont usuelles, et leurs durées se raccourcissent. Cependant, peu d’artistes réenregistrent leurs œuvres, car cela demande des moyens financiers conséquents », nuance-t-elle. Ces restrictions, bien que controversées, demeurent une arme des majors pour protéger leur investissement initial.

Les droits sur les enregistrements, enjeu central des négociations

Au cœur des débats récents, les droits sur les enregistrements, ou masters, sont devenus le symbole de l’autonomie artistique. « C’est le véritable nerf de la guerre, tranche Claire Prugnier. Contrôler ses masters, c’est non seulement garder la main sur l’exploitation de ses enregistrements, mais aussi avoir la possibilité de les monétiser ou de les revendre. »

Les exemples récents, de Taylor Swift à Kanye West, ont popularisé cette lutte pour la maîtrise des enregistrements. Taylor Swift a même dû réenregistrer ses anciens albums pour contourner la perte de ses masters, une démarche qui inspire de nombreux artistes, mais reste inaccessible à beaucoup. « Une piste intéressante serait d’inclure des clauses de rachat prioritaire pour l’artiste, afin d’éviter toute spéculation indésirable sur ses enregistrements. »

Les engagements promotionnels, habituellement relégués au second plan des discussions, constituent un élément crucial des contrats. « Ces clauses sont généralement très vagues et imposent à l’artiste de suivre les directives de la maison de disques sans réel encadrement », observe l’avocate. Cela peut mener à une surcharge de travail pour l’artiste. « Pour protéger les artistes, il serait judicieux d’inclure des mentions qui permettent de moduler ces engagements en fonction de leurs impératifs personnels. »

360 degrés : quand les majors étendent leur emprise

Les contrats dits « 360 degrés » illustrent bien l’évolution du modèle économique des majors, qui cherchent à capter une part des revenus issus des tournées, du merchandising, et même des droits d’image. « Ce type de contrat est séduisant pour des artistes en début de carrière, car il offre un soutien global. Mais la contrepartie est coûteuse en termes de droits cédés », avertit Claire Prugnier. En échange de cet accompagnement, l’artiste se retrouve souvent dans une situation où il abandonne une grande partie de son autonomie financière, chaque revenu parallèle étant fragmenté en faveur du label.

Ces accords, très courants en France comme ailleurs, posent question : jusqu’où une maison de disques peut-elle légitimement s’immiscer dans les autres aspects de la carrière d’un artiste ? « La clé est d’en limiter la portée géographique et temporelle. Une cession de dix ans peut suffire ; au- delà, on dépossède totalement l’artiste de ses marges de manœuvre », mentionne Pierre de Oliveira, avocat au barreau de Bordeaux. Ce point est d’autant plus important que ces contrats, souvent présentés comme un partenariat, ont une portée bien plus intrusive qu’il n’y paraît. La maison de disques peut intervenir dans des décisions stratégiques de merchandising ou même dans des collaborations artistiques, réduisant l’espace de création et d’indépendance. À une époque où les artistes développent de plus en plus leur propre marque via les réseaux sociaux, cette omniprésence des majors est perçue par beaucoup comme un frein à leur créativité et à leur image.

La méfiance face aux contrats longs et complexes

Les contrats proposés par les majors souffrent souvent d’une opacité dénoncée par les artistes. « Ces documents peuvent faire 25 pages ou plus, avec des clauses parfois inutiles ou piégeuses. Cela crée une méfiance qui éloigne les artistes des grandes structures, analyse Maître Prugnier. Une simplification et une transparence accrues permettraient de restaurer cette confiance. » Ces contrats, souvent rédigés dans un langage juridique dense et truffés de formulations ambiguës, laissent peu de place à une compréhension claire pour des artistes en général peu familiarisés avec ces aspects techniques. Cette complexité renforce l’impression que les majors cherchent à maintenir une relation de contrôle plus qu’un véritable partenariat.

