Le 23 octobre
2017, Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, lançait une consultation sur le thème : "Partage de
la valeur et engagement sociétal des entreprises". Cette
annonce a été le point de départ d’un véritable déferlement médiatique portant
sur les entreprises dites "à mission ". Alissa Pelatan, avocate aux barreaux de
Paris, Californie et Washington DC et Nicolas Mitton, juriste et consultant en affaires publiques, nous apportent un
éclaircissement sur la question.
La formule ne cesse de faire couler de l’encre, et
qu’ils soient juristes, acteurs de la RSE1, entrepreneurs ou
consultants en transition environnementale, tous ont un avis ou une proposition
à faire valoir.
« Entreprises à mission », « nouvelles
gouvernances », « objet social étendu » ou « élargi », « entreprises nouvelles »,
« entreprises engagées »…
Les termes et les appellations se multiplient, et il
ne se passe pas un jour sans qu’une nouvelle intervention médiatique vienne
porter une voix ou un éclairage nouveau sur le sujet, alimentant un peu plus la
confusion.
Car au final, qu’en retenir ?
Une proposition claire et attractive émerge-t-elle de
cette accumulation de littérature et de formules abstraites ?
Nous allons ici tenter d’envisager la question de
manière pragmatique, en établissant tout d’abord un inventaire des
principaux dispositifs existants en matière d’entrepreneuriat engagé puis en
posant la question de la nécessité d’une réforme.
I. Panorama de l’économie engagée en
France
A. Le droit positif
L’objet de cette étude est de dresser un panorama des mécanismes
entrepreneuriaux permettant de concilier activité économique et objectifs
extrafinanciers mais ne traite pas, de fait, du secteur associatif ou des
organismes sans but lucratif, lesquels représentent la majeure partie des
activités dites « sociales » dans notre pays.
Sans prétendre à l’exhaustivité, trois mécanismes principaux
peuvent être évoqués.
1. Les sociétés
coopératives
Si elles n’ont pas expressément une vocation sociale, leur actionnariat
et leur mode de gouvernance, lesquels sont en principe confiés à leurs
salariés, placent les coopératives dans le champ des acteurs de l’économie
sociale.
Institué durant l’année 1947 par la loi Ramadier2,
le modèle des sociétés coopératives repose sur trois principes fondateurs
que sont la double qualité, la gestion démocratique et le réinvestissement dans
l’entreprise.
Le dispositif se verra complété en 19783 et 20014 par la création,
successivement, des sociétés coopératives ouvrières de production, qui
deviendront, en 20145, les sociétés
coopératives de production (ou « SCOP ») puis des sociétés
coopératives d’intérêt collectif (ou « SCIC »), lesquelles
renforcent la dimension sociale des coopératives. La loi dispose en effet que
les SCIC « ont pour objet la production ou la fourniture de biens et de
services d’intérêt collectif, qui présentent un caractère d’utilité sociale ».
Dans l’esprit du public, les sociétés coopératives, et plus
particulièrement les SCOP, ont gagné leurs galons d’entreprises sociales car
elles se trouvent régulièrement placées sous le feu des projecteurs et
présentées comme des véhicules de reprise par les salariés d’entreprises en
faillite. Si cette vocation de sauvetage, a, lors d’affaires très médiatisées
(Lejaby, SeaFrance, FraLib ou encore Goodyear), été soulignée par certains
médias ou décideurs politiques, parfois de façon caricaturale ou opportuniste,
les succès en la matière restent rares.
2. La responsabilité
sociétale des entreprises (« RSE »)
La notion a été introduite en droit français par la
loi NRE6 qui
pose l’obligation pour les sociétés cotées d’inclure dans leur rapport de
gestion annuel « des informations […] sur la manière dont la société prend
en compte les conséquences sociales et environnementales de son activité » ;
Cette obligation se verra renforcée par la loi
Breton7, laquelle transpose la directive européenne « Prospectus8 »,
et permet à tout intéressé (actionnaire, commissaire aux comptes…) d’obtenir
sous astreinte que le conseil d’administration ou le directoire, selon le cas,
communique dans son rapport annuel toutes informations non financières
nécessaires, y compris les informations environnementales et sociales.
