« En nous
espionnant, c’est la démocratie qu’on met sous cloche »
En réaction à l’affaire des fadettes et pour protester
contre le « voile jeté sur
l'impartialité de la justice », le CNB organisait un e-débat, le
9 juillet dernier, autour d’un procureur et de deux avocats. Parmi eux, Élise
Arfi pointe avoir « l’impression
[d’une] chasse à l’avocat délinquant ».
C’est un parfum de scandale qui flotte dans la sphère
judiciaire depuis le 24 juin. Ce jour-là, l’hebdomadaire Le Point révèle que dans le cadre de
l’affaire Bismuth/Sarkozy, les factures téléphoniques détaillées (fadettes) de
plusieurs ténors du barreau et magistrats ont été scrutées à la loupe durant
six ans, ainsi que certains de leurs téléphones géolocalisés – le tout, à
la demande du Parquet national financier, pour tenter d’identifier une « taupe ». « Comment des magistrats, pour se payer
Nicolas Sarkozy, ont piétiné l'État de droit. (...) Sans soupçons avérés, la
justice n'a pas lésiné sur les moyens », écrit le journaliste Marc
Leplongeon.
De quoi susciter l’indignation chez les robes noires. Au
cœur de la controverse notamment : l’atteinte au secret
professionnel.
« L’affaire
des fadettes est une affaire d’État, et la nomination d’un avocat à la
Chancellerie, geste d’apaisement adressé par le gouvernement, n’y change rien.
Il est inadmissible que des dizaines d’avocats, sans lien direct avec
l’enquête, sans aucune suspicion de commission d’infraction, aient été
surveillés », martèle Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil
national des barreaux (CNB), en préambule du e-débat qu’elle a organisé sur ce
sujet, le 9 juillet. « Notre
émotion et notre colère sont grandes. En nous espionnant, c’est notre secret
professionnel, et donc nos clients qu’on a mis sous surveillance sauvage. C’est
la démocratie qu’on met sous cloche », dénonce-t-elle sans mâcher ses
mots.
UN SECRET PROFESSIONNEL PROTÉGÉ…
Les avocats sont-ils des « écoutables » comme
les autres ? La question, volontairement naïve, est posée par l’avocat
Thomas Charat, modérateur de cette conversation faisant intervenir les avocats
Vincent Pénard et Élise Arfi, ainsi que le procureur près la cour d’appel de
Grenoble, Jacques Dallest.
Vincent Pénard rappelle que le secret professionnel,
« obligation mise à la charge de
l’avocat, qui recouvre à la fois la relation entre l’avocat et le client, et
les secrets dont l’avocat est récipiendaire, à l’instar du secret de l'enquête,
bénéficie d’une protection en matière d’écoute et d'interception »,
consacrée aux articles 100?et suivants du Code de procédure pénale. Il est
ainsi notamment interdit de mettre sur écoute les lignes professionnelle et
personnelle d’un avocat, mais aussi de retranscrire des conversations entre un
client et son avocat, sauf quand les écoutes laissent apparaître que ce dernier
a lui-même participé à la commission d’une infraction, et à la condition que le
bâtonnier soit informé, indique Vincent Pénard.
Par ailleurs, l’article?706-96-1?du Code de procédure
pénale prohibe la sonorisation d’un cabinet d’avocat comme de son domicile ou
de son véhicule, vient préciser Jacques Dallest.
… MAIS PAS SI PROTÉGÉ QUE CA
Problème, pointe Vincent Pénard, les enquêteurs peuvent
se faire remettre par les opérateurs de téléphonie des listes d’appels avec une
géolocalisation a posteriori du lieu de connexion des téléphones. « Cela pose une vraie difficulté de respect du
secret professionnel par les enquêteurs, car quand ils sont en possession d’une
liste d’appels, il suffit d’identifier les différents numéros de téléphone pour
savoir qui est susceptible d’être le client de tel avocat. Pour autant, il n’y a
pas de législation spécifique en matière de réquisition de fadettes »,
dénonce l’avocat.
« Comme
toujours quand quelque chose est absent de nos codes, est-ce que cela veut dire
que c’est autorisé ou non ? Tout ce qui n’est pas formellement interdit
est-il autorisé, ou l’inverse ? » s’interroge Jacques Dallest.
Selon le procureur, il ne « serait
pas inutile » de réglementer plus précisément cet aspect de
l’identification des numéros qui manque au Code de procédure pénale, de façon à
« border l’action des services
d’enquête ».
D’autant que, pour Élise Arfi, le fait de savoir avec
qui un avocat est en contact fait partie du secret professionnel. L’avocate
estime à ce titre que ceux qui opèrent une distinction entre les fadettes et le
contenu des conversations en elles-mêmes « jouent sur les mots ».
