Notre chroniqueur Étienne
Madranges s’est rendu en Roumanie pour visiter la prison de Sighetu Marmatiei,
haut lieu de la détention arbitraire dans les pays de l’est pendant l’ère
communiste, devenu désormais l’un des trois grands sites européens de la
mémoire avec Auschwitz et Caen. Les conditions de détention y furent épouvantables,
les supplices et les décès y furent nombreux. Désormais, des œuvres d’art y prônent
la paix et y suscitent la méditation.
Sighetu Marmatiei est une
jolie ville de la région du Maramures* au nord-ouest de la Roumanie. Les
paysages de cette contrée sont splendides. Forêts, cours d’eau et vallons,
meules de foin aux formes originales, monastères et portails artistiquement
sculptés en font un lieu idyllique de paix, de créativité et de sérénité. Les
cigognes s’y prélassent en nombre.
La région du Maramures en Roumanie se caractérise par
ses cigognes, ses meules de foin, ses églises en bois ou encore ses
portails sculptés. © Étienne Madranges
Le cimetière le plus célèbre
de la région est même intitulé « cimetière joyeux » ! Situé à
Sapânta, il recèle plusieurs centaines de sépultures ornées de stèles en bois
peintes en bleu (le « bleu de Sapânta ») portant des scènes commémoratives
évoquant parfois avec humour la vie ou la profession des personnes inhumées.
S’inspirant de traditions valaques, de rituels funéraires festifs, un artisan
local, Stan Patras, a eu en 1935 l’idée d’épitaphes amusantes colorées. Décédé
en 1977, il a sa propre tombe, elle aussi décorée dans le « joyeux
cimetière ».
Le « cimetière joyeux » de Sapânta en Roumanie, le décor des tombes
du créateur, d’une institutrice, d’un pompiste. © Étienne Madranges
C’est pourtant dans cette
région idyllique qu’a été utilisée et détournée de sa fonction de « droit
commun » l’une des prisons les plus sinistres d’Europe. Surnommée
« La Sighet », elle témoigne aujourd’hui des monstruosités commises par
le régime communiste des années 50.
Une prison moderne de droit
commun
A la fin du XIXe
siècle, le royaume de Hongrie possède une certaine autonomie et inclut la
Transylvanie (future région de Roumanie) dans son territoire, bien plus vaste
que celui de l’actuelle Hongrie. L’empereur François-Ferdinand 1er,
qui a été président de la Confédération germanique, est tout à la fois empereur
d’Autriche et roi de Hongrie. Son règne d’une durée de 67 ans fait du mari de
la célèbre « Sissi » l’un des monarques européens ayant exercé le
pouvoir particulièrement longtemps.
La Hongrie met en place une
politique de modernisation de ses infrastructures administratives, judiciaires
et pénitentiaires. C’est ainsi qu’est construite et inaugurée en 1897 la prison
de Sighetu Marmatiei, au cœur de la cité, à proximité immédiate du tribunal,
comme c’est toujours le cas à l’époque.
Le concept architectural
retenu est celui de la prison panoptique imaginé en 1780 par le jurisconsulte
anglais Jeremy Bentham. Cette forme de construction permet aux surveillants
d’avoir une vision générale et facile des détenus et de leurs mouvements. En
outre, les détenus peuvent tous assister à la messe en même temps depuis la
porte entrouverte de leur cellule sans en sortir.
L’édifice, entouré par des
murs de 6 mètres de hauteur et des miradors, accueille 108 cellules dont 36
individuelles.
Dès son ouverture et jusqu’à
la Seconde Guerre mondiale, la prison de Sighetu reçoit essentiellement des
détenus de droit commun condamnés à des peines d’emprisonnement de quelques
années.
En 1944 et 1945, la
Transylvanie est sous administration militaire soviétique. « La
Sighet » reçoit alors des déserteurs russes et des prisonniers de guerre
allemands.
En 1947, on y incarcère à
nouveau des criminels roumains de droit commun.
Une prison sinistre,
pénitencier communiste d’un régime aux méthodes barbares
En 1947, le roi de Roumanie
Michel 1er abdique. En 1948, la Roumanie signe avec l’Union
Soviétique un traité d’amitié et d’assistance mutuelle. Les communistes gagnent
les élections en mars 1948 et la République populaire de Roumanie est proclamée
en avril.
Les institutions sont
rapidement transformées sur le modèle soviétique : armée, police,
sécurité, justice, enseignement. Dès 1948, dans les administrations,
l’appellatif « Monsieur » est proscrit et doit être remplacé par
« camarade ». Dans les salles de classe, les icônes orthodoxes
traditionnelles sont remplacées par les photos des membres du parti communiste.
Le gouvernement communiste
entreprend dès lors une répression féroce et une politique d’élimination de
tous ses opposants et de tous ceux dont il combat les idées.
Une redoutable force de
sécurité est mise en place : la « Securitate », pilotée
par la DGSP, Direction Générale de la Sûreté du Peuple, chargée, sous le
contrôle de généraux soviétiques, de « défendre les conquêtes
démocratiques et de garantir la sécurité de la République populaire de Roumanie
contre ses ennemis de l’intérieur et de l’extérieur ».
Les élites sont éradiquées.
Les paysans sont asservis. Le processus de dépersonnalisation des Roumains est
en marche. Les grands propriétaires fonciers sont dépossédés et embastillés.
