L’automobile de collection
est un marché de passionnés : ces
voitures au design et aux courbes élégantes
sont avant tout des objets
d’art. L’engouement pour les
véhicules de collection fait l’objet depuis des
décennies d’un véritable
intérêt, synonyme d’inflation
des prix. Les
Jaguar Type D, les Mercedes 300 SL
coupé « papillon » ou encore les Ferrari 250 GTO se vendent
aujourd’hui à des
prix semblables
aux œuvres des plus grands maîtres impressionnistes.
Si la passion de
collectionner les véhicules
les plus prestigieux relève aujourd’hui de l’évidence, ce n’était
pas encore le cas dans
les années 1950 à 1970. Les
frères Schlumpf ont, à cet
égard, été des précurseurs. On leur
doit, malgré les controverses
qui ont émaillé sa constitution,
la collection la plus grande
et la plus fastueuse au monde de véhicules
de collection.
En retraçant
leur histoire, nous
évoquerons ces liens croisés entre
automobile de collection
et sphère judiciaire, qui ont achevé de
faire de ce musée une
aventure humaine et un mythe
pour tous les amoureux
de la voiture de collection.
Une
fabuleuse collection
Plus grande collection
au monde de Bugatti
avec pas moins de 130 de ses modèles,
la Cité de l’automobile-Collection Schlumpf de Mulhouse a été le fruit d’une incroyable épopée.
Le 7 mars 1977, Patrick Poivre d’Arvor ouvre son journal
télévisé sur l’occupation par les ouvriers de l’usine Schlumpf, qui ne sont
plus payés depuis des semaines, faute de liquidités.
La France, stupéfaite,
découvre que deux frères, Hans et
Fritz , ont accumulé 560 voitures de collection soigneusement rangées et
éclairées par des centaines de réverbères semblables à ceux du Pont Alexandre
III, dans un fantastique musée.
Retour sur la constitution d’une fabuleuse collection de
voitures de collection.
Fils d’un négociant de textile suisse et d’une mère
alsacienne, les deux frères Fritz et Hans Schlumpf sont élevés, au décès de
leur père, par leur mère, à Mulhouse.
Financiers et spéculateurs hors pair, les deux frères de nationalité suisse sont épargnés par
la crise de 1929. Ils font fortune,
construite au prix d’un travail
acharné, et Fritz peut ainsi rêver les yeux ouverts, en côtoyant
au plus près le monde de
la course automobile. Fasciné par la légendaire
marque Bugatti, aux 10 000
victoires internationales en course automobile, il s’offre dans les années
1930 la première pièce de leur immense collection : la Type 35, voiture mythique pour ses victoires en Sicile
à Targa Florio.
Avec quels moyens financiers cette collection est-elle
constituée ?
L’année 1935 marquera, jusqu’ au dépôt de bilan en 1976,
le début de l’aventure des deux frères dans le monde du textile. Sans doute
faut-il y voir une influence du parcours de leur père.
L’achat de la filature à Malmerspach fait très vite
place à de multiples rachats qui forgent progressivement l’empire industriel
Schlumpf et son emprise sur l’Alsace. Le succès commercial que les deux frères
rencontrent leur donne les moyens de continuer et d’étoffer leur dispendieuse collection
automobile.
Rapidement, elle s’enorgueillit d’une quarantaine de
véhicules d’exception (Rolls-Royce, Hispano-Suiza, Tatra) et notamment de deux
nouvelles Bugatti de type 57.
À la mort d’Ettore Bugatti, les frères Schlumpf réussissent
à racheter l’ensemble de la collection personnelle de celui-ci, et notamment la
mythique Type 41 – Coupé Napoléon.
Au total,
les frères Schlumpf
ont réussi à rassembler une
collection unique au
monde de 560 véhicules de
96 marques différentes. La crise du textile
de 1976 sonne le glas de cette fièvre acheteuse. La collection découverte, elle est ainsi perçue
par les ouvriers et l’opinion publique
comme la cause de tous les maux. La
France entière bruisse alors du «
on-dit
» que cette passion dévorante pour
les automobiles de collection aurait
causé le dépôt de bilan et la disgrâce des frères Schlumpf, lesquels
passent effectivement d’une collection
de voitures à une saga judiciaire.
Une incroyable saga judiciaire
C’est le début de l’affaire Schlumpf. Les ouvriers des usines Schlumpf n’étant plus payés, ils décident d’occuper les lieux.
