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Covid-19 : « l’Etat paiera », mais qui donc s’acquittera des loyers ?

Covid-19 : « l’Etat paiera », mais qui donc s’acquittera des loyers ?
Publié le 03/04/2020 à 14:32

Lors de son adresse à la Nation, le président de la République a évoqué une « suspension des factures d’eau, de gaz ou d’électricité ainsi que des loyers » au profit des entreprises.



Les commerçants, pour la plupart paralysés par les mesures de confinement, auront certainement apprécié cette attention portée à leur situation mais espéraient sans doute que davantage de précisions leur seraient apportées à ce sujet.


Suivant l’impulsion présidentielle, le Parlement s’affaire actuellement à adopter le projet de loi dit « d’urgence pour faire face au Covid-19 » par lequel, notamment, le pouvoir législatif habiliterait le gouvernement à prendre toute mesure « permettant de reporter intégralement ou d’étaler le paiement des loyers, des factures d’eau, de gaz et d’électricité afférents aux locaux professionnels et commerciaux, et de renoncer aux pénalités financières et aux suspensions, interruptions ou réductions de fournitures susceptibles d’être appliquées en cas de non-paiement de ces factures, au bénéfice des microentreprises, au sens du décret n° 2008-1354du 18 décembre 2008 relatif aux critères permettant de déterminer la catégorie d’appartenance d’une entreprise pour les besoins de l’analyse statistique et économique, dont l’activité est affectée par la propagation de l’épidémie » (1) (article 7).


Dans l’attente d’actes réglementaires et à l’approche d’une échéance trimestrielle, les locataires ignorent encore dans quelle mesure le report et/ou l’étalement des loyers leur sera permis et, dans la même hâte, les bailleurs espèrent savoir, d’une part, comment et quand le loyer dû leur sera acquitté et, d’autre part, si, éventuellement, les banques se montreront indulgentes quant aux remboursements de prêts.


S’agissant des commerçants et entreprises locataires, le droit positif peut laisser entrevoir diverses voies, pas forcément toujours adéquates, que complètent, au cas par cas, les clauses insérées au bail.


Cette situation exceptionnelle invite également à la bienveillance et à la cordialité ; l’incertitude juridique et économique qui en découle faisant des preneurs et bailleurs, non pas des associés, mais des partenaires dont le sort est, plus que jamais, étroitement lié.


 


La force majeure


Le ministre de l’Économie et des Finances s’est laissé dire qu’il s’agissait, pour les entreprises, d’un « cas de force majeure », et a ainsi fait germer l’idée selon laquelle cet argument de droit suffirait à justifier le report et/ou l’étalement des loyers.


En-dehors des clauses qui l’aménageraient différemment, l’invocation de la force majeure est soumise à nombre de restrictions, le principe essentiel du contrat demeurant sa force obligatoire (2).


Si ce motif d’inexécution est en principe applicable à tous les baux, les dispositions du Code civil (3) exigent que le cas fortuit cause un réel empêchement de s’exécuter (4).


S’en déduit que le locataire, bien qu’entravé dans l’exercice de son activité, devra s’acquitter du loyer si sa trésorerie le lui permet, la jurisprudence distinguant entre l’impossibilité d’exécution et le simple fait qu’elle devienne plus onéreuse (5).


Dans l’hypothèse où ses fonds ne le lui permettraient pas, il lui faudrait d’abord prouver que cela procède des circonstances de cette crise sanitaire et, ensuite, que celle-ci revêt les caractéristiques de la force majeure, à savoir l’extériorité, l’imprévisibilité et l’irrésistibilité (6).


Il doit ainsi être souligné que les juges apprécient souverainement et in concreto le caractère fortuit des situations et que, par le passé, aucune automaticité n’a été décelée entre l’admission de la force majeure et l’existence d’une situation exceptionnelle (état de guerre (7), catastrophes naturelles (8)) fût-elle constatée par les autorités administratives (9).


