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Entretien avec Bruno Pireyre, Président de chambre à la Cour de cassation, directeur du service de documentation, des études et du rapport, des services des relations internationales et de la communication

Entretien avec Bruno Pireyre, Président de chambre à la Cour de cassation, directeur du service de documentation, des études et du rapport, des services des relations internationales et de la communication
Publié le 31/01/2019 à 16:50

Le président Pireyre fait le point avec les lecteurs du JSS sur le rôle déterminant de la Cour de cassation dans la mise en place de l’ouverture prochaine des bases de données des décisions de justice.

 


L’open data des décisions de justice semble constituer un enjeu majeur pour la Cour de cassation. Quel sera le rôle précis de la haute juridiction ?


Le rôle de la Cour de cassation sera central. Il est admis, depuis les conclusions de la mission Cadiet (1), que la Cour de cassation a vocation à se voir confier, dans le prolongement naturel de ses missions présentes, la responsabilité exclusive de la diffusion en open data des décisions de justice judiciaires qui sera faite en application de l’article L. 111-13 du Code de l’organisation judiciaire.


En ce sens, le rapport annexé au projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la Justice relève que "conformément aux préconisations du rapport remis à la garde des Sceaux, le 9 janvier 2018, par la mission d’étude et de préfiguration de l’open data des décisions de justice, cette mise à disposition devra respecter un principe d’une occultation des éléments d’identification des personnes mentionnées dans la décision et sera confiée aux cours suprêmes de l’ordre administratif et de l’ordre judiciaire".


Cette responsabilité inclut, d’évidence, celle de procéder, en lien avec la Commission nationale de l’informatique et des libertés, à l’analyse du risque associé à la diffusion des décisions dont il s’agit, de même que celle de prendre toutes mesures appropriées pour concilier, à l’équilibre,
les finalités poursuivies avec la protection des droits des personnes.


Il s’agit ainsi, pour la Cour de cassation, conformément aux recommandations de la mission Cadiet, d’assurer le pilotage et la responsabilité :


de la collecte automatisée de la jurisprudence de l’ensemble des juridictions de son périmètre juridictionnel ;


de son traitement, en particulier la pseudonymisation ;


de sa diffusion.


Ces trois phases (collecte, traitement, diffusion) sont indivisibles. Elles procèdent de la mission qui incombe à la Cour de cassation en tant que juridiction faîtière de l’ordre judiciaire, responsable in fine de l’unité et de la lisibilité de la production jurisprudentielle nationale.


 

Dans son rapport du 14 janvier 2019 « Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics », le Défenseur des Droits a mis en garde contre un risque de fracture territoriale entre ceux qui ont une connexion Internet de qualité et les autres (15 % de la population). L’open data des décisions de justice, qui veut mettre les données à disposition de tous, ne risque-t-il pas d’engendrer une forme de discrimination dans l’accès à l’information juridique ?



L’« inégalité numérique » – qui tient notamment à la couverture technique disparate du réseau territorial, à l’insuffisance des ressources d’une partie de la population, de même qu’à une acculturation technique plus délicate pour certaines catégories sociales – ne pourra être réduite que par l’action de la puissance publique.


S’agissant des juridictions et de leurs relations digitales avec les justiciables, le ministère de la Justice met en œuvre un chantier dit de « transformation numérique ». Cette démarche, tout à la fois d’accessibilité et de performance, relève évidemment d’une politique publique de l’État.


Pour la part qui lui revient, la Cour de cassation a, depuis ses origines, chargé d’assurer la plus large publicité de sa jurisprudence. Aussi veille-t-elle à recourir aux instruments les mieux adaptés à cet effet. Pendant très longtemps, seuls les arrêts de la Cour de cassation publiés aux bulletins mensuels (civil, criminel) étaient largement connus.


L’évolution de la technologie a permis par la suite, et permettra demain plus encore, d’assurer une connaissance beaucoup plus étendue de l’ensemble des décisions de justice dans la plus grande transparence. Néanmoins, pour redonner ordre et sens à cette masse quelque peu indifférenciée de décisions de justice, il est du devoir de la Cour de cassation d’offrir sur son propre site Internet un moteur de recherche performant. Je souligne que la recommandation n° 16 du rapport de la mission Cadiet s’inscrit clairement en ce sens (2).


