Quand on parle de dérèglement climatique, il faut
mesurer toute son ampleur mais aussi toute sa complexité. La question
climatique n’est pas assimilable à la notion de crise, puisque la crise permet,
une fois son évolution réalisée, le retour à une situation dite « normale ». En
l’espèce, le dérèglement climatique comme les modifications de la biodiversité
vont vers un changement radical sans retour.
La
conférence des parties (COP) issue de l’institution de la Convention Climatique
de l’ONU de 1992 a fixé des objectifs dont on ne sait en aucune façon s’ils
pourront être atteints. Ceci est malheureusement loin d’être probable,
notamment pour l’objectif 1,5°C pour 2100 par rapport au seuil d’émissions de
1990. La question climatique étend son effet sur la santé humaine, ce qui
risque de remettre en cause les règles actuelles de la vie en société, les
droits fondamentaux de la personne humaine, et enfin la notion de dignité
humaine, un modèle qui a traversé les 20 derniers siècles. Toutefois, la
question ne s’arrête pas là.
Les
enjeux de cette crise
L’enjeu
de la crise est global et non national, les erreurs faites par une nation
déterminée profitent surtout aux autres, ce qui met en cause le principe même
de la solidarité internationale. Celui-ci a d’ailleurs été mis à mal ces
dernières années à travers l’attaque répétée des grandes institutions
internationales, lesquelles sont la voie vers une véritable politique
internationale effective. Si le contentieux climatique a fait apparaître par
compensation de nouvelles obligations et de nouveaux droits et devoirs pour
l’humanité, ils restent en tout cas non transcrits en droit international
positif, même si, comme on le verra, le sujet ne manque pas d’importance.
Chacun
sait que la difficulté rencontrée pour accomplir la révolution attendue
actuellement est considérable, car nous sommes confrontés, comme l’ont relevé
d’éminents responsables dont Benjamin Louvet (1), à la fragilisation des
horizons. Dans cet article, l’auteur révèle la grande difficulté à mettre en
action les efforts en lien à la transition écologique liés par nature au long
terme face au calendrier des acteurs de la vie politique et économique ; court
terme et long terme sont ici des ennemis déclarés. C’est bien pourquoi l’appel
à la notion de compliance, assez abstraite mais récente et issue de ce que l’on
appelle la doctrine européenne et la doctrine française, illustrée par les
travaux de la professeure Anne-Marie Frison-Roche, est ici plus que précieux (2).
Le
recours à la compliance
Tout
d’abord, on doit aborder le concept de compliance par l’étymologie. Selon le dictionnaire
franco-anglais, le terme est traduit par « conformité ». Cependant, ce n’est
pas tout à fait cela : lorsque l’on parle de conformité, qu’il s’agisse de
conformité à la loi, à la morale, ou à un ordre particulier, cela ne signifie
pas grand-chose si l’on ne va pas dans le détail. Une meilleure approche
consiste à souligner que le mot est issu de deux mots anglais : « to comply
» qui signifie « obéir à », « se conformer à », « accéder à » et « to
explain », c’est-à-dire « expliquer ».
En
réalité, la mise en pratique de la compliance exige de dépasser la notion de
conformité en laissant le soin à celui qui s’y astreint de mesurer les
difficultés qu’il peut rencontrer pour définir et appliquer cette conformité.
Il faut aussi qu’il puisse mesurer pourquoi il ne peut pas l’atteindre. On peut
illustrer cette difficulté en se référant au droit positif des déchets dans
lequel, s’agissant de l’obligation de l’étude d’impact dans le droit du
stockage des déchets (régi par le 4e chapitre du 5e livre du Code de
l’environnement), l’opérateur doit pouvoir expliquer comment il assure la
reprise des déchets une fois stockés, mais aussi, le cas échéant, les raisons
pour lesquelles il ne peut pas parvenir à cette fin. Le juge vérifiera si cet
objectif de loyauté et de transparence a été bien rempli. C’est ainsi que peut
se comprendre la compliance.
Selon
la professeure Isabelle Beineix, la compliance correspond à l’ensemble des
processus mis en « œuvre par l’entreprise en interne mais de façon
transparente pour prouver que son comportement est conforme aux normes
juridiques ou éthiques (3) ». Finalement, on parle aussi ici
d’obligations extra-financières de l’entreprise, et on jugera certainement que
tous les principes tirés du devoir de vigilance et issus de l’ordonnance 399/2017
du 27 mars 2017, qui vise par exemple la pratique ESG (environnement, social et
de gouvernance) et les pratiques de la responsabilité sociale des entreprises
(RSE), sont bien là pour remplir ces objectifs de conformité et au-delà,
puisque la doctrine de la compliance est assortie à la mise en place d’outils
et de méthodes plus larges, et surtout parce qu’elle vise, selon la doctrine, «
des buts monumentaux ».
