C’est en Hongrie que notre
chroniqueur Étienne Madranges nous emmène cette semaine, afin d’évoquer deux
personnages qui ont mené des combats historiques pour l’indépendance. L’un,
avocat héros de la révolution hongroise de 1848 luttant pour l’indépendance de
son peuple, emprisonné pendant trois ans pour ses idées libérales, condamné à
mort par contumace à l’instigation des autorités autrichiennes et contraint à
l’exil. L’autre, magistrat du XXIe siècle, luttant pour
l’indépendance de la justice dans son pays, démis de ses fonctions puis
réintégré sur injonction de la justice européenne.
Lajos Kossuth, avocat, fils
d’avocat et petit-fils de juge
On lui doit cette
citation : « Le patriotisme est la source du sacrifice, par cette
seule raison qu’il ne compte sur aucune reconnaissance quand il fait son devoir ».
Lajos Kossuth naît en 1802
dans un village d’une région hongroise viticole. Son père est avocat et son
grand-père est magistrat. Sa famille est protestante. Après des études de
droit, il devient avocat et seconde son père avant de travailler pour des
familles aristocratiques et de rédiger des documents destinés à la Diète nationale,
cette assemblée que l’on peut comparer aux États généraux en France, et dans
laquelle on ne s’exprime qu’en latin jusqu’au début du XIXe siècle.
Il s’exerce au journalisme. Faisant
preuve d’un rare talent oratoire et littéraire, sa notoriété croît au fil de ses
publications et de ses discours pour les libertés. Il devient rapidement une
figure emblématique de la Hongrie par ses combats incessants en faveur de
l’indépendance de son pays, jouant un rôle déterminant dans la révolution
hongroise de 1848-1849 et menant une lutte déterminée contre la domination
autrichienne. Il est arrêté en 1837 en
raison de ses écrits et emprisonné pour haute trahison.
Le chancelier Klemens von
Metternich, pourtant favorable aux idées des Lumières, est en effet un farouche
adversaire des idéaux nationalistes qu’il ne cesse de combattre au long de ses
quarante années de carrière politique, dont treize années à présider le Conseil
de régence autrichien. Kossuth profite de son
incarcération pour approfondir sa connaissance de l’anglais. Il est libéré en
1840 sous la pression de la Diète, devenant une véritable icône nationale. Il exige l’abolition du
servage.
Metternich finit par lui
proposer un poste dans la fonction publique. Kossuth refuse.
La révolution hongroise de
1848, qui suit de peu la Révolution française de 1848, l’amène à jouer un rôle
central. Il obtient la levée d’une armée pour combattre les Serbes et est nommé
à la tête d’un gouvernement provisoire, présidant en outre un Comité national
de défense. Après la fuite de Metternich,
il fait proclamer par la Diète l’indépendance de la république de Hongrie.
La réaction autrichienne est
immédiate. L’armée autrichienne vainc la Hongrie avec le concours de la Russie.
Kossuth est contraint à l’exil. Il est condamné à mort par
contumace en 1851, voyage dans plusieurs pays étrangers dont la France et meurt
en exil.
L'héritage de Kossuth reste
un puissant symbole de résistance contre l'oppression, d’incarnation des
aspirations d’un peuple et de défis accompagnant la quête de
l’autodétermination et de la liberté nationale. En Hongrie, il est célébré comme
un patriote, véritable héros national. Plusieurs monuments, rues et
institutions portent son nom. Sa vision d'une Hongrie libre et indépendante continue
d'inspirer les mouvements pour les droits et les libertés à travers le monde.
Un haut magistrat limogé
En 2009, le juge Andras Baka
est élu par le Parlement hongrois à la tête de la cour suprême de Hongrie dont
il devient le président. En 2011, le gouvernement de Viktor Orban met en œuvre
plusieurs réformes du système judiciaire, abaissant notamment l’âge de la
retraite des magistrats de 70 à 62 ans, ce qui est considéré dans la plupart
des démocraties européennes comme une véritable purge de l’appareil judiciaire
magyar. La réforme crée en outre une nouvelle instance supérieure, la Kuria.
Pour en faire partie, il faut avoir exercé au moins 5 ans des fonctions judiciaires
particulières en Hongrie.
Le Parlement hongrois, construit de 1885 à 1904, situé à Budapest au
bord du Danube, est le siège de l’Assemblée nationale depuis 1902 ; c’est,
avec sa façade néogothique, le plus grand bâtiment de Hongrie et l’un des plus
grands Parlements d’Europe. © Étienne Madranges
Le président Baka formule
publiquement, comme c’est son devoir de plus haut magistrat du pays, un certain
nombre de réserves et d’observations. Certains textes seront d’ailleurs
modifiés sous la pression internationale.