C’est assez dire que la Cour de cassation se donne les moyens de puiser dans les ressources technologiques innovantes.



« L’open data des décisions de justice est un chantier qui s’ouvre et qui appellera des efforts continus dans la durée, auxquels la Cour de cassation s’est d’ores et déjà préparée. »

 


Vous accueillez au sein de votre Service de documentation, des études et du rapport, trois spécialistes de l’intelligence artificielle qui vont travailler à l’élaboration de nouveaux logiciels pour l’anonymisation des décisions de justice. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette collaboration ? Quelles seront les techniques mises en œuvre ?


Depuis janvier 2018, la Cour de cassation procède elle-même à l’anonymisation (3) des décisions de justice judiciaires diffusées en open data sur le site Légifrance. Cette opération, qui consiste à occulter les éléments identifiants directs (noms, adresses…), est effectuée à l’aide d’un logiciel développé par la Cour de cassation dans le cadre d’un marché public et mise en œuvre par une « cellule de l’anonymisation » chargée de contrôler et de corriger les résultats.


Le logiciel actuellement utilisé repose sur les technologies qui étaient couramment employées lors de la conclusion de ce marché, consistant à définir un ensemble de règles pour reconnaître les éléments à occulter. D’un point de vue technique, on parle d’une approche « déterministe ». Toutefois, cette méthode a montré ses limites qui sont aujourd’hui dépassées par une approche nouvelle dite « statistique ». Il s’agit alors de faire appel à des algorithmes d’intelligence artificielle pour que le logiciel apprenne par lui-même à retrouver les éléments identifiants à occulter (machine learning).


Ce saut technologique est nécessaire pour assurer, à l’avenir, la diffusion d’un volume désormais massif de décisions. Près de 3,9 millions de décisions sont rendues tous les ans par l’ensemble des juridictions de l’ordre judiciaire. On peut rapprocher ce chiffre des 15 000 décisions actuellement diffusées par la Cour de cassation au public via Légifrance.


C’est dans ce contexte que la Cour de cassation a été retenue, avec le soutien du ministère de la Justice, pour participer au programme « Entrepreneurs d’intérêt général » piloté par la mission publique ETALAB (4). Dans ce cadre, deux data scientists et un développeur informatique sont accueillis pendant une durée de 10 mois à la Cour de cassation.


Ils auront pour mission d’améliorer les outils d’anonymisation existants de même que les processus de traitement et d’évaluation des risques liés à la protection des données personnelles. Je souhaite insister sur le fait qu’une telle mission ne saurait être déléguée à des acteurs privés au regard de la nature des enjeux d’intérêt général en cause.


 


La justice prédictive délivre des résultats statistiques calculés à partir d’enregistrements de jugements antérieurs. Elle ignore l’inventivité, l’émotion, ou encore l’intuition du juge. D’aucuns craignent qu’elle puisse figer la jurisprudence. Comment s’assurer qu’à l’avenir la part d’humanité du juge ne fasse défaut au traitement des affaires et que l’évolution de la justice ne s’en trouve pas entravée ?


Tels qu’ils sont conçus, les outils de justice dite « prédictive » (la bonne traduction de l’expression anglaise serait « justice prévisionnelle ») reposent sur lanalyse des décisions de justice déjà rendues dans le but de rendre prévisibles sil se peut, des décisions de justice futures.


Il est vrai que dans un cadre judiciaire, ces éléments pourront éclairer le juge sur la solution retenue par ses collègues confrontés à un litige semblable. Pour autant, ils ne peuvent en aucun cas s’imposer à lui. Mieux, ils devront être soumis au débat contradictoire pour être discutés par les parties. Ainsi pourront être mis en évidence les éventuels biais méthodologiques ou conceptuels des outils qui les ont produits.


En tout état de cause, le juge demeurera libre sans restriction de suivre ou de s’écarter des tendances que lui auront révélées, le cas échéant, les outils de justice prédictive. Comme par le passé, il remplira son office de toujours en rendant des décisions motivées en fait et en droit à partir d’éléments qu’il lui incombe de soumettre au débat contradictoire (5). 


