Martyrisés en 1871, ils
avaient tout au long de leur existence fait honneur à l’Eglise et à la
magistrature. Étienne Madranges nous rappelle le sort de deux grands personnages
courageux qui affrontèrent la mort ensemble, victimes de la sauvagerie des
communards pendant la semaine sanglante.
Le destin réserve parfois le
même sort tragique à des personnages bien différents ayant pourtant des points
communs.
Tous deux étaient issus d’un
milieu simple. Tous deux sont nés en province et ont exercé à Paris. Tous deux
portaient une robe et un couvre-chef dans l’exercice de leur fonction. Tous
deux écrivaient et traduisaient les langues anciennes. Tous deux ont reçu la
plaque de grand officier de la Légion d’honneur. Tous deux étaient de grands
chrétiens et avaient le sens du devoir. Tous deux étaient patriotes et
courageux. Tous deux ont fini dans une cellule sombre et humide et ont été
sauvagement fusillés le même jour.
Un archevêque fils d’épiciers
né dans l’osier
Fils d’épiciers, Georges
Darboy naît en 1813 à Fayl-Billot, un village de la Haute-Marne connu pour ses
oseraies. L’osier est en effet cultivé à Fayl-Billot sur des centaines
d’hectares depuis le 17e siècle. C’est un moine anachorète qui,
fondant une Communauté, y a apporté l’art de la vannerie, lequel perdure plus
que jamais dans ce territoire haut-marnais.
On trouve à Fayl-Billot (Haute-Marne), village natal de Georges Darboy, un
musée de la vannerie. © Étienne Madranges
Après un poste d’évêque à
Nancy, il est nommé par Napoléon III en 1863 archevêque de Paris. En effet, le
concordat de 1801 signé entre Bonaparte et le pape Pie VII est toujours en vigueur.
Il prévoit que les évêques sont nommés par le chef de l’exécutif français puis
confirmés par le pape.
Il réorganise avec rigueur
l’archidiocèse de Paris. Il reconsacre la cathédrale Notre Dame de Paris qui
vient d’être restaurée par Viollet-le-Duc et Lassus.
En 1868, une controverse
l’oppose à Maximin Giraud, le jeune Isérois qui affirmait avoir été le témoin
d’une apparition mariale à La Salette (Isère) alors qu’il gardait un troupeau.
Le voyant prédit alors au prélat qui doutait de la réalité de l’apparition
mariale qu’il sera fusillé en 1871.
En 1870, le pape convoque le
concile Vatican I à Rome. Au programme figure l’adoption du dogme de
l’infaillibilité papale. En vertu de ce dogme, le pape ne peut se tromper
lorsqu’il définit ex cathedra (donc depuis sa cathèdre, son siège) une
doctrine en matière de foi ou de mœurs. Monseigneur Darboy est, comme les
autres évêques français, très hostile à ce concept. Afin de ne pas prendre part
au vote, la délégation épiscopale française quitte le Vatican. Le dogme
d’infaillibilité papale est néanmoins adopté le 18 juillet 1870.
Si les prélats français se
sont peu à peu convertis à l’ultramontanisme, Darboy, conseiller impérial,
sénateur de l’Empire, reste un adepte du gallicanisme.
Il est arrêté le 4 avril
1871. Sa sœur Justine est également arrêtée et l’archevêché est pillé. Le même
jour, la commission exécutive de la Commune de Paris affiche une
proclamation : « Citoyens, Les
monarchistes qui siègent à Versailles, ne vous font pas une guerre d’hommes
civilisés ; ils vous font une guerre sauvage. Les Vendéens de Charette, les
agents de Piétri fusillent les prisonniers, égorgent les blessés, tirent
sur les ambulances… Ces trahisons et ces atrocités ne donneront pas la victoire
aux éternels ennemis de nos droits. Nous en avons pour garants l’énergie, le
courage et le dévouement à la République de la garde nationale. Son héroïsme et
sa constance sont admirables… Bientôt il ne restera plus aux royalistes de
Versailles que la honte de leurs crimes… ».
Alors que
l’archevêque est incarcéré à Conciergerie puis à la prison Mazas, les
communards tentent de l’échanger avec Auguste Blanqui, qui a été arrêté le 17
mars et envoyé dans une geôle en province. Une nouvelle détention pour celui
qu’on surnomme « l’Enfermé », eu égard à ses nombreuses incarcérations.
Thiers et les Versaillais refusent de libérer cet adepte de l’insurrection,
conspirateur permanent qui prône la violence politique.
La santé de Georges Darboy décline rapidement. Il se souvient très
probablement des mots qu’il avait écrits pendant son ministère : « La
souffrance joue un grand rôle dans le monde, non seulement parce qu’elle s’en
est emparée entièrement et qu’elle y règne d’une façon inexorable, mais encore
parce qu’elle n’a d’autre mission que de marquer pour une gloire définitive les
choses qu’elle touche et flétrit en passant… Elle est donc un moyen, et non pas
un but… il faut souffrir avec résignation et même, s’il se peut, avec joie. ».
