Notre chroniqueur Étienne
Madranges s’est rendu en Alsace, à Kientzheim, dans le château construit par
Lazare de Schwendi et habité au XIXe siècle par Philippe de Golbéry,
procureur impérial à Colmar, mais aussi premier président de la cour d’appel de
Besançon. Il évoque ici l’histoire de ces deux personnages originaux qui ont
marqué la plaine alsacienne, dans une région viticole produisant un cépage
appelé tokay, présumé d’origine hongroise, mais qui a dû changer de nom pour
préserver l’appellation magyare éponyme.
Au cœur du village de
Kientzheim, sur le territoire de la commune de Kaysersberg (Haut-Rhin), se
trouve un château dont l’origine remonte au XIIIe siècle et aux
Habsbourg, ducs d’Autriche. Au fil des siècles, ce château est occupé
successivement par des personnages marquant l’Alsace de leur personnalité. Il
est ponctuellement saisi comme bien national et transformé en maison d’arrêt
pendant la Révolution avant d’être vendu aux enchères à un avocat.
Lazare de Schwendi et la
légende de l’arrivée présumée du tokay en France
C’est l’un des personnages
emblématiques de la région de Colmar. Né en 1522 en Souabe, Lazare de Schwendi
se met au service de l’empereur Charles Quint et commande des régiments de
lansquenets lors de plusieurs batailles. Après l’abdication de Charles Quint,
il sert, comme colonel, l’empereur Maximilien II, neveu du précédent, qui lui
confie en outre des fonctions diplomatiques importantes.
En 1565, il combat les Turcs
en Hongrie. Il s’empare de 4000 tonneaux de vin de Tokaj.
Devenu prévôt de Kaysersberg
en 1573, il gère les nombreux domaines et propriétés variées acquis de chaque
côté du Rhin, et notamment à Kientzheim en Alsace où il fait aménager le
château.
Il se passionne pour le
développement de la vigne.
La légende veut qu’il ait
rapporté en Alsace des cépages hongrois issus de la région de Tokaj et que soit
ainsi né le célèbre vin d’Alsace appelé Tokay.
En réalité, de simples
constatations ampélographiques montrent que le cépage de Hongrie est un
furmint, qui se récolte ultra mûr pour obtenir la pourriture noble donnant un
vin liquoreux. Et le cépage alsacien est un pinot gris, présent en Alsace
depuis des siècles, déjà connu au Moyen Âge.
Voulant cependant conforter
la légende, le sculpteur Bartholdi a réalisé en 1898 une statue de Schwendi
située à Colmar place de l’Ancienne Douane montrant le célèbre militaire
brandissant des ceps de vigne importés de Hongrie pour encépager l’Alsace.
En tout état de cause, avec
ou sans cépage importé, Schwendi reste pour les Alsaciens un héros humaniste
incarnant l’idéal chevaleresque.
Il est inhumé dans l’église
de Kientzheim, où une pierre tombale en grès rose le représente en uniforme
militaire.
La statue de Lazare de Schwendi, sculptée par Bartholdi en 1898 au
centre la place de l’Ancienne Douane à Colmar (Haut-Rhin) le représente
brandissant des ceps hongrois rapportés en Alsace ; à droite la pierre
tombale de Schwendi dans l’église de Kientzheim (Haut-Rhin). © Étienne
Madranges
Philippe de Golbéry
Il se prénomme Marie Philippe
Aimé, mais se fait appeler Philippe. Il parle français, allemand, alsacien, et
traduit le latin.
Son père est juge de district
à Colmar puis conseiller à la cour impériale et membre du Conseil souverain
d’Alsace, le Parlement alsacien mis en place par Louis XIV à Colmar.
Il suit les cours de l’École
de droit à Paris et devient avocat en 1808. Il quitte le barreau en 1811 pour
rejoindre le parquet. En 1813, Napoléon le nomme procureur impérial à Colmar.
Mais son engagement militaire en 1814 en faveur de l’Empereur l’incite, après
Waterloo, à rejoindre à nouveau le barreau, tout en manifestant un certain
soutien pour la Restauration et la Monarchie. En 1820 le Garde des Sceaux
Hercule de Serre, qui avait été premier président de la cour de Colmar, le
nomme conseiller à cette cour, ce qui l’amène à présider la cour d’assises de
Strasbourg.
Élu député en 1834, il s’engage avec vigueur pour l’abolition de l’esclavage.
Il fonde avec d’autres la société française pour l’abolition de l’esclavage. Il
est nommé en 1841 par le roi Louis-Philippe procureur général à Besançon où il
finit sa carrière avec le titre de premier président honoraire après s’être
élevé avec véhémence à la Chambre contre l’édification de fortifications autour
de Paris qui auraient été, selon lui, « la terreur de la France et la
risée de l’étranger ».