Peuvent alors être recensées quelques-unes des décisions ayant dénié aux précédentes crises sanitaires (de moindres ampleurs) la qualification de force majeure (10).


Les caractères extérieur et irrésistible semblent ici flagrants, en revanche, l’imprévisibilité sera certainement débattue même si le bon sens conduit à la reconnaître eu égard à la dangerosité du virus, la célérité de sa propagation et les mesures drastiques prises en conséquence par les autorités.


Il serait d’ailleurs loisible de se demander si une reconnaissance, aujourd’hui, ferait perdre, à l’avenir, le caractère imprévisible aux éventuelles crises sanitaires.


Autre hypothèse, encore moins souhaitable, celle de l’exploitant lui-même atteint par le virus. Si, en d’autres domaines, la maladie du débiteur peut suffire à caractériser la force majeure (11), la jurisprudence rendue en matière de baux commerciaux est plus incertaine sur ce point (12).


Il convient également de souligner que si cette crise venait à perdurer, l’article 1218 du Code civil offre au bailleur, certes à demi-mot, de se prévaloir d’un retard de loyer trop important et de poursuivre la résolution du contrat.


Sous réserve que les juges en reconnaissaient l’existence, la force majeure apparaîtrait donc comme une solution incertaine mais envisageable, à condition que les locataires s’en prévalant puissent justifier d’un empêchement total de payer le loyer et qu’elle n’ait pas été exclue contractuellement.


 


L’imprévision


Dans sa rédaction issue de l’Ordonnance du 10 février 2016, l’article 1195 du Code civil a consacré la théorie de l’imprévision et, relevant des effets légaux des contrats, elle ne saurait par conséquent s’appliquer aux baux conclus et renouvelés avant le 1er octobre 2016 (13).


S’il peut être entendu que la présente crise sanitaire était imprévisible, il ne semble pas, à notre sens, que les dispositions précitées aient vocation à réguler ce genre de situations puisque, dans l’esprit des jurisprudences ayant amené sa codification (14), l’imprévision permet seulement de remédier au « changement de circonstances imprévisible » rendant « excessivement onéreuse » l’exécution du contrat à l’avenir.


Sur ce fondement, le locataire pour lequel le loyer deviendrait excessivement onéreux ne pourrait que « demander une renégociation du contrat à son cocontractant », tout en restant tenu de payer les loyers dus pendant les pourparlers. En plus de ne pas suspendre l’exigibilité des loyers, l’imprévision conduirait, au mieux, à ce que le juge s’immisce dans l’équilibre de la convention locative pour l’adapter voire la réviser, au pire, à ce qu’il soit mis fin au bail.


L’application, par les juges, de ces dispositions nouvelles demeure incertaine et pour le moins imprécise (15), ce qui, en l’état du droit, invite à la plus grande prudence, voire à ne pas les invoquer.


 


L’exceptio non adimpleti contractus


Il a pu être dit qu’en cette période trouble, le locataire pourrait se prévaloir de l’exception d’inexécution pour s’exonérer du paiement des loyers, l’article?1219?du Code civil le permettant en cas d’inexécution « suffisamment grave » du cocontractant.


 


Mais quelle inexécution peut être imputée au bailleur ?


Tenu de délivrer la chose louée au locataire et de lui en assurer la jouissance paisible (16), il se trouverait lui aussi délié de ses obligations en cas de force majeure (17)?et, dès lors, l’exception d’inexécution ne pourrait recevoir application.


Cette solution apparaît donc inappropriée.


 


Recommandations


En somme, de nombreux doutes planent sur la caractérisation de la force majeure, sur ses effets si la crise durait ainsi que sur la possible résolution du bail offerte au bailleur.


L’imprévision, quant à elle, demeure un dispositif méconnu et peu approprié puisqu’induisant une renégociation (adaptation et révision) du contrat (extrajudiciaire puis judiciaire), voire sa résolution.