En 2008, et de nouveau sous impulsion communautaire9,
il est fait obligation au président du Conseil de surveillance des sociétés
faisant offre au public, de rendre compte de la composition, des conditions de
préparation et d’organisation des travaux du conseil, ainsi que des procédures
de contrôle interne et de gestion des risques mises en place par la société.
Les lois Grenelle I et II10 prévoient pour les
sociétés répondant à certains critères l’obligation de rendre compte des
conséquences sociales et environnementales de leurs activités et d’inclure,
dans leur rapport de gestion annuel « des informations sur la manière
dont la société prend en compte les conséquences sociales et environnementales
de son activité », ainsi que, pour certaines de ces sociétés, « les
effets de cette activité quant au respect des droits de l’homme et à la lutte contre la corruption »
Ces obligations se verront une nouvelle fois
étendues et complétées par la loi du 22 mars 2012, dite loi Warsmann II, qui introduit des
dispositions spécifiques aux sociétés mères et filles.
Malgré plus de quinze années d’existence dans
les textes, la RSE est parfois décriée comme simplement descriptive, sans
réelle incidence sur les pratiques des entreprises et ne permettant pas de
comparer les résultats de chaque structure.
3. L’économie
sociale et solidaire (ou « ESS »)
La loi Hamon du 31 juillet 2014 sur l’économie sociale et solidaire marque un tournant en ce qu’elle
crée un véritable statut des entreprises engagées dans la poursuite d’un
objectif d’utilité sociale. Cette loi est imprégnée d’un principe fondateur lié
à l’absence (ou du moins à la faiblesse) de recherche de lucrativité par les
sociétés regroupées sous les statuts « ESS » (entreprise
sociale et solidaire) et « ESUS » (entreprise solidaire d’utilité
sociale).
Faisant suite à une promesse de campagne du candidat Emmanuel Macron, ce
pan de l’économie a récemment été renforcé lors de l’annonce, le
19 janvier 2018, par le haut-commissaire à l’Économie sociale et solidaire
et à l’Innovation sociale, Christophe Itier, de la création d’un fonds public
de financement de l’économie sociale dénommé « French Impact »,
abondé à hauteur d’un milliard d’euros sur cinq ans.
Toutefois, certaines entreprises n’attendent pas après le législateur
pour développer des initiatives hors de tout cadre juridique. Ces réflexions et
expérimentations amènent à définir de nouveaux modèles d’entreprises engagées,
lesquels constituent aujourd’hui la matière première animant les discussions
sur le futur projet de loi PACTE.
B. Les
propositions et initiatives privées
Parmi ces
nouveaux modèles issus de l’univers académique ou de la pratique
entrepreneuriale, ne seront évoqués ici que les plus aboutis ou les plus
visibles.
1. Les
entreprises à mission
"L'« entreprise à mission » est une formule utilisée pour la
première fois en France par Kevin LEVILLAIN et mise en lumière par le
cabinet de conseil Prophil dans un rapport publié en 201711. Bien
que les contours de l'entreprise à mission ne soient pas totalement définis,
celle-ci s'inspire principalement des travaux réalisés sur les Sociétés à Objet
Social Étendu.
La Société à Objet
Social étendu (ou « SOSE »)
est issue des travaux de chercheurs de l’école
MINES ParisTech, publiés en 201512.
La SOSE se caractérise par :
• La définition d’une mission spécifique, inscrite dans les statuts (mission
sociale, scientifique ou environnementale qu’ils assignent à leur société en
plus de l’objectif de profit). Elle n’impose toutefois pas l’obligation
d’avoir une mission générale d’utilité sociale.
• Point notable du modèle SOSE, le mécanisme
dit du « Mission lock » : la mission définie ne peut être
modifiée que selon des modalités spécifiquement prévues par les statuts. La
révision des statuts pourra nécessiter le vote à l’unanimité des associés, ou à
la majorité.
