Justice environnementale : le défi de l’effectivité
Grand’chambre de la Cour de cassation, 5 mars 2020
Béatrice Parance, professeure à UPL,
université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, et Gilles Lhuilier, professeur à
l’ENS Rennes, responsable scientifique à la FMSH Paris, ont invité à débattre
Olivier Leurent, directeur de l’ENM, Hervé Le Treut, climatologue, membre du
GIEC, Robert Barouki, professeur de biochimie, université de Paris, et Bernard
Chevassus-au-Louis, président d’Humanité et Biodiversité. Chacun s’est exprimé
sur les changements de notre environnement et leurs connexions avec la justice.
En 1972, le Sommet de la Terre tenu à Stockholm énonçait
que l’homme a le devoir solennel de protéger et améliorer l’environnement pour
les générations présentes et futures, les ressources naturelles du globe, y
compris l’air, l’eau, la faune, la flore. En particulier, les échantillons
représentatifs d’écosystèmes naturels doivent être préservés dans l’intérêt des
générations présentes et à venir par une planification et une gestion
attentive. Qu’ont engendré Nairobi en 1982?puis
Rio en 1992, grande conférence actant le principe du développement durable,
adoptant la Convention sur la biodiversité, – la première relative au
changement climatique ? Le droit de l’environnement s’est construit peu à
peu. Il s’est érigé autour de principes structurants : prévention,
précaution, pollueur payeur, participation publique, énumère Béatrice Parance.
Pensé au niveau international lors de ces conférences, il s’est ensuite décliné
à l’échelle européenne, puis française, avec, dans un premier temps, des
régimes de police administrative spéciale. Il n’a cessé de s’étoffer, notamment
en 2005?avec l’adoption
de la Charte constitutionnelle de protection de l’environnement adossée à la
Constitution. La justice environnementale s’est d’abord construite autour de
fondements administratifs et pénaux, puis civils, et enfin constitutionnels, à
travers la fameuse question prioritaire de constitutionnalité. Le pan civil
s’est renforcé avec la loi biodiversité. En effet, à la suite de la
jurisprudence Erika, la réparation du préjudice écologique a intégré le Code
civil, pas celui de l’environnement.
Malgré tout, un constat d’inefficience s’impose, note la
professeure. D’ailleurs, le rapport rendu par la mission du Conseil général du
développement durable et l’Inspection générale de la justice en octobre 2019?acte l’inefficience de la
justice environnementale. Les cris d’alarme médiatisés rythment
l’actualité : les unes des quotidiens, les derniers rapports du groupe
d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), la tribune
portée le 20?février 2020?par mille scientifiques qui,
face à l’inaction politique, appellent la population à la désobéissance
civile...
Cependant, quelques motifs d’espoir percent. Un projet
de loi présenté le 28?janvier
2020?par le gouvernement
veut créer des juridictions spécialisées en matière environnementale et étendre
la convention judiciaire d’intérêt public aux infractions environnementales.
Simultanément, le Conseil constitutionnel a rendu une décision historique dans
laquelle il consacre pour la première fois l’objectif à valeur
constitutionnelle de protection de l’environnement. C’est un signal fort lancé
par le Conseil constitutionnel.
Intensité de la crise écologique, urgence climatique,
inefficience actuelle des réponses du système juridique, les sujets de débats
ne manquent pas. Magistrats et universitaires ont une responsabilité majeure
dans cette réflexion à mener. La discussion doit se faire avec les
scientifiques, les économistes, les financiers, les entreprises. Elle se
conçoit comme un forum d’échanges interdisciplinaires.
Pour Gilles Lhuilier, les risques grandissent. De la
banale marée noire sur les côtes bretonnes, nous sommes passés à une crise
climatique mondiale due aux gaz à effet de serre. En conséquence, la demande
sociale augmente. La mobilisation citoyenne s’amplifie. Début 2020,
l’assignation de TOTAL, par une région, une commune et des ONG, pour manquement
à l’obligation de vigilance en matière climatique est symptomatique de cette
exigence des citoyens.
