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EMPREINTES D'HISTOIRE. Pourquoi le château de la gentille reine Marie est-il devenu le repaire sanguinaire de Dracula avant de finir en musée des instruments judiciaires de torture ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Pourquoi le château de la gentille reine Marie est-il devenu le repaire sanguinaire de Dracula avant de finir en musée des instruments judiciaires de torture ?
Château de Bran (Transylvanie, roumanie), surnommé le château de Dracula. (c) Étienne Madranges
Publié le 29/09/2024 à 07:00

Notre chroniqueur Étienne Madranges, lors de son dernier périple roumain, s’est arrêté au château de Bran, près de Brasov, l’un des sites les plus visités de Roumanie. Les vampires, vendus en effigie dans de nombreuses boutiques, semblent rôder dans cette contrée bucolique transylvanienne. La raison ? La curieuse idée d’un écrivain britannique d’avoir situé en Transylvanie dans les Carpates un héros sanguinaire fictivement inspiré de l’histoire d’un prince de Valachie.

Une forteresse édifiée sur l’ordre d’un descendant du frère de Saint Louis

En 1377, le roi de Hongrie et de Pologne Louis 1er ordonne la construction d’une forteresse destinée à protéger la frontière orientale du royaume de Hongrie d’une part pour freiner les incursions des Ottomans en Transylvanie et d’autre part afin de répondre à l’instabilité en Valachie et en Moldavie. Louis 1er de Hongrie est le descendant direct de Charles 1er d’Anjou, qui, pour être le plus jeune frère de Saint louis, était le dernier enfant de Louis VIII et de Blanche de Castille. Le site de Bran, au sud de Brasov, est choisi pour son intérêt stratégique. Les habitants de Brasov construisent eux-mêmes cette forteresse, qui deviendra le château de Bran.

Au XVIe siècle, lorsque Soliman le Magnifique chasse le roi de Hongrie et s’empare de la Transylvanie, il ne peut empêcher la ville de Brasov de conserver son autorité sur Bran.

En 1691, la Transylvanie passe sous le contrôle des Habsbourg. Le château de Bran conserve une fonction militaire puis administrative.

En 1877, la Roumanie devient un royaume indépendant à l’issue du conflit russo-roumano-turc qui amorce le déclin de l’empire ottoman. La forteresse est attribuée à l’office des forêts de la ville de Brasov, qui l’administre jusqu’en 1918.

Marie d’Edimbourg, duchesse de Saxe-Cobourg-Gotha, née en Angleterre, de religion anglicane, épouse en 1893 Ferdinand de Hohenzollern-Sigmaringen, neveu et dauphin du roi de Roumanie Carol 1er. Trois cérémonies sont organisées : une civile, une catholique, une anglicane. Les deux époux accèdent au trône de Roumanie en 1914 à la mort du roi Carol 1er. La reine Marie a une influence déterminante sur mon mari et l’incite notamment à entrer en guerre au côté de la France, en s’impliquant ensuite personnellement lors des opérations militaires.

Au sortir de la première guerre mondiale, elle parcourt la Roumanie et tombe sous le charme du château de Bran. La ville de Bran décide alors, afin de la remercier pour son engagement patriotique en faveur du pays, de lui offrir cette forteresse. L’acte de donation du conseil municipal de Brasov évoque ce cadeau comme « un hommage », offert par gratitude pour l’action de la souveraine pendant le conflit. La forteresse renaît.

Marie fait aménager soigneusement le château afin de s’y installer avec ses enfants et ses proches. Elle note dans son journal sa joie à le transformer en lieu d’habitation confortable avec plus de lumière et des escaliers secrets. Et elle écrit en 1930 : « Je l’avais vu éperdu de solitude, sur le rocher où il a été dressé, et une idée m’est passée par l’esprit : quel délice de posséder une telle forteresse et de la transformer en foyer. Quel conte de fées de ramener à la vie un petit château médiéval, une vraie histoire de fées ». Elle meurt en 1938. Le château échoit à sa fille la princesse Ileana.