• La création d’un comité de l’objet social
étendu (ou « COSE ») dont
la mission est de valider l’objet social et de rendre, en fin d’exercice, un rapport annuel d’évaluation portant sur l’accomplissement de la mission. Les membres du COSE peuvent être nommés
par les dirigeants de la société, cette pratique posant la question de leur impartialité.
• Une évaluation de l’accomplissement de la
mission spécifique selon des méthodes et des modalités définies par
l’entreprise elle-même, pouvant être déléguée au COSE ou à un organisme
externe. L’entreprise détermine librement son évaluateur et ses critères
d’évaluation.
• L’extension de la gouvernance aux parties
prenantes : les parties prenantes ont la possibilité de participer à la
définition de l’objet social étendu ainsi qu’à son évaluation.
• L’opposabilité des résultats : les
parties prenantes ont la faculté de poursuivre, devant le COSE ou en justice,
les dirigeants et la société en cas de non-respect de l’objet de la société.
Les partisans de la SOSE militent pour la création d’un statut juridique
reconnu légalement par une modification du Code civil. Cependant, le manque
d’encadrement de la mission spécifique de la société et l’éventuel déficit
d’impartialité des évaluateurs alimentent les débats d’experts sur la
pertinence de ce statut. L’adoption du modèle de la SOSE est, à ce jour, une
démarche purement déclarative et non contraignante.
Pour imager à l’extrême, une société qui
commercialiserait des armes ou déverserait dans la nature des déchets polluants
pourrait tout de même se rattacher au statut SOSE, dès lors qu’elle
s’attribuerait une mission « étendue » particulière. Celle-ci
pourrait, par exemple, consister en une mission de recherche scientifique aux
fins de limitation de l’atteinte à l’environnement par ses produits, tout en
continuant d’exercer les activités à impact négatif sur l’environnement et la
société ou portant atteinte aux droits de l’homme.
Depuis l’année 2015, seules
trois entreprises se déclarant comme SOSE13 ont été recensées sur le
territoire national, dont deux sont parallèlement des entreprises Bcorp.
2. L’entreprise labellisée Bcorp
Née en 2008 aux États-Unis, la communauté Bcorp propose un modèle de
société dans lequel le dirigeant détient une marge de manœuvre décisionnaire
dès lors qu’il s’agit de considérer les intérêts des parties prenantes, et ce,
sans pour autant renier l’exigence de rentabilité de la société.
Pour être labellisées Bcorp, ces entreprises doivent adapter leurs
statuts pour s’engager à avoir un impact positif et significatif sur
l’environnement et la société (d’un point de vue global). Pour attester du
respect de cet engagement, elle doit obtenir au minimum 80 points sur 200 au B Impact Assessment (« BIA » – référentiel
d’évaluation d’impact), lequel comporte une série de questions portant sur la
politique environnementale, sociétale et sociale de la société. Un organisme
certificateur est mandaté pour effectuer l’audit de l’entreprise et vérifier
que tous les éléments communiqués sont véridiques et répondent au cahier des
charges du label. Aujourd’hui, 2 400 entreprises labellisées Bcorp
sont présentes à travers le monde, dont plus d’une cinquantaine en France.
3. Les Sociétés à Bénéfice Étendu (« SABE »)
Il s’agit d’une proposition14 soumise par la communauté des entreprises Bcorp en France qui, si elle
ne préconise pas un changement profond du Code civil, promeut néanmoins une
reconnaissance par la loi d’un statut nouveau de société.
La SABE se présente comme un statut juridique, adopté volontairement,
et caractérisé par :
• L’adhésion à des valeurs éthiques,
concrétisée par l’inscription dans les statuts de la société d’une mission
d’intérêt collectif qui respecte le « triple bottom line » (la
prise en compte d’une performance triple :
objectif économique, impact sociétal et impact environnemental positif et
significatif dans le cadre de ses activités commerciales et opérationnelles).
L’intégration d’une mission d’intérêt collectif spécifique est, elle,
facultative mais fortement encouragée.