Cette
notion a pour objectif de se préoccuper des questions environnementales ou par
exemple de l’application de la norme ISO 26000, lorsque c’est le cas, mais en y
incorporant une dimension humaine. La demande de la compliance est une démarche
volontaire qui combine à la fois le maintien des règles de base d’un monde
habitable, mais aussi et surtout la protection de la dignité de la personne
humaine, qui va beaucoup plus loin que les références généralement utilisées
par les techniques de contrôle de mise en conformité ESG ou RSE. En matière
d’environnement, l’outil principal de la compliance commence par la définition
d’une cartographie des risques (4), ce qui oblige à construire une obligation
générale de prudence (5).
L’obligation
générale de prudence est révélée en application d’une réelle obligation de
transparence, ainsi que l’a souligné Sabrina Dupouy. En effet, l’attitude
générale de prudence est complétée par une obligation générale d’alarme
incombant aux auteurs d’un plan de vigilance, selon un arrêt important de la
Cour de cassation du 7 mars 2018 (6). Dans cet arrêt, était en cause une
sanction infligée par l’Autorité des marchés financiers pour dissimulation
d’une information à des investisseurs alors que ceux-ci prétendaient qu’ils
pouvaient la trouver dans la cartographie des risques. La Cour a affirmé que
l’entreprise ne devait pas fournir que les données brutes, mais permettre de
formuler une alarme sur le futur.
Pour
comprendre tout l’intérêt d’une telle jurisprudence, on rappellera que la
question des risques environnementaux s’applique lors de la mise en
responsabilité de l’entreprise ou même, par exemple, dans une opération de
fusion-acquisition (7), de même que dans les mécanismes d’alerte (8). Sans
aucun doute, l’objectif issu des dispositions législatives sur la vigilance
comprennent effectivement l’obligation de cartographier les risques, de
soumettre cette cartographie à une procédure d’évaluation ou de réévaluation
régulière, à la description des actions d’atténuation, à un mécanisme d’alerte
et à un dispositif de suivi des mesures mises en service, car il s’agit là de
l’application des principes de prévention et de réparation mais qui,
précisément, grâce au devoir de vigilance exprimé à travers la compliance, vont
s’étendre à un champ d’application beaucoup plus grand que celui adopté par la
loi du 27 mars 2017 qui concerne essentiellement les entreprises de 5 000 salariés
et de 10 000 salariés en France et à l’étranger.
Combler
les vides et déficits du droit de l’environnement et des techniques de contrôle
type RSE ou ESG
Il
faut partir ici du postulat que le droit de l’environnement est relativement
fragile s’agissant surtout du droit interne, et que finalement, les techniques
de contrôle type ESG, risques RSE ou devoir de vigilance ne gèrent pas la
totalité des risques puisque, comme on l’a déjà montré, leur champ
d’application est partiel car lié à la taille de l’entreprise. Sur le premier
point, il n’est absolument pas douteux que le droit de l’environnement est
fragile et en tout cas actuellement volontairement fragilisé. Illustre cette
difficulté l’invention du principe de non-régression, dont l’obligation inverse
est celle d’amélioration qui n’a jamais été consacrée comme telle. Estimer
qu’il existe un principe de non-régression et que ce dernier doit être
considéré comme susceptible de devoir recevoir application, implique d’évidence
que le droit de l’environnement est en danger permanent de régression.
On
a vu clairement apparaître cette volonté dans la loi 2020-1525 du 7 décembre
2020 d’accélération et de simplification de l’action publique dite « loi ASAP
», car sous couvert de simplification des procédures d’autorisation
environnementale, on a réduit le champ d’application du principe de la
participation du public ou celui de prévention à travers l’application du droit
de l’évaluation environnementale (9). Il existe de nombreux autres exemples (10).
Bref, le droit de l’environnement est vraiment fragile car il est soumis à des
aléas politiques, du fait que le principe figure à l’article L. 110-1 du Code
de l’environnement et il n’a régi aucune reconnaissance constitutionnelle (11) intégrale
aussi forte que celle du Conseil d’État, dans un arrêt récent du 22 septembre
2022 (n° 455658).
Les
aléas de la situation internationale, telle que la guerre de l’Ukraine, sont
avancés comme éléments susceptibles de réduire l’application du droit de
l’environnement. On prendra, à titre d’exemple, le droit des énergies
renouvelables à travers le projet de loi en discussion au Sénat qui a ajouté 70
articles aux 20 articles du projet de loi gouvernemental dans lequel de
nombreuses entorses au droit du contentieux environnemental ont été faites,
sans doute dans une perspective d’efficacité, mais en tout cas par défaut
d’application du principe de participation et de concertation. L’effectivité du
droit de l’environnement reste limitée par son caractère non-transfrontière, ce
qui vise autant les collectivités publiques que privées.
