Lors d’une table ronde propice
à la prospective sur la saisine parlementaire, le 17 octobre dernier, des
débuts de pistes ont été esquissés pour dépolitiser l’institution et redonner
un peu plus de poids aux groupes minoritaires et d’opposition.
La saisine parlementaire a 50
ans ! Un anniversaire que le Sénat a décidé de marquer d’une pierre
blanche en organisant une journée de colloque destinée à dresser le bilan de
cette réforme, le 17 octobre dernier.
Une date loin d’être anodine
puisque le 17 octobre 1974, « l’Assemblée et le Sénat adoptaient en des
termes identiques le projet de loi ouvrant la saisine parlementaire à 60 députés
ou 60 sénateurs » a rappelé Jean de Saint Sernin, maître de conférence
à l’université Paris Nanterre.
L’occasion pour les
intervenants de faire un peu de prospective sur cette saisine venue renforcer
le rôle du Conseil constitutionnel, mais dont « l’examen de la
conformité des lois sur demande des parlementaires suscite de nombreuses
polémiques » a souligné en introduction Cécile Cukierman, sénatrice (IC)
de la Loire.
Parmi les critiques, une trop
forte immixtion de la politique. « Cela devient compliqué lorsqu’elle s’introduit
dans le travail du Conseil constitutionnel », a notamment pointé Muriel
Jourda. D’après la sénatrice (LR) du Morbihan, le Conseil émettrait trop d’opinions
et oublierait parfois de s’en tenir au droit. « Or ce n’est pas son
rôle et il est dangereux qu’il en sorte », a-t-elle analysé, formulant
des craintes « pour l’État de droit ».
« La saisine est très
souvent rédigée de manière à attendre du Conseil constitutionnel qu’il
cristallise en quelque sorte des frustrations du débat politique », a
pour sa part soulevé Anne-Charlène Bezzina, maître de conférences en droit
public à l’université de Rouen.
Le projet de loi de réforme
des retraites dans le viseur
Autant d’éléments qui ont
contribué certains observateurs à taxer le Conseil constitutionnel de « gouvernement
des juges » ou de « protecteur de l’exécutif », a rapporté
Cécile Cukierman, qui a pointé que le nombre de censures a diminué au fil des
années.
« 2023 a été une
année charnière dans le positionnement du Conseil par rapport au Parlement et dans
son rapport aux préoccupations citoyennes », a par ailleurs affirmé la
sénatrice, qui a ajouté que ce positionnement dans le cadre de la réforme des
retraites avait fait « couler beaucoup d’encre, à juste titre »,
les juges constitutionnels ayant « fait fi du contexte et de la réalité
de la situation » et ayant « pris des libertés avec le droit
constitutionnel et son interprétation ».
Cécile Cukierman a en
particulier évoqué l’usage « massif » des articles 49-3 et 44-2
(entre autres) utilisés pour « limiter, encadrer et accélérer la
discussion parlementaire », et notamment l’article 47-1 pour fonder le
projet de loi qui avait pour principale mesure le recul de l’âge à la retraite.
Un point « manifestement anticonstitutionnel, et tout le monde
le savait », a-t-elle souligné. Cet article 47-1, qui encadre les lois
de financement de la Sécurité sociale, a permis au gouvernement d’accélérer le
débat en fixant un délai limite pour l’examen du texte, et « un recours
autant que de besoin au 49-3 », a par ailleurs déploré la sénatrice.
Une surmédiatisation qui « dramatise »
De son côté, Benjamin Morel, maitre
de conférences à l’Université Paris Panthéon-Assas, a pointé la surmédiatisation
des saisines qui s’est développée ces dernières années - celle relative à la
réforme des retraites n’y ayant pas échappé : « Devant le Conseil
constitutionnel, c’était le festival de Cannes », a-t-il glissé dans
un sourire.
