Amical, souriant, André-Paul Bahuon,
président de la Compagnie des conseils et experts financiers (CCEF), a
reçu les membres de la compagnie lors d’une soirée de réflexion et de détente à
bord du bateau le « Henri IV », à Paris. Pour la deuxième année
consécutive, il a invité Philippe Crevel, économiste et directeur du cercle de
l’épargne, à exposer sa perception de la société. Le conférencier a intitulé
son discours : « Mondialisation, digitalisation, protectionnisme, populisme : les
nouvelles dimensions de la planète économique ».
« Digital,
populisme ou nationalisme, depuis l’an passé les tendances se sont accentuées
» commence Philippe Crevel. Deux raffineries saoudiennes majeures viennent d’être
mises hors service, grevant le marché de 20 % de l’offre mondiale. De 57 $, le baril est monté à 69 $, soit une hausse de 13 %. Simultanément, le Brexit, les taux
d’intérêt négatifs, les menaces de récession, de protectionnisme ou touchant
les retraites constituent autant de points de discussion.
À propos de la récession, celle de 1929 nous a atteints au bout de trois ans ; celle de 1973 a mis quelques mois. En 2009, tout s’est passé en temps réel. Et
aujourd’hui, c’est pire…
le système est en avance sur le temps réel ! Il anticipe une récession depuis plus de six mois. Paradoxalement, la croissance mondiale continue (+2,9 %) ce dernier trimestre, mais l’idée de la
récession est largement diffusée. L’Europe ralentit fortement, mais les
États-Unis atteignent +2,6 % et connaissent le plein
emploi depuis plus de trois ans. La France, conforme à son potentiel économique
(vieillissement, productivité), présente une croissance de +1,2 %, loin des 3 % qui autorisent l’investissement, la
dépense sociale, voire le superflu. Chacun se lamente de se trouver sous les 3 % qui pourtant sont utopiques au regard des
prétentions environnementales.
Les facteurs conjoncturels et structurels entremêlés expliquent la
situation de notre croissance. Au 1er octobre, quel sera, pour nous, l’impact du prochain moment intense, le
Brexit, qui témoigne d’un problème de l’Europe à se gérer ? Le Royaume-Uni devait connaître l’enfer s’il quittait l’Union
européenne ; sa croissance allait disparaître et se convertir en
récession, selon les pronostiqueurs. En réalité, malgré les menaces de départ
ou d’assèchement des investissements d’entreprises variées, la croissance
anglaise est juste passée de 2,4 % à 1,6 % pendant la phase de temporisation
actuelle. Le Brexit dur aurait des conséquences au niveau des échanges :
application de droits de douane, majoration des tarifs des produits exportés au
Royaume-Uni. Pour la France, par exemple, les produits agricoles seraient
pénalisés. Les Anglais, de leur côté, vont être freinés dans leurs échanges, le
temps de se réorganiser ; le prix des produits importés va augmenter,
diminuant le pouvoir d’achat des britanniques. Cependant, le pays pense
améliorer sa compétitivité car la livre sterling va dévaluer de 20 à 30 %. Le pari est hasardeux et
demande des capacités de production suffisante pour compenser le surcoût des
importations liées à la dépréciation de la livre sterling et aux majorations de
droits de douane. Les chefs d’entreprise sont inquiets, l’Union européenne est
déstabilisée, affaiblie.
Philippe Crevel
La guerre commerciale Chine/États-Unis
Philippe Crevel rappelle que les USA constituent la première puissance
militaire ou au PIB par habitant, mais ils ont été dépassés par la Chine en
termes de PIB tout court. En parité de pouvoir d’achat du fonds monétaire
international, la première puissance économique mondiale est la Chine (avec 1,3 milliard d’habitants). Les Chinois sont également les premiers
exportateurs mondiaux, très largement devant les Allemands et les Américains.
Le budget de leur R&D s’approche peu à peu de celui des Américains et ils
sont en avance dans certaines technologies. Cette progression génère des
inquiétudes des autorités aux USA (5G). La rivalité concerne aussi les
territoires, l’armée, le commerce. Les deux Nations sont d’accord sur la
doctrine Monroe : chacun est maître chez soi, les Américains n’ont pas à
réguler le monde asiatique, et réciproquement. Taïwan représente une zone de
tension potentielle. Par ailleurs, les États-Unis accusent un déficit
commercial de plus de 300 milliards de
dollars avec la Chine. Donald Trump refuse de traiter ce différend commercial
dans le cadre de l’organisation mondiale du commerce qui prône le
multilatéralisme. Il lui préfère le bilatéralisme qui, de son point de vue,
avantage son pays. Les Américains conservent la philosophie profondément
protectionniste qui les a construits. Ils n’ont accepté le libre-échange que
lorsqu’ils ont été en position dominante, note l’économiste. La méthode est
efficace pour imposer ses règles à l’étranger en période faste. Les
Britanniques ont agi de même en leur temps, et aujourd’hui, les Chinois
aimeraient pouvoir en faire autant.