• Une évaluation d’impact, réalisée à
intervalle régulier de deux ans par un organisme externe selon des
critères fixés par les pouvoirs publics. La communauté Bcorp milite pour
l’utilisation de standards reconnus internationalement15.
• La transparence : les SABE doivent faire
preuve de transparence via, notamment, la publication et la mise à disposition
de tous, des résultats d’évaluation de leur impact sociétal et environnemental
(ex. : publication jointe aux comptes annuels transmis au greffe et
publication sur le site internet de la société). Dans l’hypothèse où le rapport
d’évaluation ne serait pas publié tous les deux ans, ou ne respecterait
pas les exigences requises, la société ne pourrait se prévaloir sur statut de "Société à Bénéfice Etendu".
Au vu des différents dispositifs déjà existant, la question peut donc
légitimement se poser de la nécessité d’une réforme. Que reste-t-il à créer en
France en matière d’entreprises engagées ?
II. De la nécessité d’une réforme
A. Les limites
des dispositifs actuels
1. Les sociétés
commerciales ESS
Comme exposé, il existe en France de nombreux dispositifs invitant ou
incitant les entreprises à associer des objectifs extrafinanciers à l’objectif
traditionnel de rentabilité économique. Néanmoins, ces dispositifs sont à la
fois limités dans leurs moyens, trop spécialisés (notamment s’agissant du choix
d’une forme coopérative) et opaques ou abstraits pour bon nombre
d’entrepreneurs, qui ne s’en saisiront finalement pas.
À titre d’illustration, la loi ESS, entrée en vigueur depuis bientôt
quatre ans, si elle dynamise un secteur désormais en pleine croissance,
reste encore loin des objectifs initialement fixés.
L’apport majeur de cette loi a été l’inclusion des sociétés
commerciales au secteur de l’économie sociale et solidaire. Pour celles qui le
souhaitent, cette intégration reste néanmoins soumise à un impératif de
limitation de la lucrativité. À la différence d’une société commerciale
classique, la société commerciale ESS n’aspire pas à maximiser le profit des
actionnaires mais poursuit à titre principal un objectif d’utilité sociale.
Cette limitation de lucrativité n’a pas dissuadé les entrepreneurs
engagés mais le taux de croissance des sociétés commerciales ESS reste faible
par rapport aux attentes des législateurs. En 2015, nous retrouvons une
croissance de 12 %. Ce chiffre a plus que doublé un an après, avec un
taux de croissance de 34 % en 201616. En avril 2017, lors
de son dernier recensement, l’INSEE identifiait 236 sociétés commerciales
ESS sur le territoire national. Ces sociétés sont majoritairement des TPE et
des PME. Jusqu’à maintenant, peu de grandes entreprises ont osé franchir le cap
du statut ESS.
Cela dit, la croissance de l’emploi dans l’ESS est plus forte que dans
le reste de l’économie, non seulement parce que ces entreprises répondent à des
besoins sociaux croissants, mais surtout parce qu’elles sont plus résilientes.
Les sociétés commerciales ESS ont l’obligation de réinvestir dans la structure
50 % des bénéfices de l’entreprise, et créer une gouvernance démocratique
et participative (impliquant les parties prenantes) ce qui favorise leur
développement à long terme, ainsi que l’embauche de nouveaux salariés.
La loi Hamon a incontestablement permis d’élargir le champ des
acteurs de l’économie sociale, tout en permettant à ces entreprises de gagner
en crédibilité et en visibilité.
Cependant, et malgré ces atouts, peu d’acteurs économiques, sans parler
du grand public, ont connaissance des caractéristiques et des acteurs de l’ESS.
Selon le baromètre de l’entrepreneuriat social 2017, 63 % des
Français connaissent le secteur de l’ESS mais seuls 37 % en connaissent les
acteurs. Malgré l’utilisation des nouvelles technologies, cette méconnaissance
est encore plus marquée chez les jeunes.
L’asymétrie d’information est donc l’un des principaux freins du secteur.