Mais ce haut magistrat reconnu
et estimé qui préside également le Conseil national de la justice est écarté de
ses présidences par le pouvoir exécutif, au motif qu’ayant passé 17 ans de sa
carrière au sein de la CEDH, il n’avait pas l’ancienneté suffisante au niveau
de sa carrière nationale pour occuper de tels postes.
Il est donc limogé et
remplacé. Le pouvoir exécutif hongrois fait à l’évidence un exemple afin de
mettre au pas la (sa) justice.
La façade du palais de justice historique de Budapest (Hongrie). ©
Étienne Madranges
À Bruxelles, on s’inquiète. Le
procédé utilisé par Viktor Orban est le même que celui utilisé par le Général
de Gaulle en juillet 1962 pour écarter de la magistrature le juge Marcel
Rousselet, premier président de la cour d’appel de Paris, qui s’était opposé au
préfet de police Papon dans le cadre des mesures de sécurité du palais de
justice de Paris lors des procès des généraux l’OAS. Afin de se débarrasser de
ce haut magistrat qu’il appréciait peu, le Chef de l’État avait promulgué un
texte abaissant l’âge de la retraite des magistrats au prétexte du retour en
France des juges en poste en Algérie et mettant fin immédiatement aux fonctions
des magistrats excédant de 18 mois le nouvel âge limite. Concerné par la mesure,
le premier président Rousselet avait quitté son poste la mort dans l’âme et été
mis d’office à la retraite*.
Andras Baka forme un recours
devant la CEDH dont les membres sont peu diplomatiquement qualifiés de « crétins »
par le président du parlement de Budapest.
La décision de la Cour
européenne des Droits de l’Homme
En juin 2016, la CEDH rend un
arrêt prévisible, redouté par le gouvernement hongrois, mais très important.
Elle condamne l’État hongrois et donne raison au président Baka.
Les attendus de la
juridiction européenne consacrent le droit pour un magistrat ayant une
responsabilité suprême de s’exprimer sur les réformes législatives proposées
par le pouvoir exécutif concernant l’organisation judiciaire de son pays :
« … la Cour conclut que la cessation anticipée du mandat du requérant
en tant que président de la Cour suprême a été une réaction à ses critiques et
à ses opinions exprimées publiquement au sujet des réformes judiciaires, et que
cette mesure constitue dès lors une ingérence dans l’exercice par l’intéressé
de son droit à la liberté d’expression, droit garanti par l’article 10 de la
Convention… La Cour accorde une importance particulière au poste qu’occupait le
requérant, aux déclarations et opinions qu’il a formulées publiquement. En sa
qualité professionnelle de président de la Cour suprême et du Conseil national
de la justice, le requérant a exprimé son avis sur quatre réformes législatives
qui touchaient l’ordre judiciaire…. La Cour rappelle que les questions
concernant le fonctionnement du système de justice sont des questions d’intérêt
général, et que le débat sur celles-ci bénéficie de la protection de l’article
10… La Cour observe que le requérant avait non seulement le droit, mais aussi
l’obligation, en tant que président du Conseil national de la justice,
d’exprimer son avis sur les réformes législatives touchant l’ordre judiciaire,
après avoir recueilli et synthétisé les opinions de différentes juridictions.
Par ailleurs, l’intéressé a usé de ses prérogatives pour contester certaines
des lois en question devant la Cour constitutionnelle, ainsi que de la
possibilité d’exprimer son avis directement devant le Parlement lors du débat
parlementaire concerné. Rien ne permet de conclure que les idées exprimées par
lui ont dépassé la simple critique formulée d’un point de vue strictement
professionnel, ou qu’elles contenaient des attaques ou insultes personnelles
gratuites ».
L’arrêt de la CEDH est
commenté et accueilli avec soulagement dans la plupart des chancelleries et des
universités européennes.
En Hongrie, certains se
demandent avec humour si le « Turul », cet oiseau occupant une
place significative dans la mythologie et l’héraldique magyare, souvent associé
aux légendes des origines de la Hongrie, véritable symbole national de
puissance, de protection et de souveraineté, n’a pas dans le cas d’espèce
inspiré les juges européens et protégé l’indépendance des juges hongrois.
Le « Turul », dû au sculpteur Gyula Donath, est un aigle
(ou rapace similaire) légendaire symbolisant la puissance hongroise et
reflétant son héritage culturel, situé devant le château de Buda (à droite sur
la colline de Buda) à Budapest (Hongrie). © Étienne Madranges
Le gouvernement hongrois est
tenu de réintégrer le juge Baka, qui est indemnisé et qui exerce les fonctions
de président de chambre au sein de la cour suprême qu’il a présidée. Le juge Baka a rejoint
l’avocat Kossuth parmi les héros magyars, chacun dans un registre différent.
La Hongrie ? Une terre
de révolutions parfois sévèrement contrariées !
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 238
* voir à ce sujet notre 4ème
chronique consacrée notamment au procès du général Salan et à son célèbre
caoutchouc de la prison de Tulle dans le JSS n° 41 du 24 mai 2017