Pour
ce qui est des techniques d’auto-contrôle des entreprises, celles-ci sont, par
définition, limitées dans leur champ d’application. Or, une jurisprudence de la
Cour de cassation (12) est venue à point pour élargir pratiquement au rang de
principe général le devoir de compliance à travers l’application du principe de
vigilance. L’affaire soumise aux juges portait sur une question totalement
étrangère à l’application du droit de l’environnement. Le gérant d’une société
qui avait été évincée avait obtenu des juges du fond satisfaction, mais l’arrêt
de la cour d’appel a été cassé parce qu’elle avait simplement écarté au
bénéfice du gérant toute faute de gestion sans rechercher s’il n’avait pas
commis une telle faute en s’abstenant de mettre en place un système de contrôle
permettant de vérifier la régularité des dépenses de l’entreprise qui n’avait
fait l’objet d’aucun contrôle. Le commentateur de cet arrêt, le professeur
Bruno Dondero, souligne que l’intérêt de la décision de la Cour de cassation
est d’édicter une obligation de compliance applicable à toutes les SARL qui
représentent plus de 1,5 million de sociétés en France (13). L’intérêt de cet
arrêt est de faire effectivement du devoir de compliance une obligation large
et étendue en dehors du champ d’application défini restrictivement par la loi
des techniques de contrôle RSE ESG.
Le
devoir de compliance devrait pouvoir être compris comme s’appliquant aux
personnes publiques, aux communes, départements, établissements locaux mais
aussi aux services publics et établissements publics spécialisés, et pourquoi
pas au domaine de l’État sachant que les obligations environnementales et les
buts monumentaux liés à la compliance ignorent les frontières entre le droit
public et le droit privé. L’intérêt de l’application intégrale et loyale de la
compliance se retrouve incontestablement dans la prévention du dommage et
l’anticipation des risques.
La
compliance anticipatrice des risques et de la responsabilité future des
entreprises
D’une
part, les décisions de justice ont sanctionné les propres règles que
l’entreprise s’est fixée par anticipation. D’autre part, la compliance, on l’a
vu, comporte le respect d’une obligation générale liée à la notion de dignité
humaine. Sur le second, on citera ici l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle
de Karlsruhe le 29 avril 2021 (14). Comme on le sait, il s’agissait, en
l’espèce, de la critique soumise au juge fédéral d’une loi environnementale qui
était incertaine dans ses perspectives pour permettre que l’objectif 2050 de la
neutralité climatique soit atteint. La Cour a en effet critiqué les
dispositions prises dans la mesure où elles sacrifiaient purement et simplement
les générations futures. Sur le premier point, la décision rendue dans
l’affaire Shell par le tribunal de district de La Haye le 26 mai 2021 a attiré
l’attention (15). Comme l’a relevé Anne-Marie Frison-Roche, la responsabilité
ex ante, pilier du droit de la compliance (16), désormais comme dans le
jugement Shell sur les entreprises qui se déclarent responsables pour le futur,
notamment sous la forme juridique d’entreprises à mission, de même, comme
l’illustre le contentieux lancé contre la Société Total visant le plan de
vigilance de ce groupe (17).
En
réalité, l’intérêt de la compliance est de dépasser les objectifs classiques du
droit de l’environnement et de se concentrer sur ce qui doit aujourd’hui
s’appliquer, c’est-à-dire la priorité à la prévention et à la précaution. La
politique européenne dite du Green Deal a instauré la mise en place par l’Union
européenne de fonds considérables qui se sont incarnés dans l’institution de la
taxonomie, ce qui invite à ce perfectionnement de la gestion du futur. Le
règlement du 4 juin 2020 relatif à la taxonomie a défini six objectifs
environnementaux qui peuvent être atteints par les projets envisagés,
l’atténuation du changement climatique, l’adaptation au changement climatique,
l’utilisation durable et la protection des ressources aquatiques et marines, la
transition vers une économie circulaire et la prévention et le contrôle de la
pollution. Un investissement, pour être durable, doit être positif, mais ne
doit pas nuire aux cinq autres objectifs de celui qui est visé. Ceci unit
l’application des garanties minimales s’alignant sur les principes directeurs
de l’OCDE et des Nations unies relatives aux entreprises et aux droits de
l’Homme et qu’on appelait « objectif du développement durable ».