La science établit des jugements de causalité :
entre une entreprise et ses émissions de gaz à effet de serre ; entre les
émissions de gaz à effet de serre et le réchauffement climatique ; entre
le réchauffement climatique et les dommages environnementaux, mais le juriste
s’appuie encore sur la preuve d’un lien de causalité. C’est pourquoi l’accueil
des concepts et des raisonnements scientifiques dans le droit contribuera à
l’élaboration de la justice environnementale.
La pollution atmosphérique
Le problème climatique a une temporalité extrêmement
particulière. Il s’est greffé tardivement à d’autres problèmes. En 1972, au
premier Sommet de la Terre à Stockholm, le changement climatique ne faisait pas
partie des préoccupations. Le souci majeur du moment tenait à l’alimentation
des pays pauvres. Le rapport « Halte à la croissance »
parrainé par le Club de Rome, demandait comment partager les ressources. Le
ressenti international n’avait rien de commun avec la perception d’un danger
imminent, rappelle Hervé le Treut.
Le risque dû au changement climatique a surgi
promptement. Il est lié aux émissions dans l’atmosphère de gaz à effet de
serre. Ces gaz, émis massivement après la Seconde Guerre mondiale, empêchent
notre planète de se refroidir. Déjà pendant le conflit de 39 – 45, quelques
alertes avaient été lancées, mais elles renvoyaient à des périodes de temps
extrêmement longues et ne commandaient pas de réaction immédiate. Concernant le
carbone, qui a joué et qui joue encore le rôle principal, ses émissions dans
l’atmosphère atteignaient un milliard de tonnes par an juste après la Seconde
Guerre mondiale. En 1992, au moment du Sommet de la Terre de Rio, l’atmosphère
recevait 5?à 6?milliards de tonnes de carbone
par an, et aujourd’hui s’y ajoutent quelque 10?milliards
de tonnes, toujours en une année. Le public imagine souvent que c’est une forme
de cumul. Pas du tout, ce sont des chiffres qui correspondent vraiment à une
année.
Le carbone reste dans l’atmosphère. Stocké là, l’homme
ne sait pas l’enlever. Il est communément admis qu’une quantité de gaz à effet
de serre émise dans l’atmosphère à un moment donné y sera toujours présente
pour moitié cent ans plus tard. Cela signifie que, pour chaque individu âgé de
moins de 100?ans, plus de
la moitié du carbone émise quotidiennement depuis le jour de sa naissance est
toujours active. Cette permanence rend le problème extrêmement complexe à
résoudre. Personne ne connaît, à l’heure actuelle, de méthode simple pour
extraire de l’atmosphère les gaz à effet de serre. L’irréversibilité du
changement climatique lui confère sa première difficulté singulière.
L’Homme crée une situation dangereuse dont il ne sait
pas exactement comment se défaire. Pour le futur, le terme
« atténuation » revient souvent. Il ne s’agit pas (utopie) d’empêcher
le réchauffement climatique, mais juste sa croissance. C’était le but de
l’Accord de Paris pendant la COP 21. Des conditions pour contraindre le
problème climatique ont alors été définies. Pour l’essentiel, elles ne sont pas
tenues.
Par ailleurs, le phénomène est source de ce que l’on
nomme souvent « l’injustice climatique ». Les gaz à effet de
serre, présents depuis longtemps, se mélangent dans l’atmosphère et agissent
partout. Ils ignorent les frontières. En conséquence, certains pays émettent
peu alors qu’ils se situent dans des zones géographiquement très exposées.
C’est le cas des régions intertropicales où se trouvent des victimes absolues
d’un fléau qu’elles n’ont pas déclenché. Nul ne maîtrise la circulation des
flux atmosphériques. Au-dessus de nos têtes, des gaz à effet de serre
proviennent indistinctement de tous les pays de la planète. Environ 1?% de l’ensemble est le
résultat de l’activité française. Une proportion élevée vient de la Chine et
des Etats-Unis, qui polluent nettement plus que notre Nation. Ce contexte pose
une question en termes de droit, à savoir : définir le responsable.