Vincent Pénard évoque en outre le problème des « écoutes incidentes » : lors de
l’écoute autorisée sur un numéro de téléphone identifié, des enquêteurs peuvent
en effet tomber par hasard sur une conversation entre une personne qui n’est
pas l’utilisatrice habituelle de ce numéro et un avocat. L’avocat met également
en question le concept de « filet dérivant », qui consiste à capter
des conversations avec un avocat conduisant à constater une autre infraction,
différente de celle ayant motivé la mise sur écoute d’une personne. « Par ce biais, on laisse une écoute se
poursuivre un certain temps en espérant qu’une conversation miraculeuse
apparaîtra », par exemple en matière de délinquance organisée où des
individus suspectés d’être des malfaiteurs sont placés sur écoute,
explique-t-il. « Il est procédé
comme une toile d’araignée : on part de cet appel, puis on reprend tous
les numéros qui ont pu être en relation avec ce numéro, on tombe sur d’autres
avocats, on regarde leurs fadettes, et ainsi de suite : la toile araignée
est alors très vaste, avec autant d’atteintes au secret professionnel »,
fustige Vincent Pénard. L’avocat considère qu’il faudrait privilégier des
écoutes « plus ponctuel[le]s et plus
précis[es], au lieu de proposer un filet à papillons pour attraper le plus
d’éléments possible avant de trier ».
Autre point noir, avance-t-il : la difficulté liée
à l’aspect secret de l’enquête. En effet, avant la phase de contradictoire, qui
peut se faire jour à l’audience ou un peu avant, ou par l’ouverture d’une
information judiciaire, « on ne sait
pas si telle personne est écoutée ou a fait l’objet de réquisitions pour
obtenir des factures détaillées ». C’est là que la presse entre en
jeu : par les sources qu’elle peut avoir, celle-ci est susceptible de
dévoiler certaines choses. « C’est
ce qui est arrivé avec l’actualité récente, commente Vincent Pénard. On a une
violation du secret de l’enquête par laquelle le journaliste assure une
information qui permet aux victimes de cette violation de pouvoir s’en
plaindre, mais elles ne le savent qu’a posteriori. » Il affirme que
l’avocat a donc un « doute permanent »
quant au fait de savoir si même dans un dossier contradictoirement mis à
disposition au cours de l’enquête ou à la fin de l’enquête, figurent la
totalité des éléments, ou si un certain nombre d’éléments ayant fait l’objet
d’écoutes ou d’interception sont ou non dans la procédure. Car il n’existe
aucune obligation des enquêteurs de communiquer à l'autorité de contrôle l’intégralité
des investigations, ajoute Vincent Pénard. « Il y a forcément un choix qui est fait, et on le voit dans les
procès-verbaux, lorsqu’il est écrit : “le reste des interceptions
n’apportant rien à l'enquête, nous ne retranscrivons rien d’autre”. »
Élise Arfi témoigne pour sa part de faits de « para-écoute ». Par exemple, cela a
pu concerner un de ses clients qui s’entretenait avec son frère, lequel lui a
indiqué avoir parlé avec son avocate, précisant le contenu de la conversation.
Des propos qui se retrouvent ensuite dans la procédure, souligne l’avocate.
« Or, rares sont les cas où j’ai vu
sur un procès-verbal que telle partie ne pouvait pas être retranscrite car cela
portait atteinte au secret professionnel de l’avocat. »
UNE CHASSE À L’AVOCAT ?
« J’ai
l’impression qu’on est à la chasse à l’avocat délinquant », finit par
s’indigner Élise Arfi. L’avocate met les points sur les « i » :
les robes noires n’ont jamais revendiqué aucune impunité par rapport aux
comportements que peuvent avoir les uns et les autres, affirme-t-elle. « Ce qui est insupportable, c’est que des
avocats qui n’ont rien à se rapprocher sont quand même écoutés ; que dans
les procédures pénales, on voit souvent des retranscriptions de conversations
portant gravement atteinte au secret professionnel ; que rien n’est fait
en amont, donc pas d’autocensure des enquêteurs », vitupère l’avocate. Et
bien qu’il soit possible de faire un recours par la suite, « une fois que
le mal est fait, il est fait », appuie Élise Arfi. « Quand le PV est versé dans un dossier, que
tout le monde l’a vu, quand bien même on en obtiendrait l’annulation au bout de
plusieurs mois ou années, l’atteinte a malgré tout été commise, elle est
irréversible. »
Inadmissible, estime aussi Vincent Pénard, qui juge que
l’obligation du secret professionnel à laquelle est tenu l’avocat est
suffisamment sérieuse « pour
bénéficier à tout le moins d’une présomption de bonne foi et de la régularité
de l’exercice professionnel ».
