Même le meilleur scénario catastrophe n’aurait pu imaginer une
telle situation. Pendant plus d’un an, une pandémie mondiale a en effet placé
les salles de cinéma pratiquement à l’arrêt. Pascal Kamina, professeur de droit
privé et avocat au barreau de Paris, auteur de l’ouvrage Droit du cinéma chez LexisNexis, revient, pour
le JSS,
sur cette année noire pour le 7e art, et met en lumière les
enseignements qui pourraient toutefois en être tirés.
Les exploitants de salle ont lourdement été touchés
par la crise sanitaire. Certaines salles sont en effet fermées depuis octobre
2020. Comment se porte l’industrie du cinéma aujourd’hui ?
Mal, évidemment, dans ce contexte de crise sanitaire. Les salles ont
durement frappées. Leur fermeture administrative, le 28 octobre dernier, a été prolongée jusqu’au 19 mai dernier, dans le respect
du protocole sanitaire mis en place. Leur défaillance aurait un effet
désastreux sur l’ensemble de la filière cinématographique. Mais au-delà des
salles, c’est toute l’industrie qui a été affectée (production, distribution,
vidéo, industries techniques). C’est d’autant plus dommage que les chiffres pour
2019 n’étaient pas trop mauvais. La fréquentation en salles de cinéma,
notamment, avait atteint un de ses plus hauts niveaux depuis 50 ans, avec 213,3 millions d’entrées (la fréquentation des films
français étant cependant en recul). Il faut espérer que les mesures prises
permettront à l’industrie de rebondir, la grande inconnue étant celle des
effets à moyen et long terme de la crise sur les habitudes de
« consommation » des films…
En réaction, une délibération du 31 mars 2021 a modifié le règlement général des aides financières
du Centre national du cinéma et de l’image animée. Pouvez-vous nous en dire
plus ? Quelles sont les aides qui ont été mises en place en
France ?
Cette délibération du 31?mars 2021 a fait suite à d’autres
délibérations adoptées par le Centre depuis avril 2020 pour faire face à la crise sanitaire. Plusieurs dispositifs ont été mis
en place, qui concernent toutes les branches de l’industrie : production,
distribution, exploitation (salles), exportation et industries techniques. Ils
s’ajoutent aux mesures gouvernementales de soutien aux entreprises et aux
intermittents. Certains dispositifs, d’urgence, se sont arrêtés à la fin de
l’état d’urgence sanitaire. D’autres couvrent également la période de reprise
de l’exploitation en salles des œuvres cinématographiques, et s’inscrivent dans
un « plan de relance en faveur de l’exploitation », chiffré à
165 millions d’euros. Les dispositifs mis en place (urgence et plan de
relance) comprennent notamment un fonds de solidarité pour les auteurs (en
partenariat avec les sociétés d’auteurs du secteur), un fonds d’indemnisation
pour interruption ou abandon des tournages, une majoration aides financières
automatiques auxquelles peuvent prétendre les entreprises de production et de
distribution, des allocations directes aux producteurs et distributeurs en
fonction des sommes qu’ils investissent, la possibilité, pour tous les
bénéficiaires, d’utiliser les aides automatiques pour faire face à des besoins
de liquidité découlant directement des conséquences de l’épidémie (ces aides
étant en principe destinées à d’autres fins), des avances sur ces aides
automatiques, pour les salles, un soutien financier supplémentaire pouvant
aller jusqu’à une année normale de soutien généré, ou encore la conversion de
certaines avances en subventions et le report de la date de péremption de
certaines sommes inscrites sur le compte de soutien automatique. L’effort est
important. Il faut espérer qu’il sera suffisant.
« Les salles se sont adaptées à la
projection numérique,
à la 3D, et continueront sans doute à s’adapter aux nouvelles technologies de
projection et aux nouvelles demandes du public. »
La fermeture prolongée des salles a engendré un
« embouteillage » dans leur programmation à la réouverture. La
chronologie des médias risque d’être revue : à ce titre, les organisations
du cinéma ont fait une proposition le 6 avril dernier. Pouvez-vous nous en dire plus ?