Le dernier point délicat concerne l’engagement du futur,
objectif essentiel déterminant les actions à opérer. Le climatologue souligne
que l’opinion pourrait mettre en accusation un gouvernement qui ne prend pas en
compte les prévisions dans sa gestion courante. Or, l’avenir est souvent écrit.
Même si elle n’est pas parfaitement exacte du point de vue spatio-temporel,
l’évolution, dans ses grandes lignes, paraît déterminée. Par exemple, les
projections des 20?prochaines
années semblent à peu près claires du fait des émissions de gaz à effet de
serre qui ont déjà eu lieu. La responsabilité peut donc se diviser en deux
catégories : celle des émetteurs et celle des décideurs qui feignent
d’ignorer le caractère irréversible à long terme de cette pollution. Les
niveaux de responsabilité se différencient, ils peuvent être évalués.
Nombreux sont les laboratoires qui travaillent sur le
changement climatique. Cependant, sa complexité le rend pour partie prévisible
et pour partie imprévisible. Ce chaos épistémologique ne se négocie pas et il
nous incombe de concevoir un fonctionnement du droit qui épouse cette réalité.
Risques environnementaux en lien avec la santé
Auparavant, la santé se concevait essentiellement par
l’absence de problème, résumée dans l’expression « le silence des
organes ». Ensuite, l’OMS a donné une définition où le bien-être
comptait. La santé a alors commencé à se rapprocher de l’environnement.
Aujourd’hui se multiplient les notions de santé dénommées « une santé »,
« one health », « santé planétaire », « santé
globale ». Elles intègrent l’emprise de l’environnement et son impact
probable sur nous. Elles attribuent une intrication forte entre l’environnement
et l’état de l’Homme.
L’effet de l’environnement, autrement appelé service
écosystémique, inclut des paramètres évidents dans cette relation comme la
qualité de l’air, la biodiversité, l’approvisionnement alimentaire, énergétique,
mais aussi les aspects culturels, esthétiques, et leur poids sur le bien-être
général de la population. « Environnement et santé sont intimement liés »,
énonce Robert Barouki. L’OMS place la pollution au premier plan des
déterminants de la mortalité, avant le tabac, avant le sida et le paludisme
réunis avec d’autres maladies infectieuses, etc. Ce résultat prend en compte la
pollution globale, tant par les gaz que par la chimie ou autre. Comment notre
santé est-elle touchée par l’environnement ?
Pour certaines pathologies, le facteur environnemental
influent est très précis, tels le plomb ou un pesticide. Pour d’autres, il est
beaucoup plus général comme le changement climatique. Les conditions
environnementales agissent sur les pathologies. En termes de pathologies
chroniques, les cancers dits hormono-dépendants comme le cancer du sein, de la
prostate, ou des cancers non hormono-dépendants, certains lymphomes ou des
altérations de la fertilité sont tous soupçonnés d’être liés à des vecteurs
environnementaux. Les premières observations faites concernant les
perturbateurs endocriniens ont été réalisées dans le milieu naturel par des
écotoxicologues. Ils ont étudié des populations de poissons, d’alligators, et
toute une faune à la fois aquatique et terrestre. Le principal effet visible
était un problème de reproduction. Les perturbateurs endocriniens sont souvent
caractéristiques de ce symptôme. Quelques maladies du système nerveux sont
associées à l’environnement : maladies neurodégénératives (Parkinson, Alzheimer)
et développement neurocognitif de l’enfant. L’exposition de la mère pendant la
grossesse agit sur l’enfant, pouvant entrainer ultérieurement pour lui :
agitation, manque de concentration, faible QI, etc.
Obésité, maladies respiratoires et cardiovasculaires,
maladies auto-immunes et allergies... le chapitre des pathologies sensibles aux
pollutions et à la biodiversité n’en finit pas.
Comment quantifier le poids des expositions ?