En 1948, après l’abdication du roi Michel 1er (petit-fils de Marie), le château est confisqué par les autorités communistes et transformé en musée. Le mobilier et les œuvres d’art de la forteresse sont dispersés. L’édifice se dégrade progressivement.

En 2009, l’Etat roumain restitue le château de Bran aux descendants de Marie, dont Dominic de Habsbourg-Lothringen. Ceux-ci le transforment en lieu touristique accueillant chaque année des dizaines de milliers de visiteurs.

Ils laissent se développer un mythe : celui de Dracula. Le château de Bran devient pour le monde entier le château de Dracula.

Vlad l’empaleur

En 1442 meurt Vlad II le Dragon (en roumain Vlad Dracul, il était chevalier de l’Ordre du Dragon), prince de Valachie, région qui se trouve au sud de la Moldavie et à l’est de la Transylvanie et qui s’étend jusqu’à la mer noire.

Son fils, le voïvode (chef militaire issu de la noblesse devenu prince héréditaire) Vlad III devient à son tour prince de Valachie. On lui donne le surnom de Vlad Draculea, c’est-à-dire Vlad fils de Dracul, fils du Dragon. C’est un boyard, un aristocrate orthodoxe qui se convertira pour des raisons politiques au catholicisme après avoir été prisonnier des Ottomans durant sa jeunesse pendant plusieurs années.

Une légende se crée peu à peu autour de ce personnage au parcours étonnant.

On affirme qu’il est né à Sighisoara, très belle ville de Transylvanie, sans doute pour des raisons romanesques, alors qu’il est en réalité né en Valachie.


Vues de Sighisoara, l’une des plus belles villes de Roumanie.
© Étienne Madranges

On lui donne rapidement un surnom, celui de Vlad l’empaleur. On rapporte en effet qu’il faisait empaler tous ses opposants, en particulier des Ottomans par milliers, laissant mourir dans des douleurs atroces les empalés.

Des gravures le représentent en vampire sanguinaire.

Il semble établi en tout cas qu’il a châtié les boyards qui avaient provoqué la mort de son père, leur infligeant divers supplices.


Le voïvode Vlad III l’empaleur, prince de Valachie ; un pal exposé au château de Bran (Roumanie), accompagné d’une gravure explicite. © Étienne Madranges

En 1476, alors qu’il vient d’être élu prince de Valachie, il est assassiné et ses cheveux sont envoyés au Sultan pour être exposés.

Après sa mort, la légende se construit peu à peu d’un tyran abominable faisant pendre, frire, clouer, mutiler, décapiter, enterrer vivants ses ennemis, et surtout les faisant empaler par milliers.

Il n’en demeure pas moins qu’en réalité, les Roumains le considèrent comme un héros pour avoir combattu les ennemis de la Roumanie.

Dracula, un mythe « sang pour sang » inventé au XIXe siècle

En 1897, un écrivain irlandais, Bram Stoker, publie le roman « Dracula ». Adepte des légendes historiques (il a été baigné dans son enfance par les légendes irlandaises), il a travaillé pendant 10 ans sur l’histoire de la Valachie et sur Vlad l’empaleur. Il emprunte au nom de ce dernier le nom de son héros, écrivant : « Il paraît que toutes les superstitions du monde se retrouvent dans les Carpates, et ne manquent pas de faire bouillonner l’imagination populaire », ce qui explique la préquelle de son roman qui se déroule en Angleterre et en Transylvanie. Un jeune clerc de notaire anglais se retrouve prisonnier d’un noble transylvanien, le comte Dracula, dans un château des Carpates. Dracula est un prédateur, un vampire qui mord ses victimes et se nourrit de leur sang. Les thèmes de la folie, du surnaturel, du vol des âmes, du romantisme macabre et surtout de la lutte du Bien contre le Mal sont au cœur de cette œuvre épistolaire, composée notamment de lettres, de journaux intimes, d’articles de journaux, ce qui confère au récit suspense et authenticité.