Parmi les clauses les plus controversées figurent celles de « droit de préférence », qui obligent l’artiste à proposer ses futurs projets à son label actuel avant toute autre négociation. « Ces clauses, souvent dissimulées dans les dernières pages, compliquent la tâche des jeunes artistes qui ne lisent pas toujours attentivement chaque ligne de leur contrat », explique l’avocate En effet, ces clauses, bien qu’apparemment anodines, prolongent indirectement l’emprise du label sur la carrière de l’artiste, même après la fin officielle de leur collaboration. Cela peut limiter considérablement les opportunités de l’artiste de se tourner vers d’autres labels ou de gérer son avenir de manière indépendante, générant un sentiment d’étouffement qui alimente encore davantage la méfiance.

La protection offerte par le droit français

Heureusement, en France, le droit offre quelques garde-fous essentiels pour limiter les abus et rétablir un équilibre entre artistes et exploitants. Le Code de la propriété intellectuelle se distingue par la robustesse de ses protections, notamment grâce au droit moral, inaliénable et imprescriptible, qui garantit à l’artiste le respect de l’intégrité de son œuvre. Ce droit, rarement remis en cause, constitue une arme juridique précieuse pour défendre les aspects les plus fondamentaux d’une création.

La directive européenne 2019/790, transposée en droit français en 2021, a renforcé cette dynamique en introduisant des mécanismes de transparence et de justice contractuelle. Désormais, les labels et les plateformes sont tenus de fournir des comptes rendus détaillés sur l’exploitation des œuvres, incluant les revenus générés et leur répartition. Cette reddition des comptes permet aux artistes de mieux comprendre la valeur réelle de leur travail et, le cas échéant, de contester des rémunérations jugées insuffisantes. « Ces mécanismes sont essentiels pour rétablir l’équilibre entre artistes et exploitants », explique Maître Prugnier.

Ces avancées législatives incluent également la possibilité de réclamer une rémunération complémentaire lorsque les gains issus d’une œuvre dépassent largement les prévisions initiales. Ce « droit à une rémunération proportionnelle » constitue une véritable révolution pour les créateurs, mais sa mise en œuvre reste inégale selon les pays européens. Des chiffres récents montrent que, grâce à ces mesures, les droits des créateurs ont progressé de 7,6 % en moyenne dans le monde en 2023, notamment dans les secteurs du streaming et de la synchronisation publicitaire.

Cependant, la théorie juridique ne suffit pas à protéger les artistes sur le terrain. « Ils manquent souvent de ressources pour négocier efficacement ou faire valoir leurs droits », déplore l’avocate. En France, des initiatives commencent à émerger pour combler ce fossé. La SACEM, par exemple, propose des ateliers et des formations pour sensibiliser les créateurs à leurs droits. Ces sessions permettent de mieux appréhender des concepts souvent opaques, comme la cession des droits patrimoniaux ou les clauses d’exclusivité. Mais la route est encore longue.

Les majors face aux mutations de l’industrie

Pour rester pertinentes dans un univers musical transformé par les réseaux sociaux et le numérique, les majors doivent se réinventer. « Elles ont appris de leurs erreurs, notamment avec le peer-to-peer, et tentent de s’adapter. Elles font des efforts qui vont dans le bon sens, mais ils restent encore insuffisants face aux attentes des artistes », conclut Claire Prugnier.

Le conflit récent entre Universal et TikTok en est une illustration. Malgré des tensions initiales, les deux parties ont trouvé un terrain d’entente. « Cet épisode montre qu’un dialogue constructif est possible, même dans un contexte de rivalité économique. »

Un équilibre à trouver entre liberté et sécurité

Pour les jeunes talents, le défi est de trouver un équilibre entre l’autonomie artistique et la sécurité financière. Si les contrats proposés par les majors offrent des opportunités inégalées, ils nécessitent une vigilance accrue et un accompagnement solide. Dans un univers en perpétuelle mutation, où les frontières entre création et business sont plus floues que jamais, protéger les droits des artistes tout en leur offrant des perspectives reste un enjeu majeur.

Avec une meilleure compréhension des subtilités contractuelles, les jeunes artistes peuvent espérer transformer leur rêve de succès en une carrière épanouissante, sans sacrifier leur liberté ni leur intégrité.

Hugo Bouqueau

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