changement de cycle
Le ralentissement économique, depuis quelques
trimestres, marque un changement de cycle. Les années 90 à 2000 étaient très
industrielles (défavorable à la France, favorable à l’Allemagne), il fallait équiper les pays émergents. Cependant,
ce cycle est achevé. Les demandeurs d’alors sont maintenant soit pourvus, soit
devenus leur propre fournisseur de machine. D’autre part, la contrainte
environnementale réduit l’attrait des produits industriels aux yeux des
consommateurs. N’oublions pas non plus que la population mondiale est urbaine à
plus de 60 %
(plus de 75 %
pour l’OCDE), or le taux actuel de possession d’une voiture dans une ville
comme Paris est tombé à 40 %
(contre 60 %
en 2000). La même baisse s’observe dans toutes les grandes métropoles. Enfin,
les véhicules électriques, dont les ventes progressent profitent à des
fabricants différents.
Le changement de période se constate également dans le commerce international
qui a atteint ses limites en matière de mondialisation et qui plafonne, voire
régresse, par rapport au produit intérieur brut.
En s’enrichissant, la société échange moins de marchandises, ses consommateurs
demandant plutôt des services. De la même façon, une population mondiale
vieillissante achète plus de services que de biens industriels.
L’ère
actuelle est celle du digital, annoncée pour générer de la croissance. Travail,
vie au quotidien, tout notre environnement est touché. Le digital s’immisce
partout sauf dans les statistiques économiques. La productivité stagne.
Éventuellement, elle baisse. Le digital apparaît comme un confort, et non comme
un moteur de richesse. Google, Apple, Facebook sont-ils des générateurs de
valeur ou bien des rentiers ? En théorie, dans le libéralisme, le
bénéficiaire de profits importants, celui qui collecte trop de bénéfices ne peut
pas les utiliser à bon escient. Il nuit à l’économie par gaspillage.
La thèse de
la stagnation séculaire (Gordon, Summers, Clark) pose que les découvertes
simples sont faites. Les suivantes réclamant plus d’effort, il est normal que
la cadence du progrès s’affaisse. Selon Philippe Crevel, une autre hypothèse
imagine que nous nous trouvons encore aux balbutiements du digital, en quelque
sorte dans une phase exploratoire. Prenons exemple sur l’électricité qui a
révolutionné notre vie. Les premières observations de cette science remontent
au XVIe siècle, mais les applications concrètes datent du XIXe siècle. L’invention majeure, le
transistor, apparaît seulement en 1956. Cela représente donc 300 ans de recherche avant de tirer
le meilleur parti de phénomènes physiques connus. Le monde va certes de plus en
plus vite, mais combien de temps faudra-t-il pour voir se détacher
l’utilisation optimale du numérique ?
La digital
représente un problème parce qu’il détruit les emplois des classes moyennes,
mais ce sont ces mêmes classes moyennes qui constituaient l’essentiel de
l’économie depuis le début du XIXe siècle. Le digital crée des
emplois à haute valeur ajoutée (codeur) ou à très basse valeur ajoutée
(cariste, livreur, etc.), précaires, peu rémunérés. Entre les deux, la
robotisation se déploie et les actifs contrefaits se pressentent déjà inutiles. La
montée du nationalisme ou du populisme, l’amplitude extrême de la répartition des revenus accompagnent
le phénomène de destruction des emplois médians. Pour Thomas Piketty (« Capital
et idéologie »), la concentration des richesses n’est plus le reflet
du travail, de la productivité, du talent, du mérite. Nous sommes revenus à une
situation d’ancien régime, patrimoniale, statique.
une nasse de taux bas
Pour le conférencier, concernant les aspects monétaires et financiers,
nous pataugeons dans une nasse de taux bas. Revenir à une situation de taux
d’intérêts normaux (taux de croissance + taux d’inflation + prime de risque)
semble tout à fait illusoire. Environ 71 % du stock d’obligations en France est à
taux négatif. Notons qu’à 1, 2, ou 3 %, la solvabilité des
compagnies d’assurance et des banques serait en jeu. Le retour à un taux
positif ne peut se faire que dans la durée pour éviter tout choc systémique.
Aujourd’hui, les taux bas commandent les taux longs. Les banques centrales
optent pour des taux directeurs planchers afin de faire pression sur les taux
longs, favoriser l’investissement et donc stimuler la reprise de l’inflation.
Jusqu’à présent le schéma ne fonctionne pas, alors que la base monétaire
mondiale a plus que triplé. L’inflation planétaire ne dépasse pas 2 %, 1,2 % en France, moins de 2 % aux USA, 0 % en Allemagne.