Les porteurs de projets d’intérêt commun éprouvent des difficultés à trouver
les bons interlocuteurs (tant dans l’accompagnement de leur projet que dans son
financement) et les filières adaptées à l’exercice de leur activité, ou sont
rebutés par les contraintes liées au statut. Un autre frein identifié tient au
fait que les entreprises de l’ESS ne peuvent pas être cotées en bourse ou que
les entreprises souhaitant obtenir l’agrément Entreprise Solidaire d’Utilité
Sociale (« ESUS ») doivent limiter la rémunération des
dirigeants et des salariés17.
2. Des
entreprises en quête de reconnaissance
Plus qu’un simple souhait, une réforme du modèle français de
l’entrepreneuriat engagé est nécessaire sous peine de voir la France prendre du
retard face à ses voisins européens et étrangers.
Sur le plan international, impulsé par les travaux du Mission
Alignment Working Group du G8 en 201418,
un nouveau « statut » juridique, dit « profit-with-purpose
company », est en train d’émerger.
Le groupe de travail créé par David Cameron a mis en lumière le concept
de « profit-with-purpose company ». Ces entreprises d’un
nouveau genre se caractérisent, à l’instar de celles citées précédemment, par
leur mission sociale et environnementale. Jusqu’ici rien de nouveau. Mais
au-delà de cette mission intrinsèque, elles proposent en outre, une « duty »,
c’est-à-dire l’engagement de la responsabilité des dirigeants envers les
parties prenantes. La société s’engage, par la même occasion, à faire preuve
d’une grande transparence sur son impact sociétal.
Ce concept a été
introduit dans les droits de différents Etats ”Benefit Corporations” aux
Etats-Unis ”Sociéta Benefit” en Italie ou encore ”Sociedades de Beneficio Interés Colectivo” en Uruguay, en Argentine, et en Colombie (en cours de vote). La”Benefit Company” est également en cours dintégration en droit britannique.
En France, ce type d’entreprise n’est, pour le moment, pas reconnu par
les textes, et ne dispose d’aucun régime spécifique ou cadre juridique dédié.
L’un des objectifs affichés du projet de loi PACTE est de permettre à
toute société, de la jeune start-up à la multinationale, de poursuivre un but
d’utilité sociale, sans se voir imposer de limitation de lucrativité ou de
rémunération. Le but d’intérêt commun ne doit pas être un frein à la
performance économique mais, au contraire, un facteur de croissance de
l’entreprise. Pour atteindre cet objectif, la marge de manœuvre des dirigeants
doit être reconsidérée car ceux-ci ont actuellement les mains liées par les
décisions des actionnaires, trop souvent focalisés par une vision à court terme
d’augmentation et de partage des bénéfices.
La responsabilité du dirigeant doit donc être repensée sur
deux aspects. Dans un premier temps, ce dernier ne doit pas voir sa
responsabilité financière ou pénale engagée, ou du moins il doit pouvoir
bénéficier de dispositifs protecteurs vis-à-vis des actionnaires et des parties
prenantes, lorsque, dans le cadre de sa mission de gestion de l’entreprise, il
prend en compte les intérêts des uns ou des autres. Toutefois, et en second lieu, si le dirigeant ne respecte pas les engagements de la société,
cette dernière perdra le statut et les avantages attachés à celui-ci.
L’idée ici est d’inciter les entreprises à devenir plus responsables en
appliquant une méthode de « positive encouragement » plutôt
que de « negative reinforcement ».
Qui plus est, cette réforme permettrait de reconnaître à sa juste valeur
l’engagement d’entreprises qui œuvrent pour l’intérêt commun, et développent
une nouvelle approche du profit. Ces entreprises responsables ne sont, à
l’heure actuelle, ni suffisamment aidées ni suffisamment valorisées pour les
initiatives qu’elles portent.
De plus en plus d’entrepreneurs sociaux réclament la reconnaissance par
la loi de cette identité de société engagée, laquelle pourrait déboucher plus
aisément sur une seconde reconnaissance : celle des consommateurs,
des acteurs de l’économie et de la société civile au sens large.
