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Fadettes : le CNB s’inquiète

Fadettes : le CNB s’inquiète
Publié le 08/08/2020 à 11:00



« En nous espionnant, c’est la démocratie qu’on met sous cloche »


En réaction à l’affaire des fadettes et pour protester contre le « voile jeté sur l'impartialité de la justice », le CNB organisait un e-débat, le 9 juillet dernier, autour d’un procureur et de deux avocats. Parmi eux, Élise Arfi pointe avoir « l’impression [d’une] chasse à l’avocat délinquant ».


C’est un parfum de scandale qui flotte dans la sphère judiciaire depuis le 24 juin. Ce jour-là, l’hebdomadaire Le Point révèle que dans le cadre de l’affaire Bismuth/Sarkozy, les factures téléphoniques détaillées (fadettes) de plusieurs ténors du barreau et magistrats ont été scrutées à la loupe durant six ans, ainsi que certains de leurs téléphones géolocalisés – le tout, à la demande du Parquet national financier, pour tenter d’identifier une « taupe ». « Comment des magistrats, pour se payer Nicolas Sarkozy, ont piétiné l'État de droit. (...) Sans soupçons avérés, la justice n'a pas lésiné sur les moyens », écrit le journaliste Marc Leplongeon. 


De quoi susciter l’indignation chez les robes noires. Au cœur de la controverse notamment : l’atteinte au secret professionnel. 


« L’affaire des fadettes est une affaire d’État, et la nomination d’un avocat à la Chancellerie, geste d’apaisement adressé par le gouvernement, n’y change rien. Il est inadmissible que des dizaines d’avocats, sans lien direct avec l’enquête, sans aucune suspicion de commission d’infraction, aient été surveillés », martèle Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des barreaux (CNB), en préambule du e-débat qu’elle a organisé sur ce sujet, le 9 juillet. « Notre émotion et notre colère sont grandes. En nous espionnant, c’est notre secret professionnel, et donc nos clients qu’on a mis sous surveillance sauvage. C’est la démocratie qu’on met sous cloche », dénonce-t-elle sans mâcher ses mots. 


 


UN SECRET PROFESSIONNEL PROTÉGÉ… 


Les avocats sont-ils des « écoutables » comme les autres ? La question, volontairement naïve, est posée par l’avocat Thomas Charat, modérateur de cette conversation faisant intervenir les avocats Vincent Pénard et Élise Arfi, ainsi que le procureur près la cour d’appel de Grenoble, Jacques Dallest. 


Vincent Pénard rappelle que le secret professionnel, « obligation mise à la charge de l’avocat, qui recouvre à la fois la relation entre l’avocat et le client, et les secrets dont l’avocat est récipiendaire, à l’instar du secret de l'enquête, bénéficie d’une protection en matière d’écoute et d'interception », consacrée aux articles 100?et suivants du Code de procédure pénale. Il est ainsi notamment interdit de mettre sur écoute les lignes professionnelle et personnelle d’un avocat, mais aussi de retranscrire des conversations entre un client et son avocat, sauf quand les écoutes laissent apparaître que ce dernier a lui-même participé à la commission d’une infraction, et à la condition que le bâtonnier soit informé, indique Vincent Pénard. 


Par ailleurs, l’article?706-96-1?du Code de procédure pénale prohibe la sonorisation d’un cabinet d’avocat comme de son domicile ou de son véhicule, vient préciser Jacques Dallest.


 


… MAIS PAS SI PROTÉGÉ QUE CA 


Problème, pointe Vincent Pénard, les enquêteurs peuvent se faire remettre par les opérateurs de téléphonie des listes d’appels avec une géolocalisation a posteriori du lieu de connexion des téléphones. « Cela pose une vraie difficulté de respect du secret professionnel par les enquêteurs, car quand ils sont en possession d’une liste d’appels, il suffit d’identifier les différents numéros de téléphone pour savoir qui est susceptible d’être le client de tel avocat. Pour autant, il n’y a pas de législation spécifique en matière de réquisition de fadettes », dénonce l’avocat. 


« Comme toujours quand quelque chose est absent de nos codes, est-ce que cela veut dire que c’est autorisé ou non ? Tout ce qui n’est pas formellement interdit est-il autorisé, ou l’inverse ? » s’interroge Jacques Dallest. Selon le procureur, il ne « serait pas inutile » de réglementer plus précisément cet aspect de l’identification des numéros qui manque au Code de procédure pénale, de façon à « border l’action des services d’enquête ». 


D’autant que, pour Élise Arfi, le fait de savoir avec qui un avocat est en contact fait partie du secret professionnel. L’avocate estime à ce titre que ceux qui opèrent une distinction entre les fadettes et le contenu des conversations en elles-mêmes « jouent sur les mots ».