Comment les classifier ? Les expositions environnementales peuvent se disséquer
facteur de stress par facteur de stress. L’analyse se focalise alors sur un
composé chimique, le bruit, les ondes électromagnétiques, la radioactivité...
bref, un élément précis. C’est une méthode courante, mais elle ne convient pas
à toutes les situations. Ainsi dans le cas de Lubrizol, à Rouen, les facteurs
chimiques sont nombreux et s’accompagnent d’un incendie, c’est-à-dire de fumées
diverses et d’une énorme quantité d’eau répandues. Un autre regard aborde le
sujet sur le plan réglementaire. Juridiquement, les facteurs environnementaux
peuvent s’ordonner par secteur. Le milieu du travail traite des expositions
professionnelles avec une juridiction dédiée. Le milieu urbain, la ruralité,
appartiennent à des catégories différentes. Le changement climatique a de
multiples effets qui expliquent potentiellement des problématiques de santé
publique. Canicule, pollen, infection, UV, transformation des écosystèmes,
perte de biodiversité, les conséquences sont multiples et atteignent différents
niveaux. Les conditions de la vie fœtale peuvent avoir une incidence bien plus
tard dans la vie.
L’exposome désigne l’ensemble des expositions qui
concerne un individu durant toute son existence : chimiques, physiques,
mais aussi psychologiques, sociales ou socio-économiques. Cette notion peut se
révéler multigénérationnelle, voire transgénérationnelle. Elle est inscrite à
l’article?1er
de la loi de santé de 2016. Les politiques de santé en France sont censées
s’inspirer de cette notion d’exposome, conclut le biologiste.
Sur le vivant
Bernard Chevassus-au-Louis a mené une carrière de
généticien avant de présider l’ONG Humanité et Biodiversité. Il remarque que
l’évolution de la science et de nos contemporains a modifié notre perception
des vivants non humains. En quoi consiste ce changement ?
Premièrement, le statut du vivant non humain, longtemps
considéré par les juristes et les scientifiques comme une chose, a été
requalifié. Peu à peu, du statut de chose, il est passé à celui d’être
sensible, conscient, intelligent. Partant des mammifères domestiques qui nous
sont proches, ce périmètre de considération s’est élargi aux espèces plus
éloignées, sauvages, voire aux invertébrés. Le débat sur la souffrance du
homard ébouillanté, par exemple, touche la sensibilité de certains de nos
concitoyens. Suite à cette évolution de statut, l’Homme ne s’intéresse plus aux
êtres vivants avec une vision anthropocentrique et utilitaire. Il leur octroie
désormais une valeur intrinsèque qui débouche sur un droit à l’existence.
Deuxièmement, le concept d’entité supra individuelle a
émergé. Auparavant, le sujet de droit ou de science était un individu. Or,
d’autres notions sont apparues comme celle d’écosystème. On ne regarde plus là
un individu mais un assemblage d’individus connectés par des relations
d’échange, d’énergie, d’information qui amène à réfléchir à l’idée d’intégrité
de tout le groupe. L’écosystème devient ainsi un super individu, une véritable
entité pour le droit et la science. Dans le même ordre d’idée, si une espèce a
une longue histoire évolutive, il semble juste de la laisser continuer à
évoluer. Ce point nous interpelle sur la manière dont on gère aujourd’hui des
animaux domestiques. Revenus à la vie sauvage, ces animaux
« dénaturés » auraient-ils la capacité de s’adapter ?
Troisièmement, autrefois, un sélectionneur ou un
généticien pouvait transformer à sa guise une espèce, sorte d’objet privé.
Maintenant, l’opinion se sent concernée par les modifications génomiques ;
celles-ci
entrent dans son espace. Alors si la biodiversité est un patrimoine, qui en est
propriétaire ? La convention de la food and agriculture organization
(FAO) sur les ressources phylogénétiques a affirmé, après la guerre, que ce
bien commun appartenait à l’humanité. Toutefois, progrès ou régression, à Rio
en 1992, le droit souverain des États sur leurs ressources biologiques a été
entériné. Plus récemment, la loi biodiversité de 2016?déclarait : « la biodiversité est le
patrimoine commun de la Nation ». Devons-nous contribuer à la
préservation de ce patrimoine sous peine de sanctions ? Il y a quelques
années, faire pousser un rosier génétiquement manipulé dans un tube à essai
était considéré comme une prouesse. Cette idée parfaitement admise à l’époque
est maintenant un sujet discutable en société.
C2M