Cette valorisation pourrait, à terme, prendre la forme de dispositifs attractifs
et incitatifs, mais il convient, dans un premier temps, d’apporter une
reconnaissance officielle à ces entreprises, leur permettant de se distinguer
des sociétés traditionnelles.
Car qu’on le veuille ou non, ce mouvement se développe et dépasse les
frontières de l’Hexagone. La France ne doit pas laisser passer cette
opportunité de s’imposer comme un pays leader en la matière, notamment au sein
de l’Union européenne.
B. Perspectives : Quels principaux axes de réforme ?
En premier lieu, impossible de ne pas mentionner
le Code civil. Celui-ci est largement évoqué dans les diverses interventions
lues et entendues, lesquelles soulignent la nécessité de réformer un texte
devenu trop ancien et obsolète au regard des réalités des entreprises actuelles.
L’article 1833,
cible privilégiée de cette volonté réformatrice, est ainsi rédigé “Toute société doit avoir un objet licite et être constituée
dans l’intérêt commun des associés.”
Le lecteur attentif constatera qu’il n’est nulle part
question dans ce texte « d’entreprise », mais de « société ».
La nuance est importante, car le terme de société
renvoie, juridiquement, à une réalité précise et clairement définie, par
opposition au terme d’entreprise, beaucoup plus large et abstrait, et qu’aucun
texte ne définit.
Si une réforme de l’article 1833 du Code civil devait
intervenir, elle impacterait donc les sociétés (civiles ou commerciales), mais
pas les « entreprises » au sens large (artisans, commerçants
et professionnels libéraux exerçant en nom propre par exemple).
Une seconde interrogation porte sur l’objet même
d’une telle réforme.
La position dominante appelle à donner aux sociétés
la possibilité d’inclure dans leurs statuts un objet social « étendu »
ou « élargi ».
Or en l’état actuel du droit français, rien ne vient
limiter le contenu de l’objet social statutaire, lequel peut parfaitement
intégrer une dimension sociale, sociétale ou environnementale, contraignante ou
non, prévoir une mesure d’impact et ses modalités, voire même des sanctions en
cas de défaut de respect de ces stipulations statutaires.
Pour preuve, la loi de 2014 relative à l’économie
sociale et solidaire fait de l’intégration dans l’objet social de la société de
considérations sociales, sociétales ou environnementales, une condition lui
permettant d’être considérée comme une société poursuivant une utilité sociale,
et d’obtenir l’agrément ESUS19.
Au surplus, l’objet social ne constitue pas la seule
composante des statuts de société (et donc du « contrat social »).
Ainsi, peuvent être intégrés dans les statuts tous
préambules, annexes, ou stipulations particulières que les associés ou
actionnaires souhaitent y insérer, et porteurs de considérations ou de
dispositifs à teneur sociale, sociétale ou environnementale.
Tous ces éléments feront partie intégrante des
statuts, et auront la même force obligatoire que l’objet social lui-même.
Autrement dit, l’inclusion dans les statuts d’un
objet social élargi est déjà possible sans nécessiter de réforme. L’obsession des
commentateurs de l’objet social apparaîtrait presque contre-productive au
regard des autres questionnements d’importance trop souvent occultés derrière
celui-ci, comme par exemple l’évaluation de l’impact.
Les entreprises qui souhaitent œuvrer pour l’intérêt
commun ne limitent pas leur engagement à la définition de leur objet social
statutaire qui, s’il est sans conteste un élément fondamental de l’identité
d’une société, n’est qu’un élément parmi d’autres, comme la gouvernance, la
transparence ou encore l’impact social généré par les activités de la société.
La réforme du Code civil que tant de commentateurs
appellent de leurs vœux ne présente pas, juridiquement, le caractère de
nécessité qu’on lui prête. Or, ce thème occupe une place majeure dans les débats
et discussions portant sur le projet de loi PACTE.
À l’inverse, certaines questions semblent au moins
aussi importantes mais sont, à tort, totalement occultées.
