La tendance à l’intégration
des critères ESG demeure tendanciellement favorable mais encore très prudente, note
Viviane de Beaufort. Les
travaux menés par le
programme Women Board Ready Essec 2023, sous la direction de la professeure,
montrent des disparités notables entre entreprises et secteurs au sujet de la
qualité des critères ESG utilisés.
Face aux enjeux majeurs que
représentent les considérations extra-financières des entités économiques,
notamment en matière d’environnement, de social et de gouvernance (ESG), la
politique de rémunération des dirigeants mandataires sociaux (DMS) a évolué
pour inclure des objectifs ESG au sein de la part variable.
Cette évolution vise à
encourager une prise en compte réelle de la dimension extra-financière dans la
stratégie de l’entreprise, en incitant le dirigeant à pratiquer une certaine
éthique des affaires et en alignant ses intérêts avec la promotion d’une gouvernance
d’entreprise plus responsable. Cette question qui peut paraître très technique
nous apparaît donc fondamentale dans toute réflexion sur la gouvernance
responsable et comme telle a justifié de poursuivre des travaux ciblés au CEDE.
Cette fois, les travaux
menés par des participantes du programme Women Board Ready Essec 2023 sur le
questionnement du Forum pour l’Investissement Responsable (FIR) visaient à
mettre en lumière les pratiques des sociétés du CAC 40, dont leur stature exige
qu’elles montrent l’exemple, et à tenter une approche critique des critères ESG
utilisés.
L’importance montante
accordée aux thématiques ESG
De cette manière, il a été
possible d’émettre des recommandations sur la pertinence et l’effectivité des
critères en question, en se fondant notamment sur les rapports publiés entre
2020 et 2023 concernant les réponses du CAC 40 aux questions écrites que le FIR
a posées aux assemblées générales des actionnaires de ces grands groupes
français. L’étude a été complétée par des éléments publiés dans les documents
de l’entreprise, mais aussi via une veille intégrant les rapports
d’institutions, comme l’AMF[2] et le HCGE[3], tout
comme les controverses dénoncées par les ONG.
Cette analyse des politiques
de rémunération des DMS s’inscrit dans une tendance significative
d’augmentation de l’engagement actionnarial, notamment des actionnaires
individuels - 842 questions écrites posées aux assemblées en 2023 à ajouter aux
questions orales -, mais aussi de l’importance montante accordée aux
thématiques ESG par ces actionnaires. Les questions écrites relatives aux
sujets environnementaux ont quasiment doublé entre 2020 et 2023. En proportion,
et excepté 2021 jugée exceptionnelle par le nombre de questions écrites
consécutivement à la pandémie Covid-19, les questions ESG n’ont cessé d’occuper
une place de plus en plus importante dans le questionnement aux entreprises et
dirigeants : en 2020, les questions écrites non-ESG représentaient 23,34%
de l’ensemble, en 2022 (18,55%) et en 2023 (18,41%).
De plus, le contexte normatif
avec l’instauration du Say on Pay par
la loi PACTE en 2019, les recommandations du Code Afep-Medef concernant
l’inscription de critères ESG dans la politique de rémunération des DMS et les
effets potentiels de la directive
européenne CSRD ( 2021) oeuvrent évidemment à une accélération.
Zoom sur les questions du FIR
Dans le cadre de sa campagne
d’engagement, le FIR a, depuis 2020, systématiquement posé une question sur
l’intégration des critères environnementaux et sociaux dans les politiques de
rémunération variable, à court et long terme, des DMS. En 2023, il insistait
sur deux points négligés antérieurement : l’alignement des critères ESG avec
les enjeux ESG matériels de l’entreprise et l’inclusion de ces critères dans la
politique de rémunération des salariés, au-delà des plans d'intéressement.
C’est ainsi que la question
de 2023 est rédigée de cette façon : « Pourriez-vous
préciser en quoi les critères E&S intégrés dans les politiques de
rémunérations variables à court et long termes (si applicables) de vos
dirigeant.e.s reflètent les enjeux E&S les plus matériels auxquels votre
entreprise est confrontée ? Comment le Conseil s’assure-t-il de la réalisation
des objectifs E&S, en particulier sur la base de quels critères
quantitatifs ? Est-ce que le niveau d’exigence est réévalué systématiquement?lorsque
les taux d’atteinte sont?élevés ? Pouvez-vous décrire de quelle manière la
rémunération?(bonus, long terme, intéressement, autre)?de vos salarié.e.s (hors
dirigeant.e.s) intègre des critères environnementaux et sociaux (E&S) ?
Merci de préciser le nombre de salarié.e.s concerné.e.s et de détailler de la
manière la plus précise possible les critères E&S et leur part dans la
rémunération des salarié.e.s. »
En analysant les réponses
apportées par le CAC 40 les participantes du Women Board Ready ESSEC 2023 ont identifié une très (trop) grande
variété de résultats.
Un écart quantitatif
Le premier constat des
travaux porte sur la grande disparité dans la proportion des critères de
performance extra-financière susceptibles de donner lieu au versement d’une
partie de rémunération supplémentaire au titre de l’ESG. Si 35 sociétés du CAC
40 ont inscrit des critères ESG dans la rémunération de long terme de leurs
DMS, seules 10 sociétés ont augmenté cette part dans la rémunération à court ou
long terme depuis l’année dernière.