L’avocat se dit également fortement agacé du fait que
les honoraires soient si souvent dans le viseur des enquêteurs. Ainsi, suite à
des écoutes incidentes, il n’est pas rare de lire des transcriptions de
discussions entre l’avocat et son client à ce sujet.
« Il y a même
des avocats qui ont été entendus comme témoins dans des procédures où on leur
demandait comment avaient été payés leurs honoraires », s’offusque
Vincent Pénard, qui dénonce « un
gros fantasme » en la matière. « Les
enquêteurs veulent savoir comment et par qui les avocats sont payés. Mais on ne
peut pas poursuivre un avocat pour blanchiment parce qu’il serait réglé de ses
honoraires avec de l’argent dont la source est susceptible d’être le produit
d’une infraction !, soutient-il. Cependant, concernant l’avocat qui, dans
le cadre son activité – par exemple en rédigeant les statuts d’une société ou
en participant à une saisie immobilière –, valide une opération de blanchiment,
dans ce cas, il est normal qu’il soit poursuivi. »
Pour Élise Arfi, ces discussions sur les honoraires qui
se retrouvent « systématiquement
dans le dossier » contribuent « à ternir, dégrader l’image de l’avocat et à affaiblir sa crédibilité ».
Même chose, estime-t-elle, s’agissant de propos rapportés n’ayant aucun rapport
avec la manifestation de la vérité. « J’ai
déjà vu dans un dossier des propos transcrits où mon client disait, en parlant
de moi : “elle est vraiment nulle, je suis déçu, je pense changer
d’avocat”. Cela ne sert à rien, sinon à
entamer la relation entre client et avocat, et je trouve cela déplorable »,
lance l’avocate.
Jacques Dallest abonde : en effet, ce genre de
propos « n’a rien à faire dans une
procédure ». « Vous
n’empêcherez pas les enquêteurs de les écouter, mais c’est au magistrat
d’interdire leur transcription », répond le procureur.
Celui-ci l’assure : en plusieurs années de
carrière, il n’a « pas eu à mettre
en cause beaucoup d’avocats ». « Il peut y avoir des avocats maladroits, des avocats inexpérimentés, des
avocats retors, mais j’ai très peu souvent eu affaire à des avocats
indélicats », confie-t-il.
Jacques Dallest signale néanmoins que la profession est
exposée à des risques, car les clients exigent beaucoup : « Le danger, ce sont des actes qui peuvent
poser problème. À l’avocat d’être suffisamment éclairé. Il ne faut pas être
l’obligé de son client – les malfaiteurs savent manipuler très vite. »
TOUS LES MOYENS NE SONT PAS BONS
Pour le procureur, si l’on utilise les écoutes
téléphoniques comme moyen de preuve, « il
faut le faire d’une main tremblante ». « Les droits de la défense sont intangibles, comme le droit à
l’information », souligne-t-il. Jacques Dallest confie que lorsqu’il
était jeune magistrat, il voulait absolument « faire de beaux dossiers ». Avant de s’apercevoir, avec
l’expérience, que « tous les moyens
ne sont pas bons » pour connaître la vérité au sujet d’une affaire.
Plus que cela, « il y a des choses
que l’on doit s’interdire de faire » dans la recherche de preuves, et
notamment en vertu du principe de loyauté qui s’impose aux enquêteurs et
magistrats, bien que la balance ne soit pas facile à opérer entre la recherche
de la vérité (notamment dans les affaires de criminalité organisée) et la
protection des droits de la défense, dont fait partie la confidentialité entre
l’avocat et son client, indique-t-il.
« Tant pis
s’il n’y a pas de saisie de drogues, il faut respecter les principes et les
règles, car elles pourraient s’appliquer à vous-même si vous êtes un jour mis
en cause. Et si vous êtes dans la position du mis en cause, vous serez
demandeur du respect de vos droits, de votre secret professionnel, donc pensez
que la procédure pénale ne se divise pas, elle s'applique à tous les citoyens
et doit être protectrice », argumente Jacques Dallest.
Élise Arfi ajoute qu’il est essentiel de garder à
l’esprit qu’un avocat, lorsqu’il réalise son travail de défense, n’est
absolument pas dépositaire de la vérité absolue : « On travaille en fonction d’un dossier, d’un
client. Les faits qui lui sont reprochés, je ne sais pas toujours s’il les a
commis ou non ». Pour l’avocate, si les enquêteurs se font des idées
sur ce qu’ils peuvent trouver comme mine d’informations dans les écoutes entre
une personne et son avocat, en revanche, la violation du secret professionnel
est, elle, bien réelle.
« L’avocat
n’est pas détenteur de la vérité, ce n’est pas son métier, acquiesce Vincent
Pénard, en revanche, le secret professionnel doit exister de façon intangible
dans une société démocratique. »
« Il faudrait
voir quelle est la part apportée par les écoutes à la manifestation de la
vérité. Je ne suis pas convaincue que ce soit toujours auprès de l’avocat qu’on
réussit à trouver le dénouement du dossier », ironise Élise Arfi.