Ainsi, nous semblent être des points majeurs :
• le caractère contraignant ou volontaire du futur dispositif ;
• la méthode d’évaluation d’impact retenue, et sa reconnaissance au plan
international ;
• l’intégration éventuelle, dans le dispositif d’une méthode objective de
comparaison de l’impact des entreprises ;
• les modalités pratiques de transparence des audits d’impact.
Le rapport remis le 9 mars 2018 par Nicole Notat et
Jean-Dominique Senard20 aux ministres concernés par le sujet va dans le bon
sens, en proposant la création d’un statut d’entreprise à mission (intégrant
dans les statuts la « raison d’être » de la société) et
l’instauration d’une mesure d’impact ayant vocation à être rendue publique.
Gageons que le projet de loi PACTE qui sera discuté au printemps saura
s’inspirer de ces propositions. Toutefois, les méthodes retenues pour effectuer
cette évaluation restent encore à définir. Or, sur ce sujet, les avis et les
propositions sont nombreux et divergents, et beaucoup reste à
faire, l’enjeu étant de permettre une réelle comparaison des audits
d’impact, et de rendre le dispositif d’évaluation peu coûteux et accessible à
toutes les entreprises. En outre, l’utilisation d’un outil de mesure reconnu au
plan international nous paraît essentielle à l’heure où le rayonnement
économique de notre pays, en Europe et dans le monde, constitue un thème
central de l’action gouvernementale.
1) Responsabilité Sociétale des Entreprises
2) Loi n° 47-1775 du
10 septembre 1947 portant statut de la coopération
3) Loi n° 78-763 du
19 juillet 1978 portant statut des sociétés coopératives de production
4) Loi n° 2001-624 du
17 juillet 2001 portant diverses dispositions d’ordre social, éducatif et
culturel
5) Loi n° 2014-856 du
31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire
6) Loi n° 2001-420 du
15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques
7) Loi n° 2005-842 du
26 juillet 2005 pour la confiance et la modernisation de l’économie
8) Directive 2003/71/CE du Parlement européen et du
Conseil du 4 novembre 2003 concernant
le prospectus à publier en cas d’offre au public de valeurs mobilières ou en
vue de l’admission de valeurs mobilières à la négociation
9) Loi n° 2008-649 du
3 juillet 2008 portant diverses dispositions d’adaptation du droit des
sociétés au droit communautaire
10) Loi n° 2009-967 du
3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle
de l’environnement et loi n° 2010-788 du
12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement
11) Entreprises à mission : Panorama international
des statuts hybrides au service du bien commun – Éditions Prophil 2017
12) La « Société à Objet Social Étendu » :
Un nouveau statut pour l’entreprise, par : Blanche Segrestin, Kevin
Levillain, Stéphane Vernac et Armand Hatchuel – Presse des Mines 2015
13) CAMIF, Nutriset et Citizen Capital
14) La société à Bénéfice Étendu : un nouveau statut
pour la France
15) Standards IRIS développés par le Global Reporting
Initiative (GRI)
16) Les sociétés commerciales de l’économie sociale et
solidaire : premiers éléments d’analyse – CNCRESS, 2017
17) Les sommes versées, y compris les primes, au dirigeant ou
salarié le mieux rémunéré sont limitées à dix fois le SMIC ou le salaire
de branche équivalent si ce dernier est supérieur ; la moyenne des sommes
versées, y compris les primes, aux cinq dirigeants ou salariés les mieux
rémunérés est limitée à sept fois le SMIC ou le salaire de branche si ce
dernier est supérieur (article 11-3(a)-(b) de la loi 2014-856 du 31 juillet 2014)
18) Impact investment : the invisible heart
of markets - Social Investment Taskforce 2014
19) Loi n° 2014-856 du
31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire –
Article 11
20) L’entreprise, objet d’intérêt collectif, rapport
remis le 9 mars 2018 aux
ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de
l’Économie et des Finances, et du Travail.
Alissa Pelatan,
Avocate aux barreaux de Paris, Californie,
et Washington D.C.,
fondatrice du cabinet AMP Avocat
Nicolas Mitton,
Juriste et consultant en affaires publiques,
cabinet Havre Tronchet Avocats