JUSTICE

Engorgement de la justice : les cours criminelles départementales sont contre-productives, selon l’IGJ

Engorgement de la justice : les cours criminelles départementales sont contre-productives, selon l’IGJ
Publié le 31/01/2025 à 18:39

Dans un rapport publié la semaine dernière, l’Inspection générale de la justice (IGJ) estime que ces cours, telles qu’elles ont été instituées, et sans moyens supplémentaires, ont contribué à l’engorgement et à la désorganisation de la justice criminelle. Face à ce constat, l’IGJ préconise de débattre de la mise en place d’un plaider-coupable criminel.

Évaluer l’organisation de la chaîne pénale en matière de crimes. Telle a été la mission de l’Inspection générale de la Justice (IGJ), saisie par l’ex-garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti fin 2023, après plusieurs mises en liberté d’accusés détenus, en raison de difficultés d’audiencement devant la cour d’assises.

L’embolisation de la justice, objet de toutes les inquiétudes, a été dénoncée, le 10 janvier 2025, par le procureur général près la Cour de cassation, Rémy Heitz, lors de l’audience solennelle de rentrée. Une semaine plus tard, le rapport d’inspection, publié par Dalloz et remis effectivement en mars 2024, s’alarmait aussi : le stock de dossiers criminels a doublé en 5 ans. « La situation actuelle apparaît hautement préoccupante, aucune stabilisation au plan national ne paraît atteignable dans un proche avenir ».

En creux, c’est une évaluation des cours criminelles départementales (CCD) qui se dessine. Instaurées à titre expérimental en 2019, généralisées en 2023, ces cours devaient guérir les maux de l’engorgement de la filière criminelle, mettre fin aussi à la pratique de correctionnalisation qui en découle, en permettant à cinq magistrats professionnels, et en l’absence de jurés, de juger plus rapidement au fond.

Or, l’IGJ constate que « si l’engorgement croissant de la chaîne criminelle de jugement n’est pas un phénomène nouveau et qu’il a manifestement des causes multifactorielles, la généralisation de la CCD figure au rang de celles-ci ».

Un allongement du délai de jugement des accusés libres

D’abord, parce que la généralisation des CCD a allongé le délai de jugement des accusés libres, relève la mission de l’inspection. L’heure est au tri des audiences, « partout dictée par les enjeux de détention provisoire », explique-t-elle. Priorité est donnée aux accusés renvoyés devant les CCD où le délai maximum de la détention provisoire est d’un an, puis aux accusés renvoyés devant les cours d’assises (2 ans).

Les audiences des accusés sous simple contrôle judiciaire sont donc retardées, voire reportées sine die, certaines cours « ne parvenant plus à audiencer de telles affaires qu’à la marge et souvent suite à des relances des avocats, en particulier ceux des parties civiles ». Le rapport précise à toute fin utile que le délai moyen de jugement des accusés libres en 1e instance reste constamment supérieur à 6 ans depuis 2017.

Une surcharge des chambres d’instruction aux conséquences sévères

Pour la suite du constat, l’IGJ note encore qu’en pratique, il est devenu impossible d'audiencer les dossiers des accusés détenus devant une juridiction criminelle, « sans saisine de la chambre de l’instruction en prolongation exceptionnelle de la détention provisoire ». Ses saisines massives provoquent une réelle surcharge pour les magistrats.

Et donne lieu à des mises en libertés « subies ». Soit pour dysfonctionnements procéduraux ou pour non-respect du délai raisonnable. Et le rapport alerte : « il est raisonnable d’envisager que d’autres décisions de cette nature soient prises, au vu de la situation d’engorgement de la chaîne criminelle ».

« Il y a eu beaucoup de réformes procédurales touchant aux droits des mis en examen ou parfois des parties civiles, sans forcément prendre en compte la charge de travail. Avec une embolisation des cabinets d'instructio», analyse Stéphanie Caprin, juge d'instruction à Pontoise (TJ d’expérimentation) et vice-présidente de l’union syndicale des magistrats (USM).