Le pétrole pourrait faire remonter l’inflation. En 2018, le baril est
passé d’une trentaine de dollars à soixante, l’inflation a montré un soubresaut
en France à 1,8 %. La crise saoudienne
peut-elle provoquer une explosion des prix jusqu’à 120 $ le baril ? L’Organisation des pays
exportateurs de pétrole (OPEP) est moins dominante aujourd’hui qu’en 1979. Les
États-Unis sont redevenus le premier producteur mondial et sont autosuffisants.
De plus, Mexique, Brésil, Nigéria apportent désormais de la diversification.
Jusqu’à présent, la production dépassait la demande, et les pays de l’OPEP
avaient établi un accord de régulation avec la Russie pour limiter l’offre.
Suite aux sabotages en Arabie Saoudite, ses alliés vont sans doute combler le
manque. Par ailleurs, les réserves stockées représenteraient de six à neuf mois de consommation. À moyen
terme, si la progression des pays émergents continue au même rythme, la
quantité de pétrole disponible sera trop faible. À dix ou quinze ans, les prix monteront.
La guerre des changes ?
Donald Trump
considère que les Européens et les Chinois jouent à la baisse leurs monnaies
pour exporter davantage. Il annonce vouloir en faire autant. Ce contexte
rappelle 1929. Pour Philippe Crevel, les batailles monétaires sont graves,
elles accompagnent le protectionnisme dans ses formes les plus brutales. Les
USA ont manipulé leurs taux de change jusqu’aux accords du Plaza en 1985. À l’époque ultra dominants, ils pouvaient
dicter leurs exigences. Aujourd’hui, la financiarisation de l’économie est
décuplée, et les conséquences d’une telle guerre seraient pires. Embargo, contraintes
économiques, manipulations envisagées des taux de change, la confiance des
Chinois et des Européens vis-à-vis du dollar se perd. Malgré tout, la monnaie
américaine représente encore 67 % des réserves de change internationales.
Elle reste la première monnaie d’échange à 55 %. Incontournable, le dollar n’a pas de
véritable concurrent. Seules les cryptomonnaies se présentent comme des
solutions alternatives, mais les gouvernements nationaux ne comptent pas leur
abandonner leur pouvoir.
Qui est servi/desservi par la situation économique
actuelle ? Nous nous trouvons dans l’empire des endettés. Particuliers,
entreprises, états, des niveaux inconnus sont atteints, exception faite de l’Allemagne. Les médias diffusent l’idée « qu’en
s’endettant, on gagne de l’argent ». Mais
objectivement, sans création de richesse, il faudra emprunter encore pour
rembourser la dette première. L’endettement pour de la dépense de
fonctionnement (typiquement étatique) ne rapporte rien et crée une bulle de
dettes. À l’opposé, concernant les
épargnants, dans les années 80,
l’inflation flirtait avec les 14 % quand le livret A était à 8,5 %, soit
une perte de cinq points. De la même façon, le taux d’inflation dépassait celui
des obligations. Les épargnants d’aujourd’hui ne sont pas si mal lotis.
En ce
moment, les marchés boursiers sont assez hauts, proches des niveaux de 2007,
alors que les ménages n’ont pas d’action en raison de leur aversion au risque.
Le marché action européen est excessivement étroit (trois millions
d’actionnaires en France). L’immobilier affiche des valorisations élevées. Le
phénomène demeure métropolitain (Paris, Berlin, Milan) avec parfois la présence
d’investisseurs étrangers qui amplifie les augmentations. Le marché des villes
moyennes stagne, celui des villes industrielles se déprécie. Le changement
pourrait venir d’un retournement des taux ou d’une récession accompagnée d’une
baisse des revenus. Les transactions nombreuses (environ un million) affichent
des montants en baisse. Depuis trois trimestres, selon l’INSEE, les ménages
investissent moins dans l’immobilier, alors que le nombre de ventes et les prix
augmentent… incompréhensible.
Au premier G7 organisé par Valéry Giscard d’Estaing en 1975, les
participants représentaient les deux tiers du PIB mondial. Aujourd’hui, 45 %. La banque mondiale est dirigée par un
Américain, le fonds monétaire international par un Européen, de même pour
l’organisation mondiale du commerce. Les grands exclus, comme la Chine,
n’admettent pas cette organisation qui ne reflète pas la réalité des forces en
présence. La Chine a menacé les occidentaux de créer son propre Fonds monétaire
international (FMI), la banque asiatique d’investissement.
Les Européens ont été contraints de donner des droits de vote aux Chinois pour
le maintien du système, mais la gouvernance mondiale diverge sur des sujets
majeurs, notamment la préservation de l’environnement.
C2M