Il est transféré à La Roquette le 22 mai.
La cellule de Mgr Darboy à la prison de La Roquette, conservée dans la crypte du
Séminaire Saint Sulpice à Issy-les-Moulineaux (92). © Étienne Madranges
Un magistrat d’une grande
noblesse d’esprit
Louis-Bernard Bonjean naît en
1804 à Valence (Drôme), apprend les mathématiques puis le droit. Docteur en
droit, il participe aux journées de 1830 et perd un œil pendant les
échauffourées révolutionnaires.
Il devient avocat aux
conseils et plaide devant la Cour de cassation.
Il est élu député en 1848 et
devient ministre de l’Agriculture en 1851. Nommé président de la section de
l’intérieur au Conseil d’État en 1852, mais également avocat général à la cour
de cassation, il devient sénateur puis préside à partir de 1865 la chambre des
requêtes de la cour de cassation. La destitution provisoire du Premier
président Adrien Marie Devienne en janvier 1871 (qui sera rétabli dans ses
droits en juillet 1871) l’amène à présider à titre provisoire la juridiction
suprême.
Le 21 mars 1871, il préside
une audience de la chambre des Requêtes. La Cour de cassation est revenue à
Paris après un séjour à Pau (Pyrénées-Atlantiques) ayant pris fin le 12 mars.
A l’issue de l’audience, il
est arrêté sur l’ordre de Raoul Rigault, fonctionnaire de préfecture qui vient
de prendre la tête de la préfecture de police (on aura coutume de l’appeler
« le procureur de la Commune »). Interrogé, il s’indigne de
l’illégalité de son arrestation. On lui répond qu’« on ne fait pas de
la légalité mais la révolution ».
Pendant sa détention, il
réussit à faire passer une lettre dans laquelle il écrit : « Ce
que j’ai fait, je le referais encore, quelques douloureuses qu’en aient été les
conséquences pour ma famille tant aimée. C’est que, voyez-vous, à faire son
devoir il y a une satisfaction intérieure qui permet de supporter, avec
patience et même avec une certaine suavité les plus amères douleurs… Je puis
vous affirmer que, sauf la poignante inquiétude que j’éprouve pour la santé de ma
noble et sainte compagne, jamais mon âme ne fut plus sereine et plus calme
depuis que j’ai perdu jusqu’à mon nom pour n’être plus que le numéro 14 de la
sixième division. Mais ce numéro 14 vous aime bien et vous bénit comme si vous
étiez un de ses enfants ».
Le Procureur général Paul
Fabre tente d’obtenir sa libération, ce qui le rend bien évidemment lui aussi suspect
aux yeux des communards qui ordonnent aussitôt son arrestation. Exfiltré par
des collègues, il succombe le 27 mars.
La Cour de cassation se
transporte par précaution au palais de justice de Versailles et y siège du 25
avril au 23 juin.
Incarcéré à la prison Mazas,
comme le furent avant lui Arthur Rimbaud et Georges Clemenceau, le président
Bonjean supporte tant bien que mal la dureté des conditions de détention.
Certes, sa cellule n’est pas un ergastule, mais on le prive d’un confort
élémentaire.
Le directeur provisoire de la
prison, un certain Mouton, ancien cordonnier, contrarié par son arrestation et
bienveillant à son égard, lui propose de signer un faux ordre de liberté afin
de le faire libérer. Louis-Bernard Bonjean refuse de s’évader ainsi au moyen
d’un subterfuge, déclarant : « Lorsqu’on est président à la cour
de cassation et qu’on occupe un si haut rang dans la magistrature de son pays,
on ne sort de prison que par la grande porte et au grand jour ».
L’exécution
Le 20 mai 1871, le bâtonnier
de Paris, Edmond Rousse, obtient de Raoul Rigault et d’Eugène Protot, un avocat
devenu Délégué à la Justice de la Commune, l’autorisation de s’entretenir avec
les otages. Il prévoit de revenir la semaine suivante. Le destin ne le
permettra pas et il ne pourra éviter en outre l’exécution le 23 mai de son
confrère Gustave Chaudey, fusillé sur l’ordre de Rigault alors même qu’il avait
été l’avocat de ce dernier en 1866.
Le 24 mai au matin, les
communards décident d’exécuter plusieurs otages, de préférence des
ecclésiastiques. Le menuisier Genton, autoproclamé président de la cour
martiale, donne l’ordre de la tuerie.
Le 24 mai au soir, Darboy et
Bonjean sont extraits de leur cellule à la Grande Roquette où ils avaient été
transférés. Bonjean a une pensée pour sa femme et ses enfants. Il soutient
l’archevêque, malade et très amaigri, que les bourreaux ont violemment poussé
et maltraité, lui disant bénignement : « Allons Monseigneur,
appuyez-vous sur mon bras, c’est le bras d’un ami et d’un bon chrétien…
Montrons-leur comment un prêtre et un magistrat savent mourir ».