Leurs familles sont déportées. Sont incarcérés à « La Sighet » les
ministres du culte, des Juifs, des représentants de communautés minoritaires,
des médecins, les responsables religieux orthodoxes, catholiques, protestants,
uniates. Les lycéens auteurs de plaisanteries, de dessins, de frondes juvéniles
sont incarcérés en nombre : ils représenteront 2% des détenus politiques.
Les intellectuels sont bâillonnés. Enseignants, journalistes, académiciens,
artistes, musiciens célèbres se retrouvent ensemble en cellule. Des officiers
détenus se réfugient dans la poésie française. Les Résistants au régime sont
impitoyablement éliminés.
Beaucoup, non jugés,
succombent dans la sinistre « Sighet », après parfois des tortures ou
des journées entières dans le noir absolu pendant lesquelles le seul moyen de
communication entre détenus est le morse. L’ancien premier ministre roumain
Iuliu Maniu, leader du parti national paysan, y meurt dans sa cellule.
Le pénitencier sert ainsi la
funeste politique de répression communiste de 1948 à 1955. En 1955, un
assouplissement intervient en raison de l’adhésion de la Roumanie à des traités
internationaux. Les libérations se multiplient à Sighetu.
La prison de Sighetu et ses coursives ; des milliers de photos (au centre,
des photos des évêques arrêtés en raison de leur religion et de leur
responsabilité épiscopale) de détenus incarcérés ou exterminés couvrent les
murs de ce pénitencier devenu Mémorial qui présente de multiples objets et
œuvres d’art. © Étienne Madranges
Un Mémorial pour la paix,
soigneusement conçu
Définitivement fermée en
1977, la prison de Sighetu se dégrade au fil des ans.
Une fondation roumaine achète
en 1994 l’édifice grâce à l’aide de la Fondation Adenauer. Un projet de musée
et de Mémorial est élaboré avec l’aide de l’Europe.
50 cellules sont transformées
en salles de musée, avec des photos, des objets, des journaux, des témoignages.
Des milliers de photos de détenus recouvrent les murs.
Le visiteur reste souvent
pantois devant les monstruosités exposées. On ne peut pas visiter la Roumanie
sans aller à « La Sighet ».
De nombreuses œuvres d’art,
peintes ou sculptées, sont offertes par leurs auteurs et décorent le nouveau
musée.
Un espace de retraite, de
prière et de recueillement est créé en 1997.
Un mur extérieur est gravé du
nom de milliers de personnes décédées des suites de la répression communiste
dans les camps et les prisons de Roumanie, dont en particulier les détenus de
« La Sighet » morts entre ses murs dans des conditions inhumaines. Il
a fallu dix années de recherches au Centre international d’études sur le
communisme pour parvenir aux identifications indispensables.
Bien évidemment, un espace
est consacré à la folle démesure du président roumain Ceausescu qui fit
construire le Palais du Parlement (ou Maison du peuple) haut de 86 mètres sur
35 hectares avec 350 000 m² de bureaux et de logements pour la présidence, les
députés et les principales institutions du pays, après avoir fait raser 20 % du
centre historique de la ville de Bucarest, détruit 30 églises et 7 000 maisons
ainsi que des sites archéologiques, déplacé d’office 40 000 habitants expulsés
de leur demeure et fait travailler non-stop 600 architectes et 20 000 ouvriers
après avoir fait extraire des carrières du pays plus d’un million de mètres
cubes de marbre.
Le palais du Parlement à Bucarest (Roumanie), témoignage de la folle démesure
de Ceaucescu. © Étienne Madranges
Dans une cour de la
prison-Mémorial, un groupe statuaire intitulé « Cortège des victimes
sacrificielles » réalisé en 1999 par le sculpteur Aurel Vlad
représente 18 figures humaines tentant de marcher en vain vers un mur, bloquées
par le totalitarisme communiste. Une force indescriptible émane de cet ensemble
qui suffoque l’observateur tout à la fois ému et stupéfait.
« Le cortège des sacrifiés » par Aurel Vlad dans la cour de la prison
de Sighetu. © Étienne Madranges
En définitive, la prison de
Sighetu a connu un bien singulier destin ! Laissons la conclusion à celle
qui a défendu le projet de sa transformation en Mémorial auprès des autorités
européennes, la poétesse roumaine Ana Blandiana, qui écrit : « Tout
comme les individus, les peuples se distinguent non seulement par leur manière
d’assumer leur destinée, mais aussi par la façon dont ils entendent la mettre
en valeur. Les Polonais sont parvenus à dignifier leur malheur séculaire, alors
que les Juifs ont transformé leur martyre en apothéose. En ce qui nous
concerne, nous les Roumains, nous avons pratiquement toujours ignoré l’art de
bien faire les choses. Nous avons presque toujours préféré accueillir nos
invités non pas avec des larmes, mais avec du pain et du sel et panser nos
blessures en silence et dans la solitude. La destinée du peuple roumain est
marquée par une grande solitude et aussi par un insupportable silence. Le
Mémorial de Sighet naît de la conviction qu’il faut mettre fin à cette
solitude. Et celle-ci ne pourra prendre fin que lorsque le silence prendra fin. »
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 234
* se prononce
« Maramouresch »