Il vit dans le château de
Kientzheim, hérité de son père qui l’avait acheté après la Révolution.
Il diffuse une forme de
« Schwendimania » en Alsace et fait réaliser des peintures et
dessins représentant l’Alsace de façon pittoresque et romantique.
Spécialiste de l’archéologie
et du patrimoine historique, grand érudit, il appartient à des sociétés
savantes et publie de nombreux ouvrages. Il s’intéresse aux pays étrangers et
rédige une histoire de la Suisse qu’il définit comme le « noyau de
notre hémisphère », comme « le réservoir de la Gaule, de la
Germanie et de l’Italie », qui commence ainsi : « Il est,
au centre de l’Europe, un pays que la nature semble avoir destiné à représenter
éternellement l’image des premiers âges du monde… un pays où les hommes mêmes
ont retenu quelque chose de la simplicité des anciens jours ».
Philippe de Golbéry s’éteint
à l’âge de 68 ans dans son château de Kientzheim.
Le magistrat Philippe de Golbéry est inhumé, comme plusieurs membres
de sa famille, dans le cimetière de Kientzheim, au pied du vignoble alsacien. ©
Étienne Madranges
Le tokay alsacien disparaît
A la fin du XXe
siècle, certains pays engagent des actions tendant à protéger le nom de leurs
produits liés à une région spécifique.
Il en va ainsi du champagne
ou du cognac, avec des fortunes diverses. Il en va ainsi également de la feta,
le célèbre fromage grec à base de lait de brebis. La France, mais également
l’Allemagne et le Royaume-Uni comme le Danemark produisent et vendent à
l’étranger de la feta. 13 000 tonnes de feta sont produites chaque année en
France, en Lozère, dans l’Aveyron, dans le Tarn et le Gard. La Grèce, voulant
protéger son fromage traditionnel, obtient en 2002 des autorités bruxelloises
l’interdiction de nommer feta des fromages au lait de brebis produits ailleurs
qu’en Grèce.
La Hongrie agit de même pour
protéger l’appellation de son vin de Tojaj et saisit la Commission de la CEE.
Faisant droit à la demande
hongroise, le règlement CEE 2164/80 du 8 août 1980 interdit à la France
d’utiliser le nom de tokay, le réservant à la production hongroise de Tokaj.
La demande semblait pour
l’Etat magyar d’autant plus légitime que, malgré la persistance historique des
appellations parallèles, malgré la différence d’orthographe (Tokaj et tokay),
le cépage alsacien n’avait rien de commun avec le cépage hongrois.
C’est ainsi que disparait le
tokay d’Alsace et qu’apparait en substitution l’appellation pinot gris qui
s’ajoute, parmi les 7 cépages d’Alsace (sans oublier le confidentiel Klevener
d’Heiligenstein), aux côtés du riesling, du gewurtztraminer, du muscat, du
sylvaner, au pinot blanc et au pinot noir.
Vignoble alsacien le long de la route du vin ; le cépage pinot
gris est un cépage dit instable en raison de mutations anciennes : un même
pampre peut porter des raisins rouges et des raisins blancs, et une même grappe
peut être mixte ! © Étienne Madranges et
Dominique Mallo
Le château de Kientzheim,
désormais haut-lieu de la viticulture alsacienne
Le château de Lazare de
Schwendi et de Philippe de Golbéry est depuis 1972 désormais la propriété de la
Confrérie Saint-Étienne d’Alsace qui l’a acquis afin d’en faire un haut-lieu de
la viticulture alsacienne. Elle y organise ses chapitres, y anime un musée du
vin, y possède une œnothèque de plusieurs dizaines de milliers de bouteilles,
dont certaines très anciennes, y assure des opérations à vocation pédagogique.
Le splendide domaine peut être loué pour l’organisation de séminaires, de
mariages et de manifestations, privées ou publiques.
La confrérie réunit des
viticulteurs et des producteurs, des œnophiles, des amoureux du vin d’Alsace.
Elle promeut tous les vins alsaciens et les fait connaître.
Le château de Kientzheim, propriété de la Confrérie Saint-Étienne
d’Alsace, qui y organise ses chapitres et y assure la promotion des vins
d’Alsace. © Étienne Madranges
En 2025, le nouveau grand
maître, succédant au remarquable viticulteur de Riquewihr Étienne-Arnaud Dopff,
dont la famille est à l’origine du développement du crémant alsacien, sera la
dynamique magistrate Cécile Hartmann, ancienne présidente de tribunaux vosgiens.
A Kientzheim, les acteurs du
monde judiciaire comme les acteurs du monde agricole et du monde économique
demeurent associés afin de participer à l’essor et à la connaissance d’une
région formidablement belle et entreprenante.
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Conseiller œnophile de la Confrérie Saint-Étienne d’Alsace
Chronique n° 239
Rappelons que le vin doit
être consommé avec modération