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Des émotions et des censures

Des émotions et des censures
Publié le 08/01/2021 à 16:38


Le propre de l’artiste, mais aussi sa vocation, est de créer une émotion chez quiconque est confronté à son œuvre. L’œuvre qui ne déclenche aucune émotion est-elle encore une œuvre et son auteur est-il un artiste ? Nous ne le pensons pas.


Les émotions provoquées peuvent être fort diverses : admiration, rejet, tristesse, joie, angoisse, bonheur, dégoût, sourire, pleurs… Certains trouveront l’œuvre « belle », (ce qui n’e st que très rarement l’objectif de l’artiste, heureusement !), d’autres la trouveront « moche ». Toutes les réactions, tous les sentiments humains peuvent, ici, être convoqués par l’artiste, car là est son pouvoir et son droit, tous deux universels.


Quand l’œuvre d’art est installée dans l’espace public, elle est offerte à des regards qui ne la cherchent pas, contrairement à l’œuvre en galerie ou dans un musée qui, elle, est présentée à des regards volontaires et motivés.


Dès lors, l’émotion provoquée chez le passant qui découvre l’œuvre dans l’espace public peut être une heureuse surprise, une vive admiration, une satisfaction culturelle, un plaisir esthétique… mais aussi un rejet, un choc, une blessure, une colère. En effet, l’œuvre peut être reçue par ce passant comme une atteinte à sa propre idée qu’il se fait de l’œuvre d’art, ou encore comme une atteinte à sa conception de la morale ou à ses convictions religieuses.


L’émotion de rejet peut être si forte que certains se laissent aller à exprimer leur mécontentement par la violence verbale mais aussi physique : tribunes véhémentes dans les médias, créations d’associations « anti », organisations de comités de protection des sites où sont placées les œuvres, injures et enfin, dégradations des œuvres elles-mêmes.


Injures et atteintes aux œuvres sont inadmissibles et doivent être réprimées par les dispositions légales applicables en pareille matière, avec, pour finalité légitime de protéger tant la liberté de création que la liberté de monstration du produit de la création.


L’atteinte à l’œuvre par le citoyen est, comme nous venons de le dire, inadmissible ; mais l’est tout autant l’atteinte à l’œuvre provoquée par la censure, souvent encouragée, voire générée, par une forte contestation amplifiée par les médias et les réseaux sociaux.


C’est ainsi que l’on verra une juridiction s’autoriser à dire ce qui est art ou pas, ou un élu local en mal d’électeurs qui donne à ces derniers satisfaction, en déplaçant la sculpture ou en la remisant, notamment en période électorale. On rirait presque du maire qui fait repeindre l’œuvre d’une autre couleur pour la rendre plus « jolie », si ce n’était pas aussi dommageable pour l’art et les artistes.


Ici, une violente émotion constatée amène divers « pouvoirs » à censurer l’exposition de l’œuvre.


Mais le simple risque que l’œuvre provoque une violente émotion chez certains intégristes de la culture (ou plutôt, de l’inculture) conduit des artistes à s’autocensurer ; cette fois, c’est l’artiste lui-même qui se refuse à provoquer de l’émotion en censurant son œuvre, c’est-à-dire en refoulant sa propre « émotion créatrice » chère à Bergson* ; il va affadir, émousser son œuvre ou va renoncer à l’exposer, ou pire, à la créer. Là, la seule peur de susciter une violente émotion amène l’artiste à censurer la création de son œuvre.


La censure de son œuvre par l’artiste est plus grave encore que la censure des « pouvoirs » : elle est même affligeante, car contre-nature ; le propre d’un artiste est de créer !


Il convient donc de mettre l’artiste à l’abri de toute censure, de celle qui vient des « pouvoirs » comme de celle qui vient de lui-même : mais comment ? D’abord par la reconnaissance et le respect de ses droits fondamentaux : celui, certes, de créer, mais aussi celui d’exposer sans risque, de provoquer n’importe quelle émotion sans risque, et de plaire ou de déplaire sans risque.


Ensuite, par l’acceptation du principe que l’on ne doit pas juger une œuvre mais seulement se laisser aller à l’émotion qu’elle inspire. Si l’émotion est négative, alors passant, passe ton chemin et laisse aux autres le droit et la liberté de ressentir une émotion positive !


Enfin, par l’appréciation judiciaire objective, et ici sans aucune émotion, de toutes les atteintes aux œuvres, et par le prononcé d’une juste sanction.


La France, éternelle terre des arts et de culture, se doit de protéger et encourager la liberté artistique.




La sculpture Harmonie de Volti - place Theodor-Herzl - IIIème



 Alors, on ne touche pas à l’artiste et à ses œuvres et l’on renvoie les censeurs !


La question de la censure de l’art sera évidemment abordée dans ce présent dossier comme nombre d’autres problématiques juridiques induites par l’œuvre exposée dans l’espace public.


On trouvera également un entretien avec Jean Faucheur (voir p.29), artiste et président de la Fédération de l’Art Urbain, qui considère que « l’œuvre dans l’espace public pose plusieurs problèmes juridiques en suspens ». Je le remercie pour sa disponibilité et ses propos de spécialiste de l’art urbain.


Je laisse aux lecteurs le soin de découvrir ce dossier, mais aussi celui de mesurer la qualité des articles rédigés par des membres de l’Institut Art & Droit. De chaleureux remerciements leur sont ici adressés pour leur participation à ce numéro du Journal Spécial des Sociétés.


NOTE :

* Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Félix Alcan, Paris, 1932.

Pour Bergson, l’émotion « peut être consécutive à une idée, une image représentée », dans notre propos, c’est l’émotion provoquée chez le regardant de l’œuvre. Mais il existe pour Bergson une autre émotion, l’émotion créatrice, celle qui est génératrice d’idées, de représentations, de pensées ; c’est dans notre propos l’émotion qui sous-tend l’acte créateur de l’artiste et lui permet de l’accomplir.

 


Gérard Sousi,

Président de l’Institut Art & Droit,

Ancien vice-président de l’Université Jean Moulin Lyon 3



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