Vincent Pénard évoque en outre le problème des « écoutes incidentes » : lors de l’écoute autorisée sur un numéro de téléphone identifié, des enquêteurs peuvent en effet tomber par hasard sur une conversation entre une personne qui n’est pas l’utilisatrice habituelle de ce numéro et un avocat. L’avocat met également en question le concept de « filet dérivant », qui consiste à capter des conversations avec un avocat conduisant à constater une autre infraction, différente de celle ayant motivé la mise sur écoute d’une personne. « Par ce biais, on laisse une écoute se poursuivre un certain temps en espérant qu’une conversation miraculeuse apparaîtra », par exemple en matière de délinquance organisée où des individus suspectés d’être des malfaiteurs sont placés sur écoute, explique-t-il. « Il est procédé comme une toile d’araignée : on part de cet appel, puis on reprend tous les numéros qui ont pu être en relation avec ce numéro, on tombe sur d’autres avocats, on regarde leurs fadettes, et ainsi de suite : la toile araignée est alors très vaste, avec autant d’atteintes au secret professionnel », fustige Vincent Pénard. L’avocat considère qu’il faudrait privilégier des écoutes « plus ponctuel[le]s et plus précis[es], au lieu de proposer un filet à papillons pour attraper le plus d’éléments possible avant de trier ».


Autre point noir, avance-t-il : la difficulté liée à l’aspect secret de l’enquête. En effet, avant la phase de contradictoire, qui peut se faire jour à l’audience ou un peu avant, ou par l’ouverture d’une information judiciaire, « on ne sait pas si telle personne est écoutée ou a fait l’objet de réquisitions pour obtenir des factures détaillées ». C’est là que la presse entre en jeu : par les sources qu’elle peut avoir, celle-ci est susceptible de dévoiler certaines choses. « C’est ce qui est arrivé avec l’actualité récente, commente Vincent Pénard. On a une violation du secret de l’enquête par laquelle le journaliste assure une information qui permet aux victimes de cette violation de pouvoir s’en plaindre, mais elles ne le savent qu’a posteriori. » Il affirme que l’avocat a donc un « doute permanent » quant au fait de savoir si même dans un dossier contradictoirement mis à disposition au cours de l’enquête ou à la fin de l’enquête, figurent la totalité des éléments, ou si un certain nombre d’éléments ayant fait l’objet d’écoutes ou d’interception sont ou non dans la procédure. Car il n’existe aucune obligation des enquêteurs de communiquer à l'autorité de contrôle l’intégralité des investigations, ajoute Vincent Pénard. « Il y a forcément un choix qui est fait, et on le voit dans les procès-verbaux, lorsqu’il est écrit : “le reste des interceptions n’apportant rien à l'enquête, nous ne retranscrivons rien d’autre”. » 


Élise Arfi témoigne pour sa part de faits de « para-écoute ». Par exemple, cela a pu concerner un de ses clients qui s’entretenait avec son frère, lequel lui a indiqué avoir parlé avec son avocate, précisant le contenu de la conversation. Des propos qui se retrouvent ensuite dans la procédure, souligne l’avocate. « Or, rares sont les cas où j’ai vu sur un procès-verbal que telle partie ne pouvait pas être retranscrite car cela portait atteinte au secret professionnel de l’avocat. »


 


UNE CHASSE À L’AVOCAT ?


« J’ai l’impression qu’on est à la chasse à l’avocat délinquant », finit par s’indigner Élise Arfi. L’avocate met les points sur les « i » : les robes noires n’ont jamais revendiqué aucune impunité par rapport aux comportements que peuvent avoir les uns et les autres, affirme-t-elle. « Ce qui est insupportable, c’est que des avocats qui n’ont rien à se rapprocher sont quand même écoutés ; que dans les procédures pénales, on voit souvent des retranscriptions de conversations portant gravement atteinte au secret professionnel ; que rien n’est fait en amont, donc pas d’autocensure des enquêteurs », vitupère l’avocate. Et bien qu’il soit possible de faire un recours par la suite, « une fois que le mal est fait, il est fait », appuie Élise Arfi. « Quand le PV est versé dans un dossier, que tout le monde l’a vu, quand bien même on en obtiendrait l’annulation au bout de plusieurs mois ou années, l’atteinte a malgré tout été commise, elle est irréversible. » 


Inadmissible, estime aussi Vincent Pénard, qui juge que l’obligation du secret professionnel à laquelle est tenu l’avocat est suffisamment sérieuse « pour bénéficier à tout le moins d’une présomption de bonne foi et de la régularité de l’exercice professionnel ». 


