DROIT

Conseil constitutionnel : faut-il une réforme du « gouvernement des juges » ?

Conseil constitutionnel : faut-il une réforme du « gouvernement des juges » ?
Publié le 29/10/2024 à 15:43

Lors d’une table ronde propice à la prospective sur la saisine parlementaire, le 17 octobre dernier, des débuts de pistes ont été esquissés pour dépolitiser l’institution et redonner un peu plus de poids aux groupes minoritaires et d’opposition.

La saisine parlementaire a 50 ans ! Un anniversaire que le Sénat a décidé de marquer d’une pierre blanche en organisant une journée de colloque destinée à dresser le bilan de cette réforme, le 17 octobre dernier.

Une date loin d’être anodine puisque le 17 octobre 1974, « l’Assemblée et le Sénat adoptaient en des termes identiques le projet de loi ouvrant la saisine parlementaire à 60 députés ou 60 sénateurs » a rappelé Jean de Saint Sernin, maître de conférence à l’université Paris Nanterre.

L’occasion pour les intervenants de faire un peu de prospective sur cette saisine venue renforcer le rôle du Conseil constitutionnel, mais dont « l’examen de la conformité des lois sur demande des parlementaires suscite de nombreuses polémiques » a souligné en introduction Cécile Cukierman, sénatrice (IC) de la Loire.

Parmi les critiques, une trop forte immixtion de la politique. « Cela devient compliqué lorsqu’elle s’introduit dans le travail du Conseil constitutionnel », a notamment pointé Muriel Jourda. D’après la sénatrice (LR) du Morbihan, le Conseil émettrait trop d’opinions et oublierait parfois de s’en tenir au droit. « Or ce n’est pas son rôle et il est dangereux qu’il en sorte », a-t-elle analysé, formulant des craintes « pour l’État de droit ».

« La saisine est très souvent rédigée de manière à attendre du Conseil constitutionnel qu’il cristallise en quelque sorte des frustrations du débat politique », a pour sa part soulevé Anne-Charlène Bezzina, maître de conférences en droit public à l’université de Rouen.

Le projet de loi de réforme des retraites dans le viseur

Autant d’éléments qui ont contribué certains observateurs à taxer le Conseil constitutionnel de « gouvernement des juges » ou de « protecteur de l’exécutif », a rapporté Cécile Cukierman, qui a pointé que le nombre de censures a diminué au fil des années.

« 2023 a été une année charnière dans le positionnement du Conseil par rapport au Parlement et dans son rapport aux préoccupations citoyennes », a par ailleurs affirmé la sénatrice, qui a ajouté que ce positionnement dans le cadre de la réforme des retraites avait fait « couler beaucoup d’encre, à juste titre », les juges constitutionnels ayant « fait fi du contexte et de la réalité de la situation » et ayant « pris des libertés avec le droit constitutionnel et son interprétation ».

Cécile Cukierman a en particulier évoqué l’usage « massif » des articles 49-3 et 44-2 (entre autres) utilisés pour « limiter, encadrer et accélérer la discussion parlementaire », et notamment l’article 47-1 pour fonder le projet de loi qui avait pour principale mesure le recul de l’âge à la retraite. Un point « manifestement anticonstitutionnel, et tout le monde le savait », a-t-elle souligné. Cet article 47-1, qui encadre les lois de financement de la Sécurité sociale, a permis au gouvernement d’accélérer le débat en fixant un délai limite pour l’examen du texte, et « un recours autant que de besoin au 49-3 », a par ailleurs déploré la sénatrice.

Une surmédiatisation qui « dramatise »

De son côté, Benjamin Morel, maitre de conférences à l’Université Paris Panthéon-Assas, a pointé la surmédiatisation des saisines qui s’est développée ces dernières années - celle relative à la réforme des retraites n’y ayant pas échappé : « Devant le Conseil constitutionnel, c’était le festival de Cannes », a-t-il glissé dans un sourire.

