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EMPREINTES D'HISTOIRE. Quel avocat du XIXe, luttant pour l'indépendance de son pays, et quel juge du XXIe, luttant pour l'indépendance de la justice, ont été châtiés ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Quel avocat du XIXe, luttant pour l'indépendance de son pays, et quel juge du XXIe, luttant pour l'indépendance de la justice, ont été châtiés ?
Le monument dédié à Kossuth, devant le Parlement de Hongrie. (c) Étienne Madranges
Publié le 13/10/2024 à 07:00

C’est en Hongrie que notre chroniqueur Étienne Madranges nous emmène cette semaine, afin d’évoquer deux personnages qui ont mené des combats historiques pour l’indépendance. L’un, avocat héros de la révolution hongroise de 1848 luttant pour l’indépendance de son peuple, emprisonné pendant trois ans pour ses idées libérales, condamné à mort par contumace à l’instigation des autorités autrichiennes et contraint à l’exil. L’autre, magistrat du XXIe siècle, luttant pour l’indépendance de la justice dans son pays, démis de ses fonctions puis réintégré sur injonction de la justice européenne.

 

Lajos Kossuth, avocat, fils d’avocat et petit-fils de juge

On lui doit cette citation : « Le patriotisme est la source du sacrifice, par cette seule raison qu’il ne compte sur aucune reconnaissance quand il fait son devoir ».

Lajos Kossuth naît en 1802 dans un village d’une région hongroise viticole. Son père est avocat et son grand-père est magistrat. Sa famille est protestante. Après des études de droit, il devient avocat et seconde son père avant de travailler pour des familles aristocratiques et de rédiger des documents destinés à la Diète nationale, cette assemblée que l’on peut comparer aux États généraux en France, et dans laquelle on ne s’exprime qu’en latin jusqu’au début du XIXe siècle.

Il s’exerce au journalisme. Faisant preuve d’un rare talent oratoire et littéraire, sa notoriété croît au fil de ses publications et de ses discours pour les libertés. Il devient rapidement une figure emblématique de la Hongrie par ses combats incessants en faveur de l’indépendance de son pays, jouant un rôle déterminant dans la révolution hongroise de 1848-1849 et menant une lutte déterminée contre la domination autrichienne. Il est arrêté en 1837 en raison de ses écrits et emprisonné pour haute trahison.

Le chancelier Klemens von Metternich, pourtant favorable aux idées des Lumières, est en effet un farouche adversaire des idéaux nationalistes qu’il ne cesse de combattre au long de ses quarante années de carrière politique, dont treize années à présider le Conseil de régence autrichien. Kossuth profite de son incarcération pour approfondir sa connaissance de l’anglais. Il est libéré en 1840 sous la pression de la Diète, devenant une véritable icône nationale. Il exige l’abolition du servage.

Metternich finit par lui proposer un poste dans la fonction publique. Kossuth refuse.

La révolution hongroise de 1848, qui suit de peu la Révolution française de 1848, l’amène à jouer un rôle central. Il obtient la levée d’une armée pour combattre les Serbes et est nommé à la tête d’un gouvernement provisoire, présidant en outre un Comité national de défense. Après la fuite de Metternich, il fait proclamer par la Diète l’indépendance de la république de Hongrie.

La réaction autrichienne est immédiate. L’armée autrichienne vainc la Hongrie avec le concours de la Russie. Kossuth est contraint à l’exil. Il est condamné à mort par contumace en 1851, voyage dans plusieurs pays étrangers dont la France et meurt en exil.

L'héritage de Kossuth reste un puissant symbole de résistance contre l'oppression, d’incarnation des aspirations d’un peuple et de défis accompagnant la quête de l’autodétermination et de la liberté nationale. En Hongrie, il est célébré comme un patriote, véritable héros national. Plusieurs monuments, rues et institutions portent son nom. Sa vision d'une Hongrie libre et indépendante continue d'inspirer les mouvements pour les droits et les libertés à travers le monde.

Un haut magistrat limogé

En 2009, le juge Andras Baka est élu par le Parlement hongrois à la tête de la cour suprême de Hongrie dont il devient le président. En 2011, le gouvernement de Viktor Orban met en œuvre plusieurs réformes du système judiciaire, abaissant notamment l’âge de la retraite des magistrats de 70 à 62 ans, ce qui est considéré dans la plupart des démocraties européennes comme une véritable purge de l’appareil judiciaire magyar. La réforme crée en outre une nouvelle instance supérieure, la Kuria. Pour en faire partie, il faut avoir exercé au moins 5 ans des fonctions judiciaires particulières en Hongrie.


Le Parlement hongrois, construit de 1885 à 1904, situé à Budapest au bord du Danube, est le siège de l’Assemblée nationale depuis 1902 ; c’est, avec sa façade néogothique, le plus grand bâtiment de Hongrie et l’un des plus grands Parlements d’Europe.
© Étienne Madranges

Le président Baka formule publiquement, comme c’est son devoir de plus haut magistrat du pays, un certain nombre de réserves et d’observations. Certains textes seront d’ailleurs modifiés sous la pression internationale.

Mais ce haut magistrat reconnu et estimé qui préside également le Conseil national de la justice est écarté de ses présidences par le pouvoir exécutif, au motif qu’ayant passé 17 ans de sa carrière au sein de la CEDH, il n’avait pas l’ancienneté suffisante au niveau de sa carrière nationale pour occuper de tels postes.

Il est donc limogé et remplacé. Le pouvoir exécutif hongrois fait à l’évidence un exemple afin de mettre au pas la (sa) justice.