L’occupation durera du 7 mars
1977 jusqu’au 22 mars
1979. Patrons paternalistes, ils seront dépossédés de leurs biens par la justice française, orphelins de leurs précieuses
voitures. Ils seront condamnés
à de la prison ferme
pour abus de biens sociaux et
interdits de territoire français.
Cette affaire judiciaire va durer deux ans et tenir en
haleine l’opinion publique française.
Les frères Schlumpf sont soupçonnés d’avoir utilisé l’argent
de l’entreprise à travers un ingénieux
mécanisme de surfacturation intragroupe. Le procès révèle que, conformément à
la fameuse devise d’Ettore Bugatti, « rien
n’est trop beau, rien n’est trop cher ».
C’est ainsi qu’à partir de 1967, les frères Schlumpf ont
rénové, à grand frais, leur collection, en s’attachant les services d’artisans
de talent. Fritz Schlumpf, méticuleux à l’extrême, pouvait ainsi exiger qu’un travail
soit entièrement repris si le résultat escompté n’était pas au rendez-vous.
Le 14 mars 1979,
la cour d’appel de Colmar confirme l’extension
de la liquidation judiciaire aux biens
personnels des frères Schlumpf,
prononcée deux ans plus
tôt, le 2 mars 1977, par
le tribunal de grande
instance de Mulhouse, cette collection ayant été en partie financée sur les deniers de leurs sociétés.
Pour éviter la dispersion de cette incroyable
collection, le gouvernement français décide sa confiscation et son classement
comme monument historique par décret du 14 avril 1978, confirmé par le Conseil
d’État dans une décision du 27 mars 1981 au nom « d’un
intérêt public au point de vue de l’histoire
et de la technique ». Après la cession
de la collection à l’Association du Musée national de
l’automobile, le musée
situé sur l’ancienne filature textile ouvre ses portes aux
amoureux de la voiture
de collection le 10 juillet 1982.
Pour contester cette
décision qui est vécue
comme une spoliation, les frères Schlumpf s’attachent à l’époque les
services de Maître
Paul Lombard, célèbre avocat aujourd’hui
disparu. L’absence de reconnaissance
de leur contribution à l’histoire de
ce musée leur est insupportable,
eux qui avaient toujours
eu pour ambition l’ouverture de celui-ci en
hommage à leur mère.
La saga judiciaire a
continué pendant plusieurs années, jusqu’à un arrêt du 25 mai 1988, dans
lequel, tout en refusant le statut juridique de création originelle d’œuvre de
l’esprit à la collection, la cour d’appel de Paris reconnaissait néanmoins aux
frères Schlumpf la paternité et la réalisation de cette immense collection
étant donné que « l’action de réunion, de
collection et la passion qui ont inspiré leur auteur [constituent] un message
et un témoignage dont l’initiative créatrice mérite protection comme
étant l’expression d’un droit de la personnalité voisin du droit moral et la manifestation d’une action hors du commun ».
En effet, sans
l’action de ces deux frères
et de cette passion dévorante pour les
voitures d’exception et plus particulièrement pour la marque Bugatti, il est probable que
ces automobiles n’aient jamais été réunies
et n’aient jamais pu être
exposées au public.
L’histoire retiendra, malgré les controverses
et les déboires judiciaires qui ont émaillé
sa constitution, que c’est dans cet
écrin remis au goût du jour par la société
Culturespaces, gestionnaire d’extraordinaires lieux culturels, que
l’on peut admirer la plus
belle collection au monde de voitures de
collection. Il faudrait
bien plus que cette
rapide présentation de l’affaire Schlumpf pour en retracer
l’histoire judiciaire complète et détaillée. L’évocation de cette affaire permet au moins de tirer une conclusion
: la passion des hommes pour
cet instrument de liberté a pour
contrepoids le rôle de la justice
qui n’hésite pas à mettre un
frein à leurs ambitions sans borne.
Objet d’art, objet de convoitise, objet d’investissement, objet de gourmandise, condensé de passion
et d’argent, de beauté,
de bruit, de fureur et
de vitesse, la voiture
de collection roule désormais sur les chemins
de la justice.
Olivier Baratelli, Avocat, Cabinet Lombard
Baratelli & associés Membre de l’Institut Art & Droit
Pierre-Eugène Burghardt, Avocat, Cabinet Lombard
Baratelli & associés Membre de l’Institut Art & Droit