Sur
le deuxième volet du sujet, si l’on veut effectivement établir une harmonie
entre les droits de l’humanité relatifs à la protection de la nature et les
droits humains, on pourra effectivement se référer aux principes fondamentaux
édictés par la Déclaration des droits de l’humanité qui a été rédigée à la
demande du président François Hollande, transmis aux Nations unies et servant
aujourd’hui de référence à de nombreuses entités, personnes publiques ou
privées, et à l’une des associations les plus importantes siégeant auprès de
l’ONU, à savoir, en l’espèce, l’association dite Cités Unies qui regroupe plus
de 140 000 villes et représentant plus de 4 milliards d’habitants (18).
L’intérêt de cette déclaration est d’unir les droits individuels en se référant
à la déclaration de 1948, mais en posant quatre principes fondamentaux, six
droits et six devoirs. S’agissant des principes, il est question des principes
de responsabilité et de solidarité intergénérationnelle, de dignité, de
continuité de l’existence de l’humanité et de non-discrimination à raison de
l’appartenance à une génération.
Les
droits de l’humanité concernent le droit à un environnement sain, à un
développement du partage du patrimoine et l’accès aux ressources vitales comme
à la paix et la sécurité. Les devoirs sont quant à eux le respect des droits de
l’humanité, l’obligation d’organiser le progrès scientifique, l’intégration de
celui-ci sur le long terme.
Le
grand intérêt de ce texte est d’exprimer la finalité même des buts monumentaux
de la compliance en explicitant son contenu. Finalement, le droit climatique
n’est-t-il pas le but monumental de tous les buts monumentaux de la compliance
? Il s’agit là du destin de l’humanité.
Christian Huglo
Avocat à la Cour, Docteur en droit
Associé et fondateur du cabinet Huglo Lepage Avocats
1) Sur ce sujet, voir
chronique de Benjamin Louvet, « Climat, La tragédie des horizons »,
journal Les Échos mardi 15 novembre 2022, p. 10.
2) Voir notamment les deux
ouvrages sous sa direction : Les outils de la compliance, Éditions Dalloz 2021,
et Les buts monumentaux de la compliance, Éditions Dalloz 2022.
3) Voir Isabelle Beineix,
tribune du journal Le Monde, dimanche 23, lundi 25 et mardi 24 mai 2021, p. 30.
4) Voir Marie-Anne
Frison-Roche, « Théorie juridique de la cartographie des risques »,
Dalloz 2019 n° 44.
5) Voir Jacques Mestre, «
Compliance », LRDC 1er mai 2020, n° 181.
6) Voir Cassation 7 mars
2018, n° 1617691, huit-clos cité par Sabrina Dupouy dans l’article intitulé «
La compliance est-elle le futur du droit de l’environnement ? », Revue EEI
7 juillet 2022,
n° 18 précité, p. 2.
7) Voir par exemple, la
Semaine juridique entreprises affaires, n° 27, 8 juillet 2021, article de
Patrice Grenier, p. 5.
8) Voir les spécificités
des mécanismes d’alerte dans la conformité au devoir de vigilance, Cahier du
droit de l’entreprise n° 5, septembre-octobre 2022, p. 41.
9) Voir sur tous ces
sujets, Christian Huglo et autres, le Moniteur 1er janvier 2021, p. 34.
10) Voir les chroniques de
Philippe Billet, Revue Energie, Environnement, Infrastructures des années 2021
et 2022, en particulier n° 3 2021, Évaluation environnementale, la France
dévaluée.
11) Voir arrêt du Conseil
constitutionnel sur la loi Climat Résilience.
12) Cour de cassation 13
août 2021, D.2021/825.
13) Voir Cassation
commerciale 9 février 2022, n° 2014476, Jurisdata n° 2022001856, La Semaine
juridique, entreprises et affaires du 28 avril 2022, p. 19.
14) Voir commentaire de
Corinne Lepage, « La portée universelle de la décision de la Cour
constitutionnelle de Karlsruhe du 29 avril 2021 », actuenvironnement.com et
la revue Energie, Environnement, Infrastructure.
15) Voir Corinne Lepage, «
Les entreprises peuvent et doivent engager la réduction de leurs émissions de
gaz à effet de serre », Journal Spécial des Sociétés, samedi 14 août 2021,
n° 59 et François-Guy Trébulle, « La responsabilité des entreprises de
diminuer leurs émissions de gaz à effet de serre », Energie, Environnement,
Infrastructure.
16) Rec. Dalloz 2022.
17) Mathilde
Hautereau-Boutonnet, « Le risque de procès climatique contre Total, la mise
à l’épreuve contractuelle du plan de vigilance », revue RDC 2019 n° 3, p.
95.
18) Sur la DDHU, voir en
particulier le commentaire article par article sous la direction de F. Picod,
Ch. Huglo, Ed. Bruylant 2018.