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EMPREINTES D'HISTOIRE. Quelle sinistre prison est devenue un lieu emblématique de mémoire en Europe ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Quelle sinistre prison est devenue un lieu emblématique de mémoire en Europe ?
" La Justice ", prison de Sighetu (Roumanie). (c) Étienne Madranges
Publié le 15/09/2024 à 07:00

Notre chroniqueur Étienne Madranges s’est rendu en Roumanie pour visiter la prison de Sighetu Marmatiei, haut lieu de la détention arbitraire dans les pays de l’est pendant l’ère communiste, devenu désormais l’un des trois grands sites européens de la mémoire avec Auschwitz et Caen. Les conditions de détention y furent épouvantables, les supplices et les décès y furent nombreux. Désormais, des œuvres d’art y prônent la paix et y suscitent la méditation.

Sighetu Marmatiei est une jolie ville de la région du Maramures* au nord-ouest de la Roumanie. Les paysages de cette contrée sont splendides. Forêts, cours d’eau et vallons, meules de foin aux formes originales, monastères et portails artistiquement sculptés en font un lieu idyllique de paix, de créativité et de sérénité. Les cigognes s’y prélassent en nombre.


La région du Maramures en Roumanie se caractérise par ses cigognes, ses meules de foin, ses églises en bois ou encore ses portails sculptés. © Étienne Madranges

Le cimetière le plus célèbre de la région est même intitulé « cimetière joyeux » ! Situé à Sapânta, il recèle plusieurs centaines de sépultures ornées de stèles en bois peintes en bleu (le « bleu de Sapânta ») portant des scènes commémoratives évoquant parfois avec humour la vie ou la profession des personnes inhumées. S’inspirant de traditions valaques, de rituels funéraires festifs, un artisan local, Stan Patras, a eu en 1935 l’idée d’épitaphes amusantes colorées. Décédé en 1977, il a sa propre tombe, elle aussi décorée dans le « joyeux cimetière ».


Le « cimetière joyeux » de Sapânta en Roumanie, le décor des tombes du créateur, d’une institutrice, d’un pompiste. © Étienne Madranges

C’est pourtant dans cette région idyllique qu’a été utilisée et détournée de sa fonction de « droit commun » l’une des prisons les plus sinistres d’Europe. Surnommée « La Sighet », elle témoigne aujourd’hui des monstruosités commises par le régime communiste des années 50.

Une prison moderne de droit commun

A la fin du XIXe siècle, le royaume de Hongrie possède une certaine autonomie et inclut la Transylvanie (future région de Roumanie) dans son territoire, bien plus vaste que celui de l’actuelle Hongrie. L’empereur François-Ferdinand 1er, qui a été président de la Confédération germanique, est tout à la fois empereur d’Autriche et roi de Hongrie. Son règne d’une durée de 67 ans fait du mari de la célèbre « Sissi » l’un des monarques européens ayant exercé le pouvoir particulièrement longtemps.

La Hongrie met en place une politique de modernisation de ses infrastructures administratives, judiciaires et pénitentiaires. C’est ainsi qu’est construite et inaugurée en 1897 la prison de Sighetu Marmatiei, au cœur de la cité, à proximité immédiate du tribunal, comme c’est toujours le cas à l’époque.

Le concept architectural retenu est celui de la prison panoptique imaginé en 1780 par le jurisconsulte anglais Jeremy Bentham. Cette forme de construction permet aux surveillants d’avoir une vision générale et facile des détenus et de leurs mouvements. En outre, les détenus peuvent tous assister à la messe en même temps depuis la porte entrouverte de leur cellule sans en sortir.

L’édifice, entouré par des murs de 6 mètres de hauteur et des miradors, accueille 108 cellules dont 36 individuelles.

Dès son ouverture et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la prison de Sighetu reçoit essentiellement des détenus de droit commun condamnés à des peines d’emprisonnement de quelques années.

En 1944 et 1945, la Transylvanie est sous administration militaire soviétique. « La Sighet » reçoit alors des déserteurs russes et des prisonniers de guerre allemands.

En 1947, on y incarcère à nouveau des criminels roumains de droit commun.

Une prison sinistre, pénitencier communiste d’un régime aux méthodes barbares

En 1947, le roi de Roumanie Michel 1er abdique. En 1948, la Roumanie signe avec l’Union Soviétique un traité d’amitié et d’assistance mutuelle. Les communistes gagnent les élections en mars 1948 et la République populaire de Roumanie est proclamée en avril.

Les institutions sont rapidement transformées sur le modèle soviétique : armée, police, sécurité, justice, enseignement. Dès 1948, dans les administrations, l’appellatif « Monsieur » est proscrit et doit être remplacé par « camarade ». Dans les salles de classe, les icônes orthodoxes traditionnelles sont remplacées par les photos des membres du parti communiste.

Le gouvernement communiste entreprend dès lors une répression féroce et une politique d’élimination de tous ses opposants et de tous ceux dont il combat les idées.

Une redoutable force de sécurité est mise en place : la « Securitate », pilotée par la DGSP, Direction Générale de la Sûreté du Peuple, chargée, sous le contrôle de généraux soviétiques, de « défendre les conquêtes démocratiques et de garantir la sécurité de la République populaire de Roumanie contre ses ennemis de l’intérieur et de l’extérieur ».