Le maître de conférences l’a
regretté : l’enjeu est ainsi « dramatisé », puisque tous
les projecteurs sont braqués sur la réponse que donnera l’institution. « Et
dès lors que nous sommes dans une période d’exacerbation des clivages, la
saisine devient un outil d’autant plus payant politiquement en poussant le
doute sur la constitutionalité, » a-t-il développé.
« On interroge les
intentions jamais tout à fait saines et claires d’un gouvernement qui aurait
proposé un texte dont il n’était pas sûr de la constitutionalité, et le
président joue le même jeu », a ajouté Benjamin Morel.
Vers une saisine individuelle ?
Mais alors que « l’affaiblissement
du Parlement ne peut qu’accentuer le déséquilibre entre
celui qui édicte la loi et celui qui la juge en examinant sa constitutionnalité », selon les critiques formulées
par Cécile Cukierman, comment réformer cette saisine cinquantenaire ?
Si pour Benjamin Morel, l’avenir
des relations entre les parlementaires et les juges constitutionnels s’avère
« complexe », du fait notamment de la multiplicité des
motivations de saisine, Jean de Saint Sernin a de son côté délivré quelques
pistes glanées auprès de députés interrogés en amont.
Au titre de celles-ci, la
possibilité de mettre en place une saisine individuelle pour les parlementaires.
Trois propositions de loi constitutionnelle en ce sens ont d’ailleurs été
déposées entre 2016 et 2019, a précisé le maitre de conférence. « Il ressort
que le chiffre de 60 est encore assez contraignant dans l’esprit des
parlementaires saisissants, et seuls 2 ou 3 groupes parlementaires peuvent
aujourd’hui saisir le Conseil », a argué Jean de Saint Sernin.
Alors que l’Assemblée et le
Sénat comptent respectivement 11 et 8 groupes, une « perspective
intéressante » serait alors de peut-être faire coïncider la saisine
parlementaire avec l’effectif actuel de ces groupes. En outre, les groupes
minoritaires et d’opposition ne pouvant pas toujours saisir à eux-seuls l’institution,
« l’abaissement du seuil de 60 pourrait permettre de rétablir un droit
de la minorité parlementaire et pas forcément de l’opposition »,
a-t-il illustré.
Un autre axe de travail porterait
sur l’audition des parlementaires, bien qu’il se heurte à plusieurs
difficultés. « Il y a une sorte de paradoxe quand on examine les
relations entre la saisine parlementaire et l’instruction de leur demande »,
a expliqué Jean de Saint Sernin, les parlementaires n’étant pas partie au
procès constitutionnel alors qu’ils en sont à l’origine. Leur audition au
moment de la saisine pourrait alors être envisagée.
Avec un risque toutefois :
cela pourrait venir compliquer la procédure, notamment car le Conseil n’a qu’un
mois pour se prononcer, a tempéré le maître de conférences. Un autre risque
réside dans la propension des parlementaires à classer d’ordre public leurs
oppositions « au détriment d’une argumentation juridique qui pourrait
être dénuée de pertinence ».
« Diluer les
aspérités politiques du débat »
De son côté, Muriel Jourda l’a
répété : la politique doit rester dans les mains des parlementaires dont
c’est le métier, « ce qui n’est pas le cas des membres du Conseil
constitutionnel, bien que leur mode de désignation le laisse à penser. Faut-il
un Conseil composé différemment que par le politique ? », s’est alors
rhétoriquement demandé la sénatrice. Mais avant de réformer, « chacune
de nos institutions [doit faire] ce pour quoi elle a été créée, au risque de
détruire l’édifice lui-même ».
De l’avis d’Anne-Charlène
Bezzina, la dépolitisation permettrait à de petits groupes de s’entendre entre
eux autour de la « voix du droit » pour avoir une continuation
dans le cénacle constitutionnel. « Je pense qu’il est possible de
diluer les aspérités politiques du débat parlementaire dans la saisine du Conseil
constitutionnel pour permettre d’avoir une voix plus forte. Et est-ce que le
conciliateur ne sera pas le Conseil a posteriori du débat parlementaire ? La
question mérite de rester ouverte. »
Allison
Vaslin