La façade du palais de justice historique de Budapest (Hongrie). © Étienne Madranges

À Bruxelles, on s’inquiète. Le procédé utilisé par Viktor Orban est le même que celui utilisé par le Général de Gaulle en juillet 1962 pour écarter de la magistrature le juge Marcel Rousselet, premier président de la cour d’appel de Paris, qui s’était opposé au préfet de police Papon dans le cadre des mesures de sécurité du palais de justice de Paris lors des procès des généraux l’OAS. Afin de se débarrasser de ce haut magistrat qu’il appréciait peu, le Chef de l’État avait promulgué un texte abaissant l’âge de la retraite des magistrats au prétexte du retour en France des juges en poste en Algérie et mettant fin immédiatement aux fonctions des magistrats excédant de 18 mois le nouvel âge limite. Concerné par la mesure, le premier président Rousselet avait quitté son poste la mort dans l’âme et été mis d’office à la retraite*.

Andras Baka forme un recours devant la CEDH dont les membres sont peu diplomatiquement qualifiés de « crétins » par le président du parlement de Budapest.

La décision de la Cour européenne des Droits de l’Homme

En juin 2016, la CEDH rend un arrêt prévisible, redouté par le gouvernement hongrois, mais très important. Elle condamne l’État hongrois et donne raison au président Baka.

Les attendus de la juridiction européenne consacrent le droit pour un magistrat ayant une responsabilité suprême de s’exprimer sur les réformes législatives proposées par le pouvoir exécutif concernant l’organisation judiciaire de son pays : « … la Cour conclut que la cessation anticipée du mandat du requérant en tant que président de la Cour suprême a été une réaction à ses critiques et à ses opinions exprimées publiquement au sujet des réformes judiciaires, et que cette mesure constitue dès lors une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression, droit garanti par l’article 10 de la Convention… La Cour accorde une importance particulière au poste qu’occupait le requérant, aux déclarations et opinions qu’il a formulées publiquement. En sa qualité professionnelle de président de la Cour suprême et du Conseil national de la justice, le requérant a exprimé son avis sur quatre réformes législatives qui touchaient l’ordre judiciaire…. La Cour rappelle que les questions concernant le fonctionnement du système de justice sont des questions d’intérêt général, et que le débat sur celles-ci bénéficie de la protection de l’article 10… La Cour observe que le requérant avait non seulement le droit, mais aussi l’obligation, en tant que président du Conseil national de la justice, d’exprimer son avis sur les réformes législatives touchant l’ordre judiciaire, après avoir recueilli et synthétisé les opinions de différentes juridictions. Par ailleurs, l’intéressé a usé de ses prérogatives pour contester certaines des lois en question devant la Cour constitutionnelle, ainsi que de la possibilité d’exprimer son avis directement devant le Parlement lors du débat parlementaire concerné. Rien ne permet de conclure que les idées exprimées par lui ont dépassé la simple critique formulée d’un point de vue strictement professionnel, ou qu’elles contenaient des attaques ou insultes personnelles gratuites ».

L’arrêt de la CEDH est commenté et accueilli avec soulagement dans la plupart des chancelleries et des universités européennes.

En Hongrie, certains se demandent avec humour si le « Turul », cet oiseau occupant une place significative dans la mythologie et l’héraldique magyare, souvent associé aux légendes des origines de la Hongrie, véritable symbole national de puissance, de protection et de souveraineté, n’a pas dans le cas d’espèce inspiré les juges européens et protégé l’indépendance des juges hongrois.


Le « Turul », dû au sculpteur Gyula Donath, est un aigle (ou rapace similaire) légendaire symbolisant la puissance hongroise et reflétant son héritage culturel, situé devant le château de Buda (à droite sur la colline de Buda) à Budapest (Hongrie). © Étienne Madranges

Le gouvernement hongrois est tenu de réintégrer le juge Baka, qui est indemnisé et qui exerce les fonctions de président de chambre au sein de la cour suprême qu’il a présidée. Le juge Baka a rejoint l’avocat Kossuth parmi les héros magyars, chacun dans un registre différent.

La Hongrie ? Une terre de révolutions parfois sévèrement contrariées !

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 238

* voir à ce sujet notre 4ème chronique consacrée notamment au procès du général Salan et à son célèbre caoutchouc de la prison de Tulle dans le JSS n° 41 du 24 mai 2017

Les 10 empreintes d’histoire précédentes :


Quel avocat du XIXE, luttant pour l'indépendance de son pays, et quel juge du XXIe, luttant pour l'indépendance de la justice ont été châtiés ? ;
• 
L'exposition au public des condamnés était-elle courante autrefois ? ;

• Pourquoi le château de la gentille reine Marie est-il devenu le repaire sanguinaire de Dracula avant de finir en musée des instruments judiciaires de torture ? ;

• Quel Christ judiciaire, objet d'une singulière polémique, a quitté le cœur d'une cour d'assise pour se retrouver dans un chœur d'une abbatiale ? ;

• Quelle sinistre prison est devenue un lieu emblématique de mémoire en Europe ? ;

• Pourquoi les livres scolaires de la IIIe et de la IVe République évoquaient-ils l'épisode du vase de Soissons comme un évènement important de l'histoire de France ? ;

• Pourquoi le vainqueur du Tour de France, tué par sa compagne, s'est-il retrouvé sur le mur de la prison de Brignoles ? ;

• Comment punir un juge injuste ? ... ou le terrible jugement de Cambyse ;

• Pourquoi les objets incas prélevés au Machu Pichu reviennent-ils si tard au Pérou ? ;

• Pourquoi la Cathédrale moscovite Basile-Le-Bienheureux a-t-elle échappé à la fureur destructrice stalinienne ? ;


 

 

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