Les élites sont éradiquées. Les paysans sont asservis. Le processus de dépersonnalisation des Roumains est en marche. Les grands propriétaires fonciers sont dépossédés et embastillés. Leurs familles sont déportées. Sont incarcérés à « La Sighet » les ministres du culte, des Juifs, des représentants de communautés minoritaires, des médecins, les responsables religieux orthodoxes, catholiques, protestants, uniates. Les lycéens auteurs de plaisanteries, de dessins, de frondes juvéniles sont incarcérés en nombre : ils représenteront 2% des détenus politiques. Les intellectuels sont bâillonnés. Enseignants, journalistes, académiciens, artistes, musiciens célèbres se retrouvent ensemble en cellule. Des officiers détenus se réfugient dans la poésie française. Les Résistants au régime sont impitoyablement éliminés.

Beaucoup, non jugés, succombent dans la sinistre « Sighet », après parfois des tortures ou des journées entières dans le noir absolu pendant lesquelles le seul moyen de communication entre détenus est le morse. L’ancien premier ministre roumain Iuliu Maniu, leader du parti national paysan, y meurt dans sa cellule.

Le pénitencier sert ainsi la funeste politique de répression communiste de 1948 à 1955. En 1955, un assouplissement intervient en raison de l’adhésion de la Roumanie à des traités internationaux. Les libérations se multiplient à Sighetu.


La prison de Sighetu et ses coursives ; des milliers de photos (au centre, des photos des évêques arrêtés en raison de leur religion et de leur responsabilité épiscopale) de détenus incarcérés ou exterminés couvrent les murs de ce pénitencier devenu Mémorial qui présente de multiples objets et œuvres d’art. ©
Étienne Madranges

Un Mémorial pour la paix, soigneusement conçu

Définitivement fermée en 1977, la prison de Sighetu se dégrade au fil des ans.

Une fondation roumaine achète en 1994 l’édifice grâce à l’aide de la Fondation Adenauer. Un projet de musée et de Mémorial est élaboré avec l’aide de l’Europe.

50 cellules sont transformées en salles de musée, avec des photos, des objets, des journaux, des témoignages. Des milliers de photos de détenus recouvrent les murs.

Le visiteur reste souvent pantois devant les monstruosités exposées. On ne peut pas visiter la Roumanie sans aller à « La Sighet ».

De nombreuses œuvres d’art, peintes ou sculptées, sont offertes par leurs auteurs et décorent le nouveau musée.

Un espace de retraite, de prière et de recueillement est créé en 1997.

Un mur extérieur est gravé du nom de milliers de personnes décédées des suites de la répression communiste dans les camps et les prisons de Roumanie, dont en particulier les détenus de « La Sighet » morts entre ses murs dans des conditions inhumaines. Il a fallu dix années de recherches au Centre international d’études sur le communisme pour parvenir aux identifications indispensables.

Bien évidemment, un espace est consacré à la folle démesure du président roumain Ceausescu qui fit construire le Palais du Parlement (ou Maison du peuple) haut de 86 mètres sur 35 hectares avec 350 000 m² de bureaux et de logements pour la présidence, les députés et les principales institutions du pays, après avoir fait raser 20 % du centre historique de la ville de Bucarest, détruit 30 églises et 7 000 maisons ainsi que des sites archéologiques, déplacé d’office 40 000 habitants expulsés de leur demeure et fait travailler non-stop 600 architectes et 20 000 ouvriers après avoir fait extraire des carrières du pays plus d’un million de mètres cubes de marbre.


Le palais du Parlement à Bucarest (Roumanie), témoignage de la folle démesure de Ceaucescu.
© Étienne Madranges

Dans une cour de la prison-Mémorial, un groupe statuaire intitulé « Cortège des victimes sacrificielles » réalisé en 1999 par le sculpteur Aurel Vlad représente 18 figures humaines tentant de marcher en vain vers un mur, bloquées par le totalitarisme communiste. Une force indescriptible émane de cet ensemble qui suffoque l’observateur tout à la fois ému et stupéfait.


« Le cortège des sacrifiés » par Aurel Vlad dans la cour de la prison de Sighetu. ©
Étienne Madranges

En définitive, la prison de Sighetu a connu un bien singulier destin ! Laissons la conclusion à celle qui a défendu le projet de sa transformation en Mémorial auprès des autorités européennes, la poétesse roumaine Ana Blandiana, qui écrit : « Tout comme les individus, les peuples se distinguent non seulement par leur manière d’assumer leur destinée, mais aussi par la façon dont ils entendent la mettre en valeur. Les Polonais sont parvenus à dignifier leur malheur séculaire, alors que les Juifs ont transformé leur martyre en apothéose. En ce qui nous concerne, nous les Roumains, nous avons pratiquement toujours ignoré l’art de bien faire les choses. Nous avons presque toujours préféré accueillir nos invités non pas avec des larmes, mais avec du pain et du sel et panser nos blessures en silence et dans la solitude. La destinée du peuple roumain est marquée par une grande solitude et aussi par un insupportable silence. Le Mémorial de Sighet naît de la conviction qu’il faut mettre fin à cette solitude. Et celle-ci ne pourra prendre fin que lorsque le silence prendra fin. »

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 234

* se prononce « Maramouresch »


Les 10 empreintes d’histoire précédentes :


Quelle sinistre prison est devenue un lieu emblématique de mémoire en Europe ? ;

• Pourquoi les livres scolaires de la IIIe et de la IVe République évoquaient-ils l'épisode du vase de Soissons comme un évènement important de l'histoire de France ? ;

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• Quel poète a multiplié les coups à boire et les coups de feu avant de trouver la quiétude dans une auberge du lit où on dort ? ;

• Georges braque pouvait-il signer des œuvres originales post mortem ? ;

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