Lors de son adresse à la Nation,
le président de la République a évoqué une « suspension des factures d’eau, de
gaz ou d’électricité ainsi que des loyers » au profit des entreprises.
Les
commerçants, pour la plupart paralysés par les mesures de confinement, auront
certainement apprécié cette attention portée à leur situation mais espéraient
sans doute que davantage de précisions leur seraient apportées à ce sujet.
Suivant
l’impulsion présidentielle, le Parlement s’affaire actuellement à adopter le
projet de loi dit « d’urgence pour faire face au Covid-19 » par lequel, notamment, le pouvoir
législatif habiliterait le gouvernement à prendre toute mesure « permettant de reporter intégralement
ou d’étaler le paiement des loyers, des factures d’eau, de gaz et d’électricité
afférents aux locaux professionnels et commerciaux, et de renoncer aux
pénalités financières et aux suspensions, interruptions ou réductions de
fournitures susceptibles d’être appliquées en cas de non-paiement de ces
factures, au bénéfice des microentreprises, au sens du décret n° 2008-1354du 18 décembre 2008 relatif aux critères permettant de déterminer
la catégorie d’appartenance d’une entreprise pour les besoins de l’analyse
statistique et économique, dont l’activité est affectée par la propagation de
l’épidémie
» (1) (article 7).
Dans
l’attente d’actes réglementaires et à l’approche d’une échéance trimestrielle,
les locataires ignorent encore dans quelle mesure le report et/ou l’étalement
des loyers leur sera permis et, dans la même hâte, les bailleurs espèrent
savoir, d’une part, comment et quand le loyer dû leur sera acquitté et, d’autre
part, si, éventuellement, les banques se montreront indulgentes quant aux
remboursements de prêts.
S’agissant
des commerçants et entreprises locataires, le droit positif peut laisser
entrevoir diverses voies, pas forcément toujours adéquates, que complètent, au
cas par cas, les clauses insérées au bail.
Cette
situation exceptionnelle invite également à la bienveillance et à la
cordialité ; l’incertitude juridique et économique qui en découle faisant
des preneurs et bailleurs, non pas des associés, mais des partenaires dont le
sort est, plus que jamais, étroitement lié.
La force majeure
Le ministre
de l’Économie et des Finances s’est laissé dire qu’il s’agissait, pour les
entreprises, d’un « cas de force majeure », et
a ainsi
fait germer l’idée selon laquelle cet argument de droit
suffirait à justifier le report et/ou l’étalement des loyers.
En-dehors
des clauses qui l’aménageraient différemment, l’invocation de la force majeure
est soumise à nombre de restrictions, le principe essentiel du contrat
demeurant sa force obligatoire (2).
Si ce motif
d’inexécution est en principe applicable à tous les baux, les dispositions du
Code civil (3) exigent que
le cas fortuit cause un réel empêchement de s’exécuter (4).
S’en déduit
que le locataire, bien qu’entravé dans l’exercice de son activité, devra
s’acquitter du loyer si sa trésorerie le lui permet, la jurisprudence
distinguant entre l’impossibilité d’exécution et le simple fait qu’elle
devienne plus onéreuse (5).
Dans l’hypothèse où ses fonds ne le lui permettraient pas, il lui
faudrait d’abord prouver que cela procède des circonstances de cette crise
sanitaire et, ensuite, que celle-ci revêt les caractéristiques de la force
majeure, à savoir l’extériorité, l’imprévisibilité et l’irrésistibilité (6).
Il doit
ainsi être souligné que les juges apprécient souverainement et in concreto
le caractère fortuit des situations et que, par le passé, aucune automaticité
n’a été décelée entre l’admission de la force majeure et l’existence d’une
situation exceptionnelle
(état de guerre (7),
catastrophes naturelles (8)) fût-elle constatée par les autorités
administratives (9).