Tous deux s’agenouillent pour
prier puis, sous les insultes (« canailles, crapules »…) sont
adossés dans le chemin de ronde à un mur d’angle en compagnie du curé de la
Madeleine, l’abbé Deguerry, et de trois autres prêtres. Résigné à mourir,
Georges Darboy avait fait savoir la veille qu’il pardonnait à ses meurtriers.
Les bourreaux, pressés de
néantiser des hommes de vertu et les vertus qu’ils représentent, vocifèrent. Leurs
fusils hurlent soudain. Les suppliciés s’affaissent, le chef du peloton
d’exécution, Virigg, achevant l’archevêque d’une balle. Ils sont dépouillés de
leurs effets et objets personnels. On brise leurs membres. La soutane violette
du prélat est lacérée.
Le mur de la prison de La Roquette devant lequel ont été fusillés les otages
est conservé dans la crypte du Séminaire Saint Sulpice à Issy-les-Moulineaux
(92). © Étienne Madranges
Ils sont jetés le lendemain
dans une fosse commune du cimetière du Père Lachaise. L’horloge de la prison
sonne huit heures. L’Église et la magistrature ne peuvent dès lors que revêtir
des voiles de deuil.
Deux jours plus tard, le 26
mai, 50 otages, dont 36 gendarmes et 10 prêtres, seront à leur tour fusillés
rue Haxo à Paris. Une église sera édifiée sur les lieux du massacre.
Église parisienne Notre Dame des Otages rue Haxo (style art déco, vitraux de
Barillet et Hanssen) ; une porte et une grille de la prison de La Roquette
ont été installées sur le mur. © Étienne Madranges
Le président Bonjean sera
plus tard inhumé dans l’intimité, sa famille ayant refusé des obsèques
nationales. Sa Grandeur Monseigneur Darboy (c’est ainsi qu’on le titre à
l’époque) sera inhumé à Notre-Dame de Paris.
Coïncidence de l’histoire,
Raoul Rigault, qui avait procédé à l’arrestation du président Bonjean, et qui
avait fait incarcérer de nombreux prêtres puis s’était fait nommer procureur de
la commune, est fusillé sans procès le même jour, 24 mai, par des soldats
versaillais dans le quartier latin.
Autre coïncidence de
l’histoire, la chambre des requêtes de la cour de cassation que le président
Bonjean avait présidée avec tant de compétence et d’engagement sera la seule à
échapper à l’incendie criminel du palais de justice ravageant les locaux de la
cour de cassation, brûlant 30 000 des 50 000 volumes de sa
bibliothèque (restaurée, cette chambre, devenue chambre commerciale est
toujours dans sa configuration d’origine), brûlant également la plus grande
partie des livres de l’Ordre des avocats, l’autre partie étant sauvée par le
bibliothécaire de l’Ordre, Nicolas Boucher. Un incendie déclenché par les
communards le 24 mai, le jour même de l’exécution du président Bonjean.
L’exécution de l’archevêque
Darboy et du président Bonjean ? Le symbole de la haine de la religion et
de l’ordre républicain. Un sacrifice ô combien inutile et tant injuste
d’hommes de devoir, d’illustres parangons de vertu républicaine et religieuse
de la nation ! Un massacre qu’aucune révolution ne peut justifier.
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 215
Les
10 empreintes d’histoire précédentes :
• Pourquoi
l'archevêque de Paris et le premier président de la Cour de cassation par
intérim ont-ils été fusillés le même jour ? ;
•
Quel
archichancelier "court-sur-pattes" ne fut jamais à court d'idées ? ;
• Pourquoi
le Taj Mahal, monument de l'amour éternel, menacé par le chironomus
calligraphus, est-il au cœur de procès à répétition ? ;
• Quel
peintre lombard impulsif et ténébriste, sauvé de la prison par un ambassadeur
de France, a fait d'une prostituée une vierge ? ;
•
Quel
écrivain, prix Nobel de littérature, est représenté la plupart du temps entouré
de papillons jaunes ?
;
• Quel
rapport y a-t-il entre la montre bisontine la plus chère du monde et le puits
initiatique de Sintra ?
;
• Par quel
caprice d'avocat, l'architecte catalan Gaudi a-t-il commencé sa carrière sous
le règne d'un ancien élève du collège Stanislas ? ;
•
Quel
grand architecte de prisons et d'une école pour les juges, né dans une abbaye
en pierre près d'une chaire extérieure, est inhumé à l'intérieur d'une église
en béton ? ;
•
Quel
poète français abolitioniste a demandé au temps de suspendre son vol chez le
roi des marmottes ?
;
• Quel artiste refusant les
courbettes, peignant des nus et condamné pour une colonne, est mort chez les
braillards ? ;