De surcroît, la proportion
donnée à l’ESG dans lesdites rémunérations est disparate d’une entreprise à
l’autre. Ainsi, 12 sociétés témoignent d’une part ESG inférieure à 20%, tandis
que Veolia se distingue avec une proportion de 50 % de critères ESG dans la
rémunération de long terme de son dirigeant exécutif.
La tendance à l’intégration
des critères ESG demeure tendanciellement favorable mais encore très prudente,
les critères financiers restant prédominants.

Une qualité variable de la pertinence des critères
Les travaux menés révèlent
également des disparités notables entre entreprises et secteurs au sujet de la
qualité des critères ESG utilisés.
La première dimension
qualitative est celle de la complétude des critères en question, c’est-à-dire
de la possibilité pour les parties prenantes de juger de la pertinence du
corpus normatif ESG utilisé pour la rémunération fondée sur des considérations
extra-financières, au regard du secteur et des activités de l’entreprise. Or,
parmi les entreprises du CAC 40, seulement 23 fournissent une décomposition des
critères ESG pour la rémunération de court terme des DMS. Et, y compris parmi
celles qui s’y livrent, les niveaux d’exigence qualitative divergent
profondément. Ainsi, si 21 entreprises incluent sans surprise un critère
environnemental, seulement 9 couvrent les trois dimensions de l’ESG…
En matière de rémunération de
long terme, le constat se dégrade, puisque seules 16 entreprises intègrent des
critères ESG, majoritairement sur des objectifs environnementaux, et une seule,
Veolia inclut les 3 dimensions E, S et G. En d’autres termes, de la pauvreté du
taux de couverture ESG des critères découle nécessairement une moindre qualité
de la justification du versement d’une rémunération fondée sur des objectifs
ESG.
Un choix de facilité
La critique sur la complétude
du corpus de critères ESG se double d’une interrogation sur le la légitimité de
la sélection des critères effectuée. Au vu de la grande diversité des modèles
d’entreprises, activités opérationnelles, marchés et secteurs, on pourrait
s’attendre à une diversité dans le choix des critères environnementaux et
sociaux devant définir la performance d’un dirigeant, tout comme à une approche
« globalisante » de la performance à travers une pondération
équilibrée entre E, S et G.
Or, on constate que quelques
critères sont très couramment utilisés par quasi tous les groupes: la mixité
femmes/hommes à hauteur de 40 % des sociétés, la satisfaction client (25 %), la
réduction des émissions de CO2 (30 %) ou l’engagement envers les communautés
locales (15 %).
Certains groupes n’ont pas
détaillé leurs KPIs ESG dans leurs documents de référence, généralement en se
réfugiant derrière un indice RSE ad hoc, sans exposition claire du contenu ou
de la méthodologie, avec une révision prévue des objectifs tous les deux ans
par exemple. Les objectifs définis deux années avant pourraient être
stigmatisés comme peu ambitieux s’il suffit de deux ans pour les atteindre. En
effet, les enjeux extra-financiers étant par définition des enjeux de long
terme, une réactualisation biennale suscite interrogation.
Un double déséquilibre entre ESG
On soulignera par ailleurs un
double déséquilibre important entre les trois dimensions de l’ESG. D’abord, une
prépondérance forte des critères environnementaux par rapport aux critères
sociaux, et encore davantage de ceux relatifs à la gouvernance.
Ensuite, un décalage de
précision : si 30% des entreprises utilisent des objectifs quantifiables dans le
domaine de l’environnement, comme une réduction précise des émissions carbone,
les critères sociaux et de gouvernance sont souvent vagues et déclaratifs, sans
réelle méthodologie dont la robustesse viendrait au soutien d’une évaluation
sérieuse.
A titre d’exemple, la
diversité et l’inclusion sont considérées par 40% des entreprises, mais les
critères qui leur sont associés sont rarement accompagnés d’indicateurs clairs
et mesurables. Ainsi, on retrouvera comme critères sociétaux : « actions prises en faveur de l’ancrage
territorial du groupe en France et dans le monde, hors grandes villes »
ou « initiatives du groupe en faveur
de l’égalité femmes-hommes », sans plus de détails quant aux
indicateurs, objectifs et méthodes d’évaluation qui doivent en assurer
l’effectivité.
En matière de gouvernance, le
G est très peu valorisé et les critères utilisés très limités : on retrouvera
par exemple l’EIC (Ethique/Intégrité/Conformité), la satisfaction client,
l’existence d’un plan stratégique… Des critères parfois surprenants tant ils
semblent davantage des prérequis à tout bon fonctionnement d’une entreprise.
Cette inégalité dans l’application des trois dimensions de la performance
extra-financière entraîne un risque d’effet d’annonce en matière sociale et de
gouvernance (social washing).
La définition trop générale
ou l’insuffisance de détails sur les objectifs ESG est problématique, car
l’atteinte des objectifs peut être si facile qu’elle constitue une « formalité »
plus qu’une réelle performance atteinte. La rémunération du DMS peut alors
souffrir d’illégitimité.


Viviane de Beaufort,
professeure à l’ESSEC,
directrice du CEDE et
docteure en Droit