Peuvent alors
être recensées quelques-unes des décisions ayant dénié aux précédentes crises
sanitaires (de moindres ampleurs) la qualification de force majeure (10).
Les
caractères extérieur et irrésistible semblent ici flagrants, en revanche,
l’imprévisibilité sera certainement débattue même si le bon sens conduit à la
reconnaître eu égard à la dangerosité du virus, la célérité de sa propagation
et les mesures drastiques prises en conséquence par les autorités.
Il serait
d’ailleurs loisible de se demander si une reconnaissance, aujourd’hui, ferait
perdre, à l’avenir, le caractère imprévisible aux éventuelles crises
sanitaires.
Autre
hypothèse, encore moins souhaitable, celle de l’exploitant lui-même atteint par
le virus. Si, en d’autres domaines, la maladie du débiteur peut suffire à
caractériser la force majeure (11), la jurisprudence rendue en matière de baux
commerciaux est plus incertaine sur ce point (12).
Il convient
également de souligner que si cette crise venait à perdurer,
l’article 1218 du Code
civil offre au bailleur, certes à demi-mot, de se prévaloir d’un retard de
loyer trop important et de poursuivre la résolution du contrat.
Sous réserve que les juges en reconnaissaient l’existence, la force
majeure apparaîtrait donc comme une solution incertaine mais envisageable, à
condition que les locataires s’en prévalant puissent justifier d’un empêchement
total de payer le loyer et qu’elle n’ait pas été exclue contractuellement.
L’imprévision
Dans sa rédaction issue de l’Ordonnance du 10 février 2016,
l’article 1195 du Code civil a consacré la théorie de l’imprévision et,
relevant des effets légaux des contrats, elle ne saurait par conséquent
s’appliquer aux baux conclus et renouvelés avant le 1er octobre 2016 (13).
S’il peut être entendu que la présente crise sanitaire était
imprévisible, il ne semble pas, à notre sens, que les dispositions précitées
aient vocation à réguler ce genre de situations puisque, dans l’esprit des jurisprudences
ayant amené sa codification (14), l’imprévision permet seulement de remédier au
« changement de circonstances
imprévisible » rendant «
excessivement onéreuse » l’exécution du contrat à l’avenir.
Sur ce fondement, le locataire pour lequel le loyer
deviendrait excessivement onéreux ne pourrait que « demander une renégociation
du contrat à son cocontractant », tout en restant tenu de payer les loyers dus
pendant les pourparlers. En plus de ne pas suspendre l’exigibilité des loyers, l’imprévision
conduirait, au mieux, à ce que le juge s’immisce dans l’équilibre de la
convention locative pour l’adapter voire la réviser, au pire, à ce qu’il soit
mis fin au bail.
L’application, par les juges, de ces dispositions nouvelles demeure
incertaine et pour le moins imprécise (15), ce qui, en l’état du droit, invite
à la plus grande prudence, voire à ne pas les invoquer.
L’exceptio non adimpleti
contractus
Il a pu être
dit qu’en cette période trouble, le locataire pourrait se prévaloir de
l’exception d’inexécution pour s’exonérer du paiement des loyers, l’article?1219?du Code civil le permettant en
cas d’inexécution
« suffisamment grave » du cocontractant.
Mais quelle inexécution peut être
imputée au bailleur ?
Tenu de
délivrer la chose louée au locataire et de lui en assurer la jouissance
paisible (16), il se trouverait lui aussi délié de ses obligations en cas de
force majeure (17)?et, dès
lors, l’exception d’inexécution ne pourrait recevoir application.
Cette
solution apparaît donc inappropriée.
Recommandations
En somme, de
nombreux doutes planent sur la caractérisation de la force majeure, sur ses
effets si la crise durait ainsi que sur la possible résolution du bail offerte
au bailleur.
L’imprévision, quant à elle, demeure un dispositif méconnu et peu
approprié puisqu’induisant une renégociation (adaptation et révision) du
contrat (extrajudiciaire puis judiciaire), voire sa résolution.
