Dans
un rapport publié la semaine dernière, l’Inspection générale de la justice
(IGJ) estime que ces cours, telles qu’elles ont été instituées, et sans moyens
supplémentaires, ont contribué à l’engorgement et à la désorganisation de la
justice criminelle. Face à ce constat, l’IGJ préconise de débattre de la mise
en place d’un plaider-coupable criminel.
Évaluer l’organisation de la chaîne pénale en
matière de crimes. Telle a été la mission de l’Inspection générale de la
Justice (IGJ), saisie par l’ex-garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti fin 2023,
après plusieurs mises en liberté d’accusés détenus, en raison de difficultés
d’audiencement devant la cour d’assises.
L’embolisation de la justice, objet de toutes
les inquiétudes, a été dénoncée, le 10 janvier 2025, par le procureur général
près la Cour de cassation, Rémy Heitz, lors de l’audience solennelle de
rentrée. Une semaine plus tard, le rapport d’inspection, publié par Dalloz et
remis effectivement en mars 2024, s’alarmait aussi : le stock de dossiers
criminels a doublé en 5 ans. « La
situation actuelle apparaît hautement préoccupante, aucune stabilisation au
plan national ne paraît atteignable dans un proche avenir ».
En creux, c’est une évaluation des cours
criminelles départementales (CCD) qui se dessine. Instaurées à titre
expérimental en 2019, généralisées en 2023, ces cours devaient guérir les maux
de l’engorgement de la filière criminelle, mettre fin aussi à la pratique de
correctionnalisation qui en découle, en permettant à cinq magistrats
professionnels, et en l’absence de jurés, de juger plus rapidement au fond.
Or, l’IGJ constate que « si l’engorgement croissant de la chaîne
criminelle de jugement n’est pas un phénomène nouveau et qu’il a manifestement
des causes multifactorielles, la généralisation de la CCD figure au rang de
celles-ci ».
Un
allongement du délai de jugement des accusés libres
D’abord, parce que la généralisation des CCD a
allongé le délai de jugement des accusés libres, relève la mission de
l’inspection. L’heure est au tri des audiences, « partout dictée par les enjeux de détention provisoire »,
explique-t-elle. Priorité est donnée aux accusés renvoyés devant les CCD où le
délai maximum de la détention provisoire est d’un an, puis aux accusés renvoyés
devant les cours d’assises (2 ans).
Les audiences des accusés sous simple contrôle
judiciaire sont donc retardées, voire reportées sine die, certaines
cours « ne parvenant plus à
audiencer de telles affaires qu’à la marge et souvent suite à des relances des
avocats, en particulier ceux des parties civiles ». Le rapport précise à toute fin
utile que le délai moyen de jugement des accusés libres en 1e instance
reste constamment supérieur à 6 ans depuis 2017.
Une
surcharge des chambres d’instruction aux conséquences sévères
Pour la suite du constat, l’IGJ note encore
qu’en pratique, il est devenu impossible d'audiencer les dossiers des accusés
détenus devant une juridiction criminelle,
« sans saisine de la chambre de l’instruction en prolongation
exceptionnelle de la détention provisoire ». Ses saisines massives provoquent une réelle surcharge pour
les magistrats.
Et donne lieu à des mises en libertés « subies ».
Soit pour dysfonctionnements procéduraux ou pour non-respect du délai
raisonnable. Et le rapport alerte : « il
est raisonnable d’envisager que d’autres décisions de cette nature soient
prises, au vu de la situation d’engorgement de la chaîne criminelle ».
« Il
y a eu beaucoup de réformes procédurales touchant aux droits des mis en examen
ou parfois des parties civiles, sans forcément prendre en compte la charge de
travail. Avec une embolisation des cabinets d'instruction »,
analyse Stéphanie Caprin, juge d'instruction à Pontoise (TJ d’expérimentation)
et vice-présidente de l’union syndicale des magistrats (USM).