L’avocat se dit également fortement agacé du fait que les honoraires soient si souvent dans le viseur des enquêteurs. Ainsi, suite à des écoutes incidentes, il n’est pas rare de lire des transcriptions de discussions entre l’avocat et son client à ce sujet.


« Il y a même des avocats qui ont été entendus comme témoins dans des procédures où on leur demandait comment avaient été payés leurs honoraires », s’offusque Vincent Pénard, qui dénonce « un gros fantasme » en la matière. « Les enquêteurs veulent savoir comment et par qui les avocats sont payés. Mais on ne peut pas poursuivre un avocat pour blanchiment parce qu’il serait réglé de ses honoraires avec de l’argent dont la source est susceptible d’être le produit d’une infraction !, soutient-il. Cependant, concernant l’avocat qui, dans le cadre son activité – par exemple en rédigeant les statuts d’une société ou en participant à une saisie immobilière –, valide une opération de blanchiment, dans ce cas, il est normal qu’il soit poursuivi. »


Pour Élise Arfi, ces discussions sur les honoraires qui se retrouvent « systématiquement dans le dossier » contribuent « à ternir, dégrader l’image de l’avocat et à affaiblir sa crédibilité ». Même chose, estime-t-elle, s’agissant de propos rapportés n’ayant aucun rapport avec la manifestation de la vérité. « J’ai déjà vu dans un dossier des propos transcrits où mon client disait, en parlant de moi : “elle est vraiment nulle, je suis déçu, je pense changer d’avocat”. Cela ne sert à rien, sinon à entamer la relation entre client et avocat, et je trouve cela déplorable », lance l’avocate. 


Jacques Dallest abonde : en effet, ce genre de propos « n’a rien à faire dans une procédure ». « Vous n’empêcherez pas les enquêteurs de les écouter, mais c’est au magistrat d’interdire leur transcription », répond le procureur. 


Celui-ci l’assure : en plusieurs années de carrière, il n’a « pas eu à mettre en cause beaucoup d’avocats ». « Il peut y avoir des avocats maladroits, des avocats inexpérimentés, des avocats retors, mais j’ai très peu souvent eu affaire à des avocats indélicats », confie-t-il. 


Jacques Dallest signale néanmoins que la profession est exposée à des risques, car les clients exigent beaucoup : « Le danger, ce sont des actes qui peuvent poser problème. À l’avocat d’être suffisamment éclairé. Il ne faut pas être l’obligé de son client – les malfaiteurs savent manipuler très vite. » 


 


TOUS LES MOYENS NE SONT PAS BONS


Pour le procureur, si l’on utilise les écoutes téléphoniques comme moyen de preuve, « il faut le faire d’une main tremblante ». « Les droits de la défense sont intangibles, comme le droit à l’information », souligne-t-il. Jacques Dallest confie que lorsqu’il était jeune magistrat, il voulait absolument « faire de beaux dossiers ». Avant de s’apercevoir, avec l’expérience, que « tous les moyens ne sont pas bons » pour connaître la vérité au sujet d’une affaire. Plus que cela, « il y a des choses que l’on doit s’interdire de faire » dans la recherche de preuves, et notamment en vertu du principe de loyauté qui s’impose aux enquêteurs et magistrats, bien que la balance ne soit pas facile à opérer entre la recherche de la vérité (notamment dans les affaires de criminalité organisée) et la protection des droits de la défense, dont fait partie la confidentialité entre l’avocat et son client, indique-t-il. 


« Tant pis s’il n’y a pas de saisie de drogues, il faut respecter les principes et les règles, car elles pourraient s’appliquer à vous-même si vous êtes un jour mis en cause. Et si vous êtes dans la position du mis en cause, vous serez demandeur du respect de vos droits, de votre secret professionnel, donc pensez que la procédure pénale ne se divise pas, elle s'applique à tous les citoyens et doit être protectrice », argumente Jacques Dallest. 


Élise Arfi ajoute qu’il est essentiel de garder à l’esprit qu’un avocat, lorsqu’il réalise son travail de défense, n’est absolument pas dépositaire de la vérité absolue : « On travaille en fonction d’un dossier, d’un client. Les faits qui lui sont reprochés, je ne sais pas toujours s’il les a commis ou non ». Pour l’avocate, si les enquêteurs se font des idées sur ce qu’ils peuvent trouver comme mine d’informations dans les écoutes entre une personne et son avocat, en revanche, la violation du secret professionnel est, elle, bien réelle.


« L’avocat n’est pas détenteur de la vérité, ce n’est pas son métier, acquiesce Vincent Pénard, en revanche, le secret professionnel doit exister de façon intangible dans une société démocratique. » 


« Il faudrait voir quelle est la part apportée par les écoutes à la manifestation de la vérité. Je ne suis pas convaincue que ce soit toujours auprès de l’avocat qu’on réussit à trouver le dénouement du dossier », ironise Élise Arfi.