De même, l’exception d’inexécution ne permet pas d’assurer, avec
certitude, aux locataires commerciaux qu’ils pourront imposer le report et/ou
l’étalement de leurs loyers à leur bailleur.
S’en infère la nécessité d’une appréhension casuistique de chaque
situation locative en prenant en considération les stipulations contractuelles
régissant les rapports entre les parties.
À la
lueur de celles-ci, il est hautement souhaitable que les locataires entrent en
pourparlers avec les bailleurs pour leur exposer, en toute transparence, les difficultés rencontrées à l’occasion de cette crise sanitaire afin
qu’ils œuvrent ensemble à
trouver un compromis (réduction
temporaire du loyer, ajournement...) rassurant le propriétaire et permettant au
commerce inexploité de subsister.
La discussion reste donc l’issue à privilégier dans la mesure où les
locataires sont privés de certitudes juridiques et que, parallèlement, les
bailleurs ne pourront que difficilement se prévaloir, de bonne foi, d’une situation
d’impayé pour viser la clause résolutoire (18).
NOTES :
1) Article 3 décret 2008-1354 du 18 décembre 2008 : « La
catégorie des microentreprises est constituée des entreprises qui : d’une
part occupent moins de 10 personnes ; d’autre part ont un chiffre
d’affaires annuel ou un total de bilan n’excédant pas 2 millions
d’euros. »
2) Articles
1103 et 1194 du Code civil.
3) Article
1148 ancien et article 1218 nouveau du Code civil.
4) Civ.1re,
24 février 1981, n° 79-12.710.
5) Civ., 4 août 1915 ; Civ.1re, 16 novembre 2004, n° 02-17.381.
6) Civ.1re,
30 octobre 2008, n° 07-17.134.
7) La guerre
du Golfe a parfois été considérée comme constitutive d’un cas de force majeure
(Civ.1re, 15 juillet 1999, n° 97-10.268),
parfois non (Civ.1re, 8 décembre 1998, n° 96-17.811).
8)
Catastrophes naturelles parfois admises comme constitutives d’un cas de force
majeure (Civ.3e, 11 mai 1994, n° 92-16.201), parfois non
(Civ.3e, 28 novembre 2001, n° 00-14.320).
9) Civ.3e,
24 mars 1993, n° 91-13.541.
10) CA
Paris, 25 septembre 1996, n°1996/08159 (bacile de la peste) ; CA Besançon,
8 janvier 2014, n° 12/0229 (grippe H1N1) ; CA Nancy,
22 novembre 2010, n° 09/00003 (virus de la dengue) ; CA
asse-Terre, 17 décembre 2018, n°17/00739 (chikungunya).
11) Ass.
Plén., 14 avril 2006, n° 02-11.168.
12) Civ.3e,
18 octobre 2005, AJDI 2006, 121, note
Denizot.
13) Article
9 de l’ordonnance du 10 février 2016 et article 16 de la loi du 20 avril 2018 ; Civ.1re, 19 septembre 2018, n°17-24.347.
14) Civ., 6 mars 1876, Canal de Craponne ; CE 30 mars 1916, n° 59928, Cie Gale
d’éclairage de Bordeaux.
15) Alain
Confino, l’article 1195 et le bail commercial :
imprévision ou imprécision, AJDI mai 2016, p. 345.
16) Article
1719 du Code civil.
17) Civ.1re,
21 novembre 1960, bull.civ.I, n° 503 ;
Civ.3e, 9 octobre 1974, bull.civ.III,
n° 345 ; Civ.3e, 28 septembre 2005,
n° 04-13.720.
18) Civ.3e,
10 novembre 2010, n° 09-15.937 ; Civ.3e, 25 octobre 2018, n° 17-17.384.
Mathilde Nicolas,
Avocat au barreau de Paris
Laurent Viollet,
Avocat au barreau de Paris
Timothée Brault,
élève-avocat