Enfin, pour ce qui est du gain de temps visée
par le législateur, « elle est
acquise », estime le
rapport. En revanche, elle a pour corollaire un allongement du délai de
jugement de ceux relevant de la cour d’assises, « faute d’avoir accompagné cette réforme de l’augmentation suffisante de
la capacité globale de jugement des juridictions criminelles ».
Un
constat d’échec qui ne surprend pas
« Certains
observateurs pressentaient cet échec en termes d'audiencement criminel, compte-tenu
du nombre important des stocks, vertigineux à certains endroits. Le fait de
décréter que des personnes accusées de viol (ndlr : la majorité des affaires
arrivant devant les CCD) seraient jugées plus vite que les autres a bousculé
notre audiencement », constate Marc Hédrich, président de la cour
d’assises de Martinique, et fervent défenseur des jurés populaires.
« Nous
avions largement dénoncé ce qui arrive. On n’écoute pas les professionnels qui
sonnent l’alarme et trois ans après, on se rend compte qu’ils avaient raison.
C’est édifiant »,
fustige pour sa part Kim Reuflet, secrétaire permanente du syndicat de la
magistrature (SM). La vice-présidente du Conseil national des barreaux,
Valentine Guiriato, la rejoint : « À
la suite des premiers rapports d'étape, et avant la généralisation de la CCD,
le CNB avait démontré que faute de moyens humains et matériels, on irait
emboliser encore plus la chaîne pénale. C’était couru d’avance ».
« Ce
n’est pas forcément la création de la cour criminelle départementale en tant
que telle qui a créé un surcroît d'activités, mais elle a été instituée sans
les moyens adéquats »,
abonde Stéphanie Caprin. « Il n'y a
plus de jurés, certes, mais deux fois plus de magistrats professionnels siègent.
Des juges d'instruction, des juges aux affaires familiales, des juges
civilistes qui viennent faire quelques jours par an comme assesseurs aux
assises ou à la CCD. Traiter l’engorgement de la filière criminelle se fait au
détriment d'autres contentieux ».
Une
nette diminution de la correctionnalisation des crimes sexuels mais des
réserves
Dans le même temps, les CCD devaient mettre
fin à la correctionnalisation des crimes sexuels. Sur ce point, l'IGJ a retenu
des éléments, « certes parcellaires,
mais objectifs », permettant d’analyser la correctionnalisation après
saisine du juge d’instruction et investigations. Elle estime que la part de
correctionnalisation a baissé de 20% sur 5 ans, « avec une accélération du phénomène plus marquée en 2022 et 2023 ».
Mais, note l’IGJ, cette dé-correctionnalisation est à l’origine d’un flux
supplémentaire de dossiers criminels vers les CCD.
Ce qui l’explique est une conjugaison de
facteurs. Dans un premier temps : le refus massif des plaignants et parties
civiles d’accepter désormais la correctionnalisation de faits constitutifs de
viol. Un changement de culture qui s'observe aussi chez les professionnels
judiciaires.
Deuxièmement, les crimes enregistrés par les
forces de l’ordre - et particulièrement les viols - ont explosé à la suite du
mouvement « Me too ». « Une
progression de 152,6% en sept ans, qui se traduit par une augmentation
constante de la saisine des juges d’instruction », chiffre le rapport. « L’afflux de dossiers criminels vers les
cours d’assises et encore plus les CCD est un phénomène durable qui nécessite
des solutions pérennes et non pas seulement des actions dont les effets
seraient de court ou moyen terme », prévient l’IGJ.
Pas
d’allègement de l’oralité des débats
Face à ce constat, faut-il aller plus loin et
faire évoluer le cadre de la procédure en « rognant » sur l’oralité
des débats ? Selon la mission, cette voie est préconisée « par de
nombreux magistrats », qui sollicitent un format d’auditions de
témoins et experts plus restreint que devant la cour d’assises, « les plus maximalistes soutenant même
l’inutilité de l’audition du directeur d’enquête », souligne le rapport.
La mise en œuvre d’une procédure allégée
devant les CCD relèverait d’une modification législative, estime l’IGJ, car
elle ne fait pas consensus. Notamment auprès des avocats, très hostiles à un
tel allègement. « On voit que ce qui
a été mis en place ne marche pas, et donc forcément, on veut aller encore plus
loin, et revenir sur des promesses qui ont été faites », dénonce la
vice-présidente du Conseil national des barreaux.