La révision de la chronologie des médias, qui date de 2018, était en
projet depuis un certain temps, en raison de la nécessité d’adapter le
dispositif actuel aux nouveaux usages et nouvelles obligations des services à
la demande. L’idée générale est d’avancer le délai de sortie sur les plateformes
de SVOD, actuellement fixé à 36 mois, au moins pour les services de VOD qui prennent
des engagements, et de ne pas trop pénaliser, dans le même temps, les services
de télévision qui soutiennent le cinéma. Comme vous l’indiquez, la crise a posé
un problème particulier, en raison de la difficulté ou de l’impossibilité de
sortir certains films en salles. En avril 2020, le CNC avait déjà mis en place
une dérogation exceptionnelle permettant aux films concernés de sortir en vidéo
à la demande à l’acte, sans perdre le bénéfice des aides liées à leur statut de
films destinés à une sortie en salles. Le CNC vient d’étendre cette dérogation
de manière à permettre une sortie sur toutes les plateformes : vidéo
physique, chaînes de télévision, SVOD. Dans le même temps, les discussions sur
la chronologie des médias se poursuivent, après quelques péripéties. Pour
simplifier, la proposition faite par les producteurs (BLIC, BLOC et ARP) le 6 avril consiste à faire passer le délai de principe applicable aux
services de SVOD à 12 mois (au lieu 36), mais uniquement pour les
plateformes ayant conclu des accords interprofessionnels prévoyant notamment
des obligations d’investissement dans le cinéma. Dans le même temps, les
producteurs proposent d’avancer de deux mois celle de la TV payante finançant
le cinéma (6 mois au lieu de 8 mois). Les discussions
vont maintenant se poursuivre sous l’égide du CNC. À défaut d’accord dans les
semaines qui viennent, les délais pourront être fixés, jusqu’à la conclusion de
l’accord, par décret.
Quelle pourrait-être la place des plateformes dans ce
nouveau schéma ?
Très importante, compte tenu de leur audience croissante et de la place
qu’elles occupent désormais dans les habitudes de consommation. Le cadre
juridique de la contribution de ces services à la création cinématographique et
audiovisuelle pour les années qui viennent est en place, sous réserve de deux
textes importants : le décret « services de médias
audiovisuels à la demande », d’une part, qui définira notamment les
taux de contribution de ces services, et la nouvelle chronologie des médias,
d’autre part, qui sera suivie d’accord avec les producteurs prévoyant ou
précisant d’autres obligations. Le cadre devrait être au moins en partie fixé
en juillet. Il faudra attendre un peu pour en tirer un premier bilan.
Il semblerait en effet que la crise ait profité aux
plateformes. Disney +, Amazon Prime, Netflix, BrutX… Devons-nous nous préparer
à une prolifération dans les années à venir ?
Franchement, je n’en sais rien. Je doute que les plateformes
« généralistes » se multiplient comme les chaînes de télévision, mais
je peux me tromper. Il y a sans doute encore de la place pour des plateformes
plus spécialisées, car de nombreux films, notamment de patrimoine, pourraient
trouver un public sur ces plateformes.
La salle de cinéma est-elle amenée à devoir se
réinventer ? Comment ?
Les salles se sont adaptées à la projection numérique, à la 3D, et
continueront sans doute à s’adapter aux nouvelles technologies de projection et
aux nouvelles demandes du public. Je fais confiance aux exploitants sur ce
point. J’espère juste que le public continuera à être fidèle à l’exploitation
en salles. Je ne suis pas certain que cela dépende des salles elles-mêmes.
Quels sont les principaux défis que l’industrie du
cinéma se prépare à relever, dans les prochaines années ?
Je vais vous répondre sur les seuls défis juridiques, car je ne suis pas
compétent pour me prononcer sur les autres aspects. Je constate que plusieurs
caractéristiques du droit du cinéma, et plus largement du droit de
l’audiovisuel, sont remises en cause par la convergence numérique et
l’émergence des nouveaux acteurs que sont les services de SVOD et les
plateformes. La régulation des réseaux de communication électronique est très
différente de celle du cinéma et de l’audiovisuel, et repose sur des principes
consacrés au niveau européen qui privilégient la liberté d’établissement et de
diffusion des services, dans un contexte ou toute réglementation restrictive
des contenus et des activités est vue avec défiance. Dans cette lutte
d’influence entre deux modèles, le droit commun des réseaux et du numérique
parviendra sans doute à s’imposer, au moins en partie. Le législateur devra
alors peut-être repenser certaines règles, et notamment certains mécanismes
« indirects » d’aide à la production audiovisuelle. Il faut sans
doute se préparer à cette mutation de la réglementation, sans renoncer, bien
évidemment, aux objectifs de préservation de la production nationale et
européenne.
Propos recueillis par Constance Périn