Jacques Dallest opine. Il rapporte que certains services
d’enquête ont d’ailleurs compris que les éléments de preuve n’étaient « pas à chercher vainement dans les
conversations téléphoniques », « car un certain nombre de personnes se méfient des téléphones ».
Selon lui, vouloir accréditer des infractions par ce biais paraît donc « insuffisant ». « On aura toujours des enquêteurs qui feront
feu de tout bois et voudront brancher la terre entière... Mais aujourd’hui, les
considérations financières, notamment, font que l’époque du filet dérivant est
terminée », considère-t-il. Au magistrat d’être circonspect sur la
mise sur écoute, juge le procureur, car cela a un coût et représente du
travail. Jacques Dallest met en garde : « Il n’y a pas à chercher à vouloir impliquer tout le monde, c’est le
reflet d’une naïveté professionnelle. Cela veut dire que l’on n’a pas
grand-chose à se mettre sous la dent que d’essayer d’avoir des preuves avec des
conversations professionnelles. La tentation de pouvoirs excessifs peut se
retourner contre soi. »
TIRER DES LEÇONS
Selon Vincent Pénard, l’affaire des fadettes met en
exergue que la volonté de connaître un certain nombre d’informations pouvant
être détenues (in)directement par un avocat pose le problème d’une meilleure
définition et protection de ce qu’est le secret professionnel, afin d’éviter
que des atteintes puissent y être portées, sans aucun encadrement légal.
« Il faudrait
aussi se pencher sur l'aspect contradictoire des phases d'enquête, qui
permettrait de voir en amont les possibles atteintes portées au secret
professionnel », avance-t-il.
Vincent Pénard sollicite également une réflexion sur la
naissance de la relation avocat-client. À partir de quel moment y a-t-il point
de départ de la relation entre un avocat et son client ? Une réponse
précise pourrait permettre, soutient-il, d’encadrer la liberté des enquêteurs
dans les interceptions qu’ils pourraient faire. Actuellement, le débat, en
doctrine et dans la jurisprudence, est en effet peu abondant, précise-t-il.
« Mais j’ai en tête l’exemple
américain, qui fait partir la relation à l’échange d’une somme d’argent. Quand
le justiciable américain donne de l’argent à un avocat, ne serait-ce qu’un
dollar, voilà le point de départ. »
Pour Élise Arfi, il est d’autre part nécessaire de faire
« beaucoup de pédagogie »
auprès des services d’enquêteurs. « Des
textes existent, mais ils ne sont pas appliqués. Il y a trop de procédures où
l’on retrouve des transcriptions de conversations avocats/clients alors qu’il
n’existe aucune infraction dont l’avocat peut être soupçonné »,
répète-t-elle.
Si l’affaire des fadettes soulève de nombreuses
questions, comme l’observe Christiane Féral-Schuhl, la présidente du CNB
déclare que cela pose, également, la question de distinction qui pourrait être
faite entre contenu et contenant. « Cela
ne sert à rien de dire que l’on veut préserver le secret professionnel et, dans
le même temps, échanger des éléments du secret professionnel par Gmail »,
avertit-elle. « Gmail est certes un
système sécurisé, mais c’est aussi adhérer aux règles prévoyant que
n'importe quel juge aux États-Unis, par procédure de discovery, peut accéder à l’intégralité des éléments.
Il faut se préoccuper du contenant et être alerte », recommande
Christiane Féral-Schuhl.
L’avocate attire enfin l’attention sur le fait que les
autorités chargées de l’enquête ont à disposition des moyens de plus en plus
sophistiqués qui se déploient. De ce fait, constate-t-elle, « on voit bien que pour les autorités chargées
de l’enquête, les lignes et les frontières bougent », et qu’il devient
plus difficile de respecter ce secret professionnel, encore plus difficile à
encadrer. « Des glissements se font,
et des personnes tendent à s'octroyer des zones sur lesquelles il est urgent de
ramener à la règle », alerte la présidente du CNB. Celle-ci appelle
donc à « s’interroger collectivement »
sur un projet de réforme des textes régissant les écoutes, « pour que plus jamais des enquêteurs ne
puissent se sentir autorisés de procéder à de telles mesures ».
« Le président de la République ne
peut rester ni silencieux ni inactif face à une telle atteinte à des principes
fondamentaux », rejette-t-elle. Toutefois, « par chance », le nouveau garde des Sceaux est sensibilisé au sujet,
remarque Christiane Féral-Schuhl. Rappelons qu’Éric Dupond-Moretti avait porté
plainte fin juin... après dissection, par le Parquet national financier, de ses
propres fadettes.
Bérengère
Margaritelli