Le château de la Reine Marie devient celui de Dracula

Dans son roman, Bram Stoker, qui n’a jamais visité la Roumanie, décrit le château de Dracula comme une forteresse de Transylvanie perchée sur un sommet rocheux an centre d’un paysage sauvage. Il utilise par ailleurs le nom (Draculea) de Vlad l’empaleur, tout à la fois héros national et tortionnaire présumé. Il n’en faut pas plus pour identifier rapidement dès le XXe siècle le château de Bran offert à la Reine Marie par la ville de Brasov au château du comte Dracula alors qu’il n’y a strictement aucun lien entre les deux. Les Roumains voient rapidement tout l’intérêt qu’il y a à transformer la forteresse de Bran en château de Dracula et se livrent à une confusion historique savamment orchestrée à partir des années 1970. Transformé en site idéal et central du vampirisme, le château devient rapidement un lieu touristique incontournable de Roumanie.


La situation géographique du château de Bran au cœur des Carpates (1), la présence d’escalier secrets (2) ont permis de transformer cette forteresse en château de Dracula (3 et 4), entrainant tout autour un commerce d’objets d’occultisme et de vampirisme (5). © Étienne Madranges

Quand la justice torturait sans pitié

Les Roumains, devant le succès de transformer le château de Bran en château de Dracula, décident d’accentuer le caractère horrifiant des lieux et installent au sein de la forteresse un musée des tortures qui présente des instruments effroyables et macabres utilisés par les juges. En parcourant les salles emplies d’appareils multiples destinés à provoquer et accentuer la souffrance, le visiteur ne peut qu’être épouvanté par ce que la justice d’antan a pu imaginer pour faire avouer et pour punir les criminels. Certains touristes, répugnant à poursuivre leur découverte de l’abomination, font demi-tour.


Quelques-uns des instruments de torture médiévaux présentés dans le musée des tortures du château de Bran (Roumanie). © Étienne Madranges

Nosferatu, la symphonie de l’horreur et le procès de Berlin

En 1921, 9 ans après la mort de Bram Stoker, le cinéaste allemand Friedrich Murnau décide d’adapter le roman Dracula. Il n’obtient pas les droits et imagine alors un scénario qui s’éloigne un peu de l’œuvre littéraire tout en en conservant l’esprit et le fil directeur.

Il s’appuie sur la société de production Prana-Film, créée à cet effet par un peintre et un architecte berlinois, tous deux férus d’occultisme et d’ésotérisme, adeptes des symboles cabalistiques et autres idéogrammes hermétiques.

Le film « Nosferatu » est tourné en 1921 et présenté à la presse en mars 1922 au jardin zoologique de Berlin. Le nom utilisé pour la promotion est « Nosferatu, eine Symphonie des Grauens », « Nosferatu, une symphonie de l’horreur ». Les invités sont en costume Biedermeier, cette tenue bourgeoise de l’Allemagne d’après le Congrès de Vienne au XIXe siècle, inconfortable pour les femmes portant des robes à panier et des corsets, imposant aux hommes des redingotes ajustées.

Au même moment paraît « Dr Mabuse », le célèbre film de Fritz Lang mettant en scène un médecin psychanalyste démoniaque à la tête d’un gang criminel. Le cinéma noir prend son essor dans les salles obscures.

Informée par un courrier anonyme de la sortie du film de Murnau, la veuve de Bram Stoker, Florence Stoker, dépose le 1er avril 1922 un recours en plagiat et violation des droits d’auteur devant le tribunal de Berlin, lieu des faits et du domicile des défendeurs.

Les avocats de la société Prana-Film et de Murnau tentent de convaincre la juridiction que le film Nosferatu s’éloigne sensiblement du roman Dracula, que les personnages portent des noms différents, que le vampire héros s’appelle comte Orlok et que donc le film n’est en rien un plagiat.

Les avocats de Florence Stoker démontrent qu’au contraire les similitudes sont très nombreuses. Le tribunal leur donne raison et, décision rare et inattendue, ordonne la destruction sans délai de la bande originale, de tous les négatifs et de toutes les copies.

On détruit tout… en réalité presque tout car d’une part la société Prana-Film fait faillite, ce qui complique les saisies, d’autre part des copies cachées subsistent. Cela permet à la British Film Society de Londres de projeter le film en 1925. La destruction de cette copie est à nouveau demandée, mais personne ne la trouve.