Le maître de conférences l’a regretté : l’enjeu est ainsi « dramatisé », puisque tous les projecteurs sont braqués sur la réponse que donnera l’institution. « Et dès lors que nous sommes dans une période d’exacerbation des clivages, la saisine devient un outil d’autant plus payant politiquement en poussant le doute sur la constitutionalité, » a-t-il développé.

« On interroge les intentions jamais tout à fait saines et claires d’un gouvernement qui aurait proposé un texte dont il n’était pas sûr de la constitutionalité, et le président joue le même jeu », a ajouté Benjamin Morel.

Vers une saisine individuelle ?

Mais alors que « l’affaiblissement du Parlement ne peut qu’accentuer le déséquilibre entre celui qui édicte la loi et celui qui la juge en examinant sa constitutionnalité », selon les critiques formulées par Cécile Cukierman, comment réformer cette saisine cinquantenaire ?

Si pour Benjamin Morel, l’avenir des relations entre les parlementaires et les juges constitutionnels s’avère « complexe », du fait notamment de la multiplicité des motivations de saisine, Jean de Saint Sernin a de son côté délivré quelques pistes glanées auprès de députés interrogés en amont.

Au titre de celles-ci, la possibilité de mettre en place une saisine individuelle pour les parlementaires. Trois propositions de loi constitutionnelle en ce sens ont d’ailleurs été déposées entre 2016 et 2019, a précisé le maitre de conférence. « Il ressort que le chiffre de 60 est encore assez contraignant dans l’esprit des parlementaires saisissants, et seuls 2 ou 3 groupes parlementaires peuvent aujourd’hui saisir le Conseil », a argué Jean de Saint Sernin.

Alors que l’Assemblée et le Sénat comptent respectivement 11 et 8 groupes, une « perspective intéressante » serait alors de peut-être faire coïncider la saisine parlementaire avec l’effectif actuel de ces groupes. En outre, les groupes minoritaires et d’opposition ne pouvant pas toujours saisir à eux-seuls l’institution, « l’abaissement du seuil de 60 pourrait permettre de rétablir un droit de la minorité parlementaire et pas forcément de l’opposition », a-t-il illustré.

Un autre axe de travail porterait sur l’audition des parlementaires, bien qu’il se heurte à plusieurs difficultés. « Il y a une sorte de paradoxe quand on examine les relations entre la saisine parlementaire et l’instruction de leur demande », a expliqué Jean de Saint Sernin, les parlementaires n’étant pas partie au procès constitutionnel alors qu’ils en sont à l’origine. Leur audition au moment de la saisine pourrait alors être envisagée.

Avec un risque toutefois : cela pourrait venir compliquer la procédure, notamment car le Conseil n’a qu’un mois pour se prononcer, a tempéré le maître de conférences. Un autre risque réside dans la propension des parlementaires à classer d’ordre public leurs oppositions « au détriment d’une argumentation juridique qui pourrait être dénuée de pertinence ».

« Diluer les aspérités politiques du débat »

De son côté, Muriel Jourda l’a répété : la politique doit rester dans les mains des parlementaires dont c’est le métier, « ce qui n’est pas le cas des membres du Conseil constitutionnel, bien que leur mode de désignation le laisse à penser. Faut-il un Conseil composé différemment que par le politique ? », s’est alors rhétoriquement demandé la sénatrice. Mais avant de réformer, « chacune de nos institutions [doit faire] ce pour quoi elle a été créée, au risque de détruire l’édifice lui-même ».

De l’avis d’Anne-Charlène Bezzina, la dépolitisation permettrait à de petits groupes de s’entendre entre eux autour de la « voix du droit » pour avoir une continuation dans le cénacle constitutionnel. « Je pense qu’il est possible de diluer les aspérités politiques du débat parlementaire dans la saisine du Conseil constitutionnel pour permettre d’avoir une voix plus forte. Et est-ce que le conciliateur ne sera pas le Conseil a posteriori du débat parlementaire ? La question mérite de rester ouverte. »

Allison Vaslin

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