On comprendra dès lors combien il est impératif d’imposer une transparence des algorithmes, garantie par un organisme public ad hoc de contrôle. De même, devra-t-on se préoccuper au plus vite de dispenser aux professionnels de justice (magistrats, avocats, greffiers…) une formation les ouvrant à ces nouveaux outils.


 


Le projet de loi prévoit que le nom des magistrats figurera sur les quelque 4 millions de décisions qu’ils rendent chaque année. Les parlementaires avaient un temps envisagé leur anonymisation, avant de se raviser. Ce choix n’expose-t-il pas les juges à un risque de « profilage » ?


L’anonymisation du nom des magistrats fait débat. Le projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la Justice est appelé à trancher cette question. Le texte, provisoirement adopté en nouvelle lecture par l’Assemblée nationale le 23 janvier 2019, pose le principe d’une absence d’anonymisation du nom des magistrats, qu’il assortit de deux réserves importantes. La première impose l’occultation du nom du juge en cas de risque d’atteinte à sa sécurité ou à sa vie privée. La seconde fait interdiction à quiconque, sous peine de sanctions pénales, d’utiliser les données d’identité des magistrats et des membres du greffe pour « évaluer, analyser, comparer ou  prédire leurs pratiques professionnelles réelles ou supposées. » (6)



Quelles sont les prochaines étapes de la mise en œuvre de l’open data des décisions de justice ?


L’open data des décisions de justice est un chantier qui s’ouvre et qui appellera des efforts continus dans la durée, auxquels la Cour de cassation s’est d’ores et déjà préparée.


La mise en œuvre opérationnelle de l’open data des décisions de justice requière le vote définitif de la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la Justice. Le texte, adopté en nouvelle lecture par l’Assemblée nationale, sera examiné prochainement par le Sénat. Un décret d’application, pris après avis de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) et du Conseil d’État, sera ensuite nécessaire pour définir les conditions d’application de l’article L. 111-13 du Code de l’organisation judiciaire dans sa nouvelle rédaction.


Les étapes suivantes sont tributaires des travaux de transformation numérique conduits par le ministère de la Justice qui mettront la Cour de cassation en mesure de recevoir l’ensemble des décisions susceptibles d’être par elle diffusées. Nous rappelons qu’à ce stade, les seules décisions des juges du fond qui parviennent à la Cour de cassation sont les arrêts et ordonnances civils motivés.


Resteront à collecter au plus tôt la totalité des décisions de toute nature des cours d’appel comme des juridictions de première instance, en ce compris celles prononcées par les tribunaux de commerce.


NOTES :

1) Mission d’étude et de préfiguration sur l’open data des décisions de justice, Rapport, novembre 2017.

2) Recommandation n° 16 : Développer sur le site Internet de la Cour de cassation un canal de diffusion de la jurisprudence de l’ensemble des juridictions de l’ordre judiciaire assurant la mise en valeur de celle-ci, à l’instar de ce que pratique le Conseil d’État s’agissant des décisions de l’ordre administratif avec la base ArianeWeb.

3) Il s’agit techniquement d’une pseudonymisation.

4) ETALAB est un service du Premier ministre, au sein de la Direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État, en charge de l’ouverture des données publiques et du gouvernement ouvert.

5) Article 16 du Code de procédure civile : « le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction ».

6) En l’état, le projet de loi prévoir que « les deux premiers alinéas de l’article L. 111-13 sont remplacés par trois alinéas ainsi rédigés :

Sous réserve des dispositions particulières qui régissent l’accès aux décisions de justice et leur publicité les décisions rendues par les juridictions judiciaires sont mises à la disposition du public à titre gratuit sous forme électronique.

Les nom et prénoms des personnes physiques mentionnées dans la décision, lorsqu’elles sont parties ou tiers, sont occultés préalablement à la mise à la disposition du public. Lorsque sa divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage, est également occulté tout élément permettant d’identifier les parties, les tiers, les magistrats et les membres du greffe.

Les données d’identité des magistrats et des membres du greffe ne peuvent faire l’objet d’une réutilisation ayant pour objet ou pour effet d’évaluer, d’analyser, de comparer ou de prédire leurs pratiques professionnelles réelles ou supposées. La violation de cette interdiction est punie des peines prévues aux articles 226-18, 226-24 et 226-31 du Code pénal, sans préjudice des mesures et sanctions prévues par la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés. »



Propos recueillis par C2M


 










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