Le propre de
l’artiste, mais aussi sa vocation, est de créer une émotion chez quiconque est
confronté à son œuvre. L’œuvre qui ne déclenche aucune émotion est-elle encore
une œuvre et son auteur est-il un artiste ? Nous ne le pensons pas.
Les émotions
provoquées peuvent être fort diverses : admiration, rejet, tristesse,
joie, angoisse, bonheur, dégoût, sourire, pleurs… Certains trouveront l’œuvre « belle », (ce qui n’e st que très rarement l’objectif de l’artiste, heureusement !),
d’autres la trouveront « moche ». Toutes les réactions, tous les
sentiments humains peuvent, ici, être convoqués par l’artiste, car là est son pouvoir et son droit, tous deux universels.
Quand l’œuvre d’art est installée dans l’espace public, elle est
offerte à des regards qui ne la cherchent pas, contrairement à l’œuvre en
galerie ou dans un musée qui, elle, est présentée à des regards volontaires et
motivés.
Dès
lors, l’émotion provoquée chez le passant qui découvre l’œuvre dans
l’espace public peut être une heureuse surprise, une vive admiration, une
satisfaction culturelle, un plaisir esthétique… mais aussi un rejet, un choc,
une blessure, une colère. En effet, l’œuvre peut être reçue par ce passant
comme une atteinte à sa propre idée qu’il se fait de l’œuvre d’art, ou encore
comme une atteinte à sa conception de la morale ou à ses convictions
religieuses.
L’émotion de rejet peut
être si forte que certains se laissent aller à exprimer leur mécontentement par
la violence verbale mais aussi physique : tribunes véhémentes dans les médias,
créations d’associations « anti », organisations de comités de
protection des sites où sont placées les œuvres, injures
et enfin, dégradations des œuvres elles-mêmes.
Injures et atteintes aux œuvres
sont inadmissibles et doivent être réprimées par les dispositions légales
applicables en pareille matière, avec, pour finalité légitime de
protéger tant la liberté de création que la liberté de monstration du produit
de la création.
L’atteinte à l’œuvre par le citoyen
est, comme nous venons de le dire, inadmissible ; mais l’est tout autant
l’atteinte à l’œuvre provoquée par la censure, souvent encouragée, voire
générée, par une forte contestation amplifiée par les médias et les réseaux
sociaux.
C’est ainsi que l’on
verra une juridiction s’autoriser à dire ce qui est art ou pas, ou un élu local
en mal d’électeurs qui donne à ces
derniers satisfaction, en déplaçant la sculpture ou en la remisant, notamment en
période électorale. On rirait presque du maire qui fait repeindre l’œuvre d’une
autre couleur pour la rendre plus « jolie », si ce n’était pas aussi
dommageable pour l’art et les artistes.
Ici, une violente
émotion constatée amène divers « pouvoirs » à censurer l’exposition de l’œuvre.
Mais le simple risque
que l’œuvre provoque une violente émotion chez certains intégristes de la
culture (ou plutôt, de l’inculture) conduit des artistes à s’autocensurer ;
cette fois, c’est l’artiste lui-même qui se refuse à provoquer de l’émotion en
censurant son œuvre, c’est-à-dire en refoulant sa propre « émotion créatrice »
chère à Bergson* ; il va affadir, émousser son œuvre ou va renoncer à
l’exposer, ou pire, à la créer. Là, la seule peur de susciter une violente
émotion amène l’artiste à censurer la création de son œuvre.
La censure de son œuvre par
l’artiste est plus grave encore que la censure des « pouvoirs » : elle est même affligeante, car
contre-nature ; le propre d’un artiste est de créer !
Il convient
donc de mettre l’artiste à l’abri de toute censure, de celle qui vient des
« pouvoirs » comme de celle qui vient de lui-même : mais
comment ? D’abord par la reconnaissance et le respect de ses droits
fondamentaux : celui, certes, de créer, mais
aussi celui d’exposer sans risque, de provoquer n’importe quelle émotion sans risque,
et de plaire ou de déplaire sans risque.
Ensuite, par l’acceptation du
principe que l’on ne doit pas juger une œuvre mais seulement se laisser aller à l’émotion qu’elle inspire. Si l’émotion est
négative, alors passant, passe ton chemin et laisse aux autres le droit et la
liberté de ressentir une émotion positive !
Enfin, par l’appréciation
judiciaire objective, et ici sans aucune émotion, de toutes les atteintes aux
œuvres, et par le prononcé d’une juste sanction.
La France, éternelle terre des
arts et de culture, se doit de protéger et encourager la liberté artistique.
La sculpture Harmonie de Volti - place
Theodor-Herzl - IIIème
Alors, on ne touche pas à l’artiste et à ses œuvres et
l’on renvoie les censeurs !
La question
de la censure de l’art sera évidemment abordée
dans ce présent dossier comme nombre d’autres problématiques juridiques
induites par l’œuvre exposée dans l’espace public.
On trouvera
également un entretien avec Jean Faucheur (voir
p.29), artiste et président de la Fédération de l’Art Urbain, qui considère que
« l’œuvre dans l’espace public pose
plusieurs problèmes juridiques en suspens ». Je le remercie pour sa
disponibilité et ses propos de spécialiste de l’art urbain.
Je laisse
aux lecteurs le soin de découvrir ce dossier, mais aussi
celui de mesurer la qualité des articles rédigés par des membres de l’Institut
Art & Droit. De chaleureux remerciements leur sont ici adressés pour leur
participation à ce numéro du Journal Spécial des Sociétés.
NOTE :
* Henri
Bergson, Les deux sources de la morale et
de la religion, Félix Alcan, Paris, 1932.
Pour
Bergson, l’émotion « peut être
consécutive à une idée, une image représentée », dans notre propos, c’est
l’émotion provoquée chez le regardant de l’œuvre. Mais il existe pour Bergson
une autre émotion, l’émotion créatrice, celle qui est génératrice d’idées, de
représentations, de pensées ; c’est dans notre propos l’émotion qui sous-tend l’acte
créateur de l’artiste et lui permet de l’accomplir.
Gérard Sousi,
Président de l’Institut
Art & Droit,
Ancien vice-président de
l’Université Jean Moulin Lyon 3