Enfin, pour ce qui est du gain de temps visée par le législateur, « elle est acquise », estime le rapport. En revanche, elle a pour corollaire un allongement du délai de jugement de ceux relevant de la cour d’assises, « faute d’avoir accompagné cette réforme de l’augmentation suffisante de la capacité globale de jugement des juridictions criminelles ».

Un constat d’échec qui ne surprend pas

« Certains observateurs pressentaient cet échec en termes d'audiencement criminel, compte-tenu du nombre important des stocks, vertigineux à certains endroits. Le fait de décréter que des personnes accusées de viol (ndlr : la majorité des affaires arrivant devant les CCD) seraient jugées plus vite que les autres a bousculé notre audiencemen», constate Marc Hédrich, président de la cour d’assises de Martinique, et fervent défenseur des jurés populaires.

« Nous avions largement dénoncé ce qui arrive. On n’écoute pas les professionnels qui sonnent l’alarme et trois ans après, on se rend compte qu’ils avaient raison. C’est édifiant », fustige pour sa part Kim Reuflet, secrétaire permanente du syndicat de la magistrature (SM). La vice-présidente du Conseil national des barreaux, Valentine Guiriato, la rejoint : « À la suite des premiers rapports d'étape, et avant la généralisation de la CCD, le CNB avait démontré que faute de moyens humains et matériels, on irait emboliser encore plus la chaîne pénale. C’était couru d’avance ».

« Ce n’est pas forcément la création de la cour criminelle départementale en tant que telle qui a créé un surcroît d'activités, mais elle a été instituée sans les moyens adéquats », abonde Stéphanie Caprin. « Il n'y a plus de jurés, certes, mais deux fois plus de magistrats professionnels siègent. Des juges d'instruction, des juges aux affaires familiales, des juges civilistes qui viennent faire quelques jours par an comme assesseurs aux assises ou à la CCD. Traiter l’engorgement de la filière criminelle se fait au détriment d'autres contentieux ».

Une nette diminution de la correctionnalisation des crimes sexuels mais des réserves

Dans le même temps, les CCD devaient mettre fin à la correctionnalisation des crimes sexuels. Sur ce point, l'IGJ a retenu des éléments, « certes parcellaires, mais objectifs », permettant d’analyser la correctionnalisation après saisine du juge d’instruction et investigations. Elle estime que la part de correctionnalisation a baissé de 20% sur 5 ans, « avec une accélération du phénomène plus marquée en 2022 et 2023 ». Mais, note l’IGJ, cette dé-correctionnalisation est à l’origine d’un flux supplémentaire de dossiers criminels vers les CCD.

Ce qui l’explique est une conjugaison de facteurs. Dans un premier temps : le refus massif des plaignants et parties civiles d’accepter désormais la correctionnalisation de faits constitutifs de viol. Un changement de culture qui s'observe aussi chez les professionnels judiciaires.

Deuxièmement, les crimes enregistrés par les forces de l’ordre - et particulièrement les viols - ont explosé à la suite du mouvement « Me too ». « Une progression de 152,6% en sept ans, qui se traduit par une augmentation constante de la saisine des juges d’instruction », chiffre le rapport. « L’afflux de dossiers criminels vers les cours d’assises et encore plus les CCD est un phénomène durable qui nécessite des solutions pérennes et non pas seulement des actions dont les effets seraient de court ou moyen terme », prévient l’IGJ.

Pas d’allègement de l’oralité des débats

Face à ce constat, faut-il aller plus loin et faire évoluer le cadre de la procédure en « rognant » sur l’oralité des débats ? Selon la mission, cette voie est préconisée « par de nombreux magistrats », qui sollicitent un format d’auditions de témoins et experts plus restreint que devant la cour d’assises, « les plus maximalistes soutenant même l’inutilité de l’audition du directeur d’enquête », souligne le rapport.