De même, l’exception d’inexécution ne permet pas d’assurer, avec certitude, aux locataires commerciaux qu’ils pourront imposer le report et/ou l’étalement de leurs loyers à leur bailleur.


S’en infère la nécessité d’une appréhension casuistique de chaque situation locative en prenant en considération les stipulations contractuelles régissant les rapports entre les parties.


À la lueur de celles-ci, il est hautement souhaitable que les locataires entrent en pourparlers avec les bailleurs pour leur exposer, en toute transparence, les difficultés rencontrées à l’occasion de cette crise sanitaire afin qu’ils œuvrent ensemble à trouver un compromis (réduction temporaire du loyer, ajournement...) rassurant le propriétaire et permettant au commerce inexploité de subsister.


La discussion reste donc l’issue à privilégier dans la mesure où les locataires sont privés de certitudes juridiques et que, parallèlement, les bailleurs ne pourront que difficilement se prévaloir, de bonne foi, d’une situation d’impayé pour viser la clause résolutoire (18).


 


NOTES :

1) Article 3 décret 2008-1354 du 18 décembre 2008 : « La catégorie des microentreprises est constituée des entreprises qui : d’une part occupent moins de 10 personnes ; d’autre part ont un chiffre d’affaires annuel ou un total de bilan n’excédant pas 2 millions d’euros. »

2) Articles 1103 et 1194 du Code civil.

3) Article 1148 ancien et article 1218 nouveau du Code civil.

4) Civ.1re, 24 février 1981, n° 79-12.710.

5) Civ., 4 août 1915 ; Civ.1re, 16 novembre 2004, n° 02-17.381.

6) Civ.1re, 30 octobre 2008, n° 07-17.134.

7) La guerre du Golfe a parfois été considérée comme constitutive d’un cas de force majeure (Civ.1re, 15 juillet 1999, n° 97-10.268), parfois non (Civ.1re, 8 décembre 1998, n° 96-17.811).

8) Catastrophes naturelles parfois admises comme constitutives d’un cas de force majeure (Civ.3e, 11 mai 1994, n° 92-16.201), parfois non (Civ.3e, 28 novembre 2001, n° 00-14.320).

9) Civ.3e, 24 mars 1993, n° 91-13.541.

10) CA Paris, 25 septembre 1996, n°1996/08159 (bacile de la peste) ; CA Besançon, 8 janvier 2014, n° 12/0229 (grippe H1N1) ; CA Nancy, 22 novembre 2010, n° 09/00003 (virus de la dengue) ; CA asse-Terre, 17 décembre 2018, n°17/00739 (chikungunya).

11) Ass. Plén., 14 avril 2006, n° 02-11.168.

12) Civ.3e, 18 octobre 2005, AJDI 2006, 121, note Denizot.

13) Article 9 de l’ordonnance du 10 février 2016 et article 16 de la loi du 20 avril 2018 ; Civ.1re, 19 septembre 2018, n°17-24.347.

14) Civ., 6 mars 1876, Canal de Craponne ; CE 30 mars 1916, n° 59928, Cie Gale d’éclairage de Bordeaux.

15) Alain Confino, l’article 1195 et le bail commercial : imprévision ou imprécision, AJDI mai 2016, p. 345.

16) Article 1719 du Code civil.

17) Civ.1re, 21 novembre 1960, bull.civ.I, n° 503 ; Civ.3e, 9 octobre 1974, bull.civ.III, n° 345 ; Civ.3e, 28 septembre 2005, n° 04-13.720.

18) Civ.3e, 10 novembre 2010, n° 09-15.937 ; Civ.3e, 25 octobre 2018, n° 17-17.384.

 


Mathilde Nicolas,

Avocat au barreau de Paris


Laurent Viollet,

Avocat au barreau de Paris


Timothée Brault,

élève-avocat


 


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