Finalement, Universal réussit à acheter les droits d’adaptation de « Dracula », ce qui n’enlève rien au caractère illicite de « Nosferatu », qui sera projeté en 1929 à New York malgré les poursuites intentées par la veuve très procédurière.

Depuis, soigneusement restauré, le vampire continue à sévir… Doigts crochus, victimes exsangues et scènes macabres peuvent faire frissonner…

Un crâne qui se volatilise…

C’est le magazine allemand « Der Spiegel » qui révèle l’affaire le 14 juillet 2015. Des inconnus ont pénétré par ruse dans la chambre funéraire de la famille Murnau au cimetière de Stahnsdorf près de Berlin, y ont répandu de la cire, et ont dérobé le crâne de Friedrich Murnau. La scène ressemble à un scénario macabre réalisé par des adeptes de l’occultisme. Le réalisateur de « Nosferatu », décédé en 1931 à l’âge de 42 ans dans un accident de voiture aux Etats-Unis à Santa Barbara après avoir tourné « L’Aurore », le film aux trois oscars, est toujours considéré comme un maître de l’horreur et ses fans ne désarment pas pour l’honorer à leur façon. Des intrusions avaient déjà eu lieu dans la crypte de la chambre funéraire.

L’affaire contraint la direction du cimetière à envisager de déplacer le cercueil de Murnau, à sceller définitivement la chambre funéraire et à édifier un mur !

Une singulière comparaison judiciaire

En 2011, Georges Tron, maire de Draveil, ancien secrétaire d’Etat chargé de la fonction publique, adepte de la réflexologie plantaire, est mis en examen pour viols et agressions sexuelles. En 2013, dénonçant un complot, il bénéficie d’un non-lieu. La cour d’appel infirme cette décision et le renvoie devant la cour d’assises de Bobigny (93).

En 2018, son avocat Éric Dupont-Moretti obtient son acquittement, la cour écartant l’existence d’une contrainte lors des ébats sexuels « en présence de tiers dans un climat général hypersexualisé ».

Le parquet général fait appel. En 2021, la cour d’assises de Paris le déclare finalement coupable de viol et d’agressions sexuelles sur l’une des plaignantes. Il est condamné à 5 ans d’emprisonnement dont 3 ferme et est incarcéré.

La relation avec le héros de Stoker se situe dans les propos de l’avocat général Frédéric Bernardo lors du premier procès. Dans son réquisitoire, le magistrat tente de démontrer que l’accusé a « abusé de son pouvoir » et tenté de « politiser une affaire purement sexuelle », rappelle qu’on le surnomme le « masseur chinois », et le compare au comte Dracula, « pervers narcissique » qui « vampirise ses victimes ».

Dracula n’a pas fini de s’inviter dans les prétoires !

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 236


Les 10 empreintes d’histoire précédentes :


Pourquoi le château de la gentille reine Marie est-il devenu le repaire sanguinaire de Dracula avant de finir en musée des instruments judiciaires de torture ? ;

• Quel Christ judiciaire, objet d'une singulière polémique, a quitté le cœur d'une cour d'assise pour se retrouver dans un chœur d'une abbatiale ? ;

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• Pourquoi les livres scolaires de la IIIe et de la IVe République évoquaient-ils l'épisode du vase de Soissons comme un évènement important de l'histoire de France ? ;

• Pourquoi le vainqueur du Tour de France, tué par sa compagne, s'est-il retrouvé sur le mur de la prison de Brignoles ? ;

• Comment punir un juge injuste ? ... ou le terrible jugement de Cambyse ;

• Pourquoi les objets incas prélevés au Machu Pichu reviennent-ils si tard au Pérou ? ;

• Pourquoi la Cathédrale moscovite Basile-Le-Bienheureux a-t-elle échappé à la fureur destructrice stalinienne ? ;

• Quel poète a multiplié les coups à boire et les coups de feu avant de trouver la quiétude dans une auberge du lit où on dort ? ;

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