La mise en œuvre d’une procédure allégée devant les CCD relèverait d’une modification législative, estime l’IGJ, car elle ne fait pas consensus. Notamment auprès des avocats, très hostiles à un tel allègement. « On voit que ce qui a été mis en place ne marche pas, et donc forcément, on veut aller encore plus loin, et revenir sur des promesses qui ont été faites », dénonce la vice-présidente du Conseil national des barreaux.

« Si jusqu’ici, l’oralité des débats a été préservée », reconnaît bien volontiers le coprésident de l’association des avocats pénalistes (ADAP), Romain Boulet, « nous le devons à la pratique des présidents de cours d’assises qui siègent aussi devant les cours criminelles. Le jour où ça ne sera plus le cas, nous perdrons cette oralité des débats, puisque les textes ne l'imposent pas ».

L’IGJ elle-même ne préconise pas de toucher au cadre de la procédure. En premier lieu parce qu’elle entrevoit que réduire l'oralité des débats pourrait être contraire à la Constitution, mais aussi parce qu’elle craint que les appels ne pleuvent devant les cours d’assises, où le cadre procédural est resté inchangé. Enfin, l’IGJ estime que suite aux prises de conscience provoquées par le mouvement « Me too » et la libération de la parole, il serait difficilement concevable d’instituer pour le jugement des viols « une justice criminelle allégée ».

Vers un plaider-coupable criminel ?

La piste privilégiée par l’IGJ est celle d’une « réhabilitation » de la réunion préparatoire criminelle, issue de la loi pour la confiance dans l’institution judiciaire. En principe, cette réunion sert à s'accorder sur la liste des témoins et experts ainsi que sur la durée de l’audience. Une mise en état préalable de l’audience qui permet en principe de gagner du temps mais qui est diversement appliquée sur le terrain, constate l’IGJ : certaines juridictions s’en emparent, d'autres non. « Surtout parce que cette réunion nécessite un investissement important en temps pour une efficacité limitée ».

Ce que confirme Marc Hédrich : « C'est un machin assez parisien… pour les grands procès. J'ai tenté de la mettre en œuvre dans la Manche et dans l’Orne, mais sans grand succès. Il faut que le substitut soit disponible en même temps que les avocats, on se bagarre sur les emplois du temps et finalement, on l'abandonne ».

Pour pallier ce défaut, la mission propose que son organisation soit repensée et ouvre la voie à un plaider-coupable criminel sous conditions (ndlr : pour l’instant, la procédure qui permet de juger rapidement l'auteur d'une infraction qui reconnaît sa culpabilité n’est appliquée que pour certains délits). Elle estime que la réunion préparatoire criminelle pourrait être le lieu du recueil « d’une reconnaissance de la culpabilité de l’accusé, exprimée par son avocat, avec acceptation des qualifications des infractions retenues dans l’acte d’accusation ».

Peu convaincant, pour l’avocat Romain Boulet, qui estime que ce qui amène un accusé à reconnaître, « c'est la confrontation avec la victime et les éléments de preuve ». Autrement dit l'audience publique, « le moment où la personne se rend compte que sa position n'est plus tenable ou bien quand l’émotion saisit l’accusé ». Il estime par ailleurs que « la reconnaissance des faits dans le droit français ne peut pas être faite par un tiers », en l'occurrence ici l'avocat, l’accusé n’étant pas présent à la réunion préparatoire. Il précise toutefois que la question du plaider-coupable criminel divise au sein de la profession d’avocats.

Pour le président de la cour d’assises, Marc Hédrich, « l’analyse de l’Inspection générale repose sur le postulat que les crimes de sexe doivent être différemment traités que les crimes de sang par une juridiction hybride baptisée cour criminelle départementale. Il faut revenir à une certaine cohérence : soit tous les cimes relèvent de la cour d‘assises avec jury citoyen, soit on abandonne l’échevinage au terme d’un vrai débat parlementaire ».

Sur un strict plan juridique, la mission soumet aussi sa préconisation au débat parlementaire, jugeant qu’une telle reconnaissance de culpabilité avant comparution devant les CCD ou la cour d’assises du premier degré relèverait de la loi et non d’un décret d’application.

Delphine Schiltz

 

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