Jacques Dallest opine. Il rapporte que certains services d’enquête ont d’ailleurs compris que les éléments de preuve n’étaient « pas à chercher vainement dans les conversations téléphoniques », « car un certain nombre de personnes se méfient des téléphones ». Selon lui, vouloir accréditer des infractions par ce biais paraît donc « insuffisant ». « On aura toujours des enquêteurs qui feront feu de tout bois et voudront brancher la terre entière... Mais aujourd’hui, les considérations financières, notamment, font que l’époque du filet dérivant est terminée », considère-t-il. Au magistrat d’être circonspect sur la mise sur écoute, juge le procureur, car cela a un coût et représente du travail. Jacques Dallest met en garde : « Il n’y a pas à chercher à vouloir impliquer tout le monde, c’est le reflet d’une naïveté professionnelle. Cela veut dire que l’on n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent que d’essayer d’avoir des preuves avec des conversations professionnelles. La tentation de pouvoirs excessifs peut se retourner contre soi. »


 


TIRER DES LEÇONS


Selon Vincent Pénard, l’affaire des fadettes met en exergue que la volonté de connaître un certain nombre d’informations pouvant être détenues (in)directement par un avocat pose le problème d’une meilleure définition et protection de ce qu’est le secret professionnel, afin d’éviter que des atteintes puissent y être portées, sans aucun encadrement légal.


« Il faudrait aussi se pencher sur l'aspect contradictoire des phases d'enquête, qui permettrait de voir en amont les possibles atteintes portées au secret professionnel », avance-t-il.


Vincent Pénard sollicite également une réflexion sur la naissance de la relation avocat-client. À partir de quel moment y a-t-il point de départ de la relation entre un avocat et son client ? Une réponse précise pourrait permettre, soutient-il, d’encadrer la liberté des enquêteurs dans les interceptions qu’ils pourraient faire. Actuellement, le débat, en doctrine et dans la jurisprudence, est en effet peu abondant, précise-t-il. « Mais j’ai en tête l’exemple américain, qui fait partir la relation à l’échange d’une somme d’argent. Quand le justiciable américain donne de l’argent à un avocat, ne serait-ce qu’un dollar, voilà le point de départ. » 


Pour Élise Arfi, il est d’autre part nécessaire de faire « beaucoup de pédagogie » auprès des services d’enquêteurs. « Des textes existent, mais ils ne sont pas appliqués. Il y a trop de procédures où l’on retrouve des transcriptions de conversations avocats/clients alors qu’il n’existe aucune infraction dont l’avocat peut être soupçonné », répète-t-elle. 


Si l’affaire des fadettes soulève de nombreuses questions, comme l’observe Christiane Féral-Schuhl, la présidente du CNB déclare que cela pose, également, la question de distinction qui pourrait être faite entre contenu et contenant. « Cela ne sert à rien de dire que l’on veut préserver le secret professionnel et, dans le même temps, échanger des éléments du secret professionnel par Gmail », avertit-elle. « Gmail est certes un système sécurisé, mais c’est aussi adhérer aux règles prévoyant que n'importe quel juge aux États-Unis, par procédure de discovery, peut accéder à l’intégralité des éléments. Il faut se préoccuper du contenant et être alerte », recommande Christiane Féral-Schuhl. 


L’avocate attire enfin l’attention sur le fait que les autorités chargées de l’enquête ont à disposition des moyens de plus en plus sophistiqués qui se déploient. De ce fait, constate-t-elle, « on voit bien que pour les autorités chargées de l’enquête, les lignes et les frontières bougent », et qu’il devient plus difficile de respecter ce secret professionnel, encore plus difficile à encadrer. « Des glissements se font, et des personnes tendent à s'octroyer des zones sur lesquelles il est urgent de ramener à la règle », alerte la présidente du CNB. Celle-ci appelle donc à « s’interroger collectivement » sur un projet de réforme des textes régissant les écoutes, « pour que plus jamais des enquêteurs ne puissent se sentir autorisés de procéder à de telles mesures ». « Le président de la République ne peut rester ni silencieux ni inactif face à une telle atteinte à des principes fondamentaux », rejette-t-elle. Toutefois, « par chance », le nouveau garde des Sceaux est sensibilisé au sujet, remarque Christiane Féral-Schuhl. Rappelons qu’Éric Dupond-Moretti avait porté plainte fin juin... après dissection, par le Parquet national financier, de ses propres fadettes.

 

Bérengère Margaritelli

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