« Si
jusqu’ici, l’oralité des débats a été préservée », reconnaît bien volontiers le coprésident de
l’association des avocats pénalistes (ADAP), Romain Boulet, « nous le devons à la pratique des présidents
de cours d’assises qui siègent aussi devant les cours criminelles. Le jour où
ça ne sera plus le cas, nous perdrons cette oralité des débats, puisque les
textes ne l'imposent pas ».
L’IGJ elle-même ne préconise pas de toucher au
cadre de la procédure. En premier lieu parce qu’elle entrevoit que réduire
l'oralité des débats pourrait être contraire à la
Constitution, mais
aussi parce qu’elle craint que les appels ne pleuvent devant les cours
d’assises, où le cadre procédural est resté inchangé. Enfin, l’IGJ estime que
suite aux prises de conscience provoquées par le mouvement « Me too » et la libération de la parole, il serait
difficilement concevable d’instituer pour le jugement des viols « une justice criminelle allégée ».
Vers
un plaider-coupable criminel ?
La piste privilégiée par l’IGJ est celle d’une
« réhabilitation » de la réunion préparatoire criminelle, issue de la
loi pour la confiance dans l’institution judiciaire. En principe, cette réunion
sert à s'accorder sur la liste des témoins et experts ainsi que sur la durée de
l’audience. Une mise en état préalable de l’audience qui permet en principe de
gagner du temps mais qui est diversement appliquée sur le terrain, constate
l’IGJ : certaines juridictions s’en emparent, d'autres non. « Surtout parce que cette réunion nécessite un
investissement important en temps pour une efficacité limitée ».
Ce que confirme Marc Hédrich : « C'est un machin assez parisien… pour les
grands procès. J'ai tenté de la mettre en œuvre dans la Manche et dans l’Orne,
mais sans grand succès. Il faut que le substitut soit disponible en même temps
que les avocats, on se bagarre sur les emplois du temps et finalement, on
l'abandonne ».
Pour pallier ce défaut, la mission propose que
son organisation soit repensée et ouvre la voie à un plaider-coupable criminel
sous conditions (ndlr : pour l’instant, la procédure qui permet de juger
rapidement l'auteur d'une infraction qui reconnaît sa culpabilité n’est
appliquée que pour certains délits). Elle estime que la réunion
préparatoire criminelle pourrait être le lieu du recueil « d’une reconnaissance de la culpabilité de
l’accusé, exprimée par son avocat, avec acceptation des qualifications des
infractions retenues dans l’acte d’accusation ».
Peu convaincant, pour l’avocat Romain Boulet,
qui estime que ce qui amène un accusé à reconnaître, « c'est la confrontation avec la victime et
les éléments de preuve ».
Autrement dit l'audience publique, « le
moment où la personne se rend compte que sa position n'est plus tenable ou bien
quand l’émotion saisit l’accusé ». Il estime par ailleurs que « la reconnaissance des faits dans le droit
français ne peut pas être faite par un tiers », en l'occurrence ici l'avocat, l’accusé n’étant pas présent à
la réunion préparatoire. Il précise toutefois que la question du
plaider-coupable criminel divise au sein de la profession d’avocats.
Pour le
président de la cour d’assises, Marc Hédrich, « l’analyse de l’Inspection générale repose sur le postulat que les
crimes de sexe doivent être différemment traités que les crimes de sang par une
juridiction hybride baptisée cour criminelle départementale. Il faut revenir à
une certaine cohérence : soit tous les cimes relèvent de la cour d‘assises avec
jury citoyen, soit on abandonne l’échevinage au terme d’un vrai débat
parlementaire ».
Sur un
strict plan juridique, la mission soumet aussi sa préconisation au débat
parlementaire, jugeant qu’une telle reconnaissance de culpabilité avant
comparution devant les CCD ou la cour d’assises du premier degré relèverait de
la loi et non d’un décret d’application.
Delphine Schiltz