La loi
du 11 avril 1946 autorisant à l'un et l'autre sexe d'exercer les fonctions de
magistrat a révolutionné le paysage judiciaire des années suivantes, en
permettant à des femmes de se projeter dans une nouvelle profession. Si
l'entrée des femmes dans la magistrature n'a été que très progressive,
certaines ont tout de suite voulu présenter leur candidature, tant elles
étaient motivées à l'idée d'exercer cette mission.
Georgette
Chaillot-Nikolitch en fait partie. Non seulement elle a été une des premières
magistrates en France, mais son intérêt pour le suivi des condamnés en a fait
une pionnière de la probation, champ innovant qu'elle a contribué à définir.
Une
femme de lettres couronnée par l’Académie
Georgette
Chaillot est née le 12 novembre 1900 (1) à Bordeaux. Elle est immergée dès
l’enfance dans l’univers judiciaire, car son père, Georges-Eugène Chaillot, est
lui-même avocat, maire d’Artigues-près-Bordeaux, et président du tribunal de
police de la Seine jusqu’en 1945.
Elle
obtient son baccalauréat en 1919, l’année même où les femmes sont autorisées à
passer le « baccalauréat féminin ». Inscrite à la faculté de droit de
Paris, elle obtient sa licence en droit le 7 juillet 1921. Érudite, brillante
et déterminée, elle prolonge ses études à la faculté de lettres où les femmes
sont encore très peu nombreuses. Elle obtient un certificat de littérature
française en 1923, puis un certificat d’histoire de l’art et de psychologie en
1924, et enfin une licence de lettres en 1925.
Elle
cultive ce goût et son talent pour la poésie en publiant la même année un
recueil en vers intitulé Le Rosier merveilleux. Deux autres
ouvrages suivront, Musiques de la Vie en 1937 et La
Nuit toute en fleurs, qui seront tous deux récompensés par l’Académie
Française (2).
En
1949, elle devient également lauréate de la Société des Poètes Français, qui
lui remet le Prix Desbordes-Valmore, attribué aux poétesses les plus illustres.
Ses
vers, aux accents lyriques et naturalistes, expriment toute la force de son
caractère, la pulsion de vie et la profonde humanité qui l’animent. Elle y
évoque rarement la justice, mais convoque avec talent les tourments de l’âme et
du désir, la douleur de la condition humaine, notamment celle des détenus.
Mariée
en 1920 à l’avocat yougoslave Militch Nikolitch, né en 1896 en Yougoslavie,
elle adossera le nom de ce dernier à son nom de naissance.
Après
avoir suivi ses études pendant la guerre de 1914-1918, elle est percutée de
plein fouet par le second conflit mondial : déportée politique avec son
époux et l’ensemble des membres de la Légation Yougoslave de France, elle est
internée à Reichenau, puis emmenée le 8 avril 1941 à Bad Schachen, avant d’être
déplacée à Belgrade en résidence forcée jusqu’à la Libération. Elle achève
finalement avec son mari, le 1er novembre 1942, un an, six mois
et 22 jours de déportation (3).
Une
entrée dans la magistrature remarquée
Georgette
Chaillot-Nikolitch intègre le barreau de la cour d’appel de Paris le 10 octobre
1929. Pendant 17 années, elle est une avocate éloquente, dont l’habileté à
l’audience est soulignée dans les gazettes des chroniqueurs judiciaires (4).
Le 16
mai 1946, alors que la loi autorisant l’accès des femmes à la magistrature est
promulguée depuis à peine un mois, elle est l’une des premières avocates à
demander son intégration. Elle demande alors un poste de juge de 1re,
ou à défaut de 2e classe, dans un tribunal de région
parisienne, afin d’éviter une séparation géographique avec son époux, membre de
l’ambassade de Yougoslavie à Paris.
Consciente
des barrières opposées aux femmes mais déterminée, elle déclare dans un
entretien publié par le journal Le Figaro : « Mes
années de Barreau me donnaient droit à ce poste d’emblée. Mais je voulais
entrer dans la magistrature : alors j’ai accepté le poste de juge
suppléant, bien qu’il soit le plus bas de l’échelle, celui qu’on offre aux
débutants (5). » En dépit de sa légitimité et de sa grande expertise
juridique, dans un monde judiciaire encore presque exclusivement masculin, elle
accepte, à 46 ans, un poste de juge suppléante dans le ressort de la cour
d’appel d’Orléans, le 5 décembre 1946.
En
dépit de sa modestie, et alors qu’elle entre ainsi avec discrétion par la
« petite porte » dans la magistrature, elle est très rapidement
remarquée pour ses qualités de juriste, son implication et son grand
professionnalisme. Les chefs de juridiction d’Orléans écrivent ainsi à son
propos : « Elle dirige les enquêtes avec tact et autorité,
s’imposant par sa fermeté près des officiers ministériels », et
soulignent ses connaissances étendues tant en droit pénal que civil. Les chefs
de Cour soulignent sa parfaite connaissance du droit, son « jugement
sûr et pondéré » et « son autorité empreinte de bienveillance »,
estimant qu’elle « est certainement d’un niveau bien supérieur à celui
de la moyenne des juges suppléants ». Ils concluent dans un
commentaire laudateur rare qu’il « importe qu’elle occupe plutôt un
poste répondant à son âge et à son talent (6) ».
Se
distinguant rapidement par sa hauteur de vue et sa capacité à endosser des
responsabilités, elle occupe à plusieurs reprises des fonctions de cheffe de
juridiction, toujours par intérim ou « à titre provisoire ». Ainsi,
elle est procureur par intérim au parquet de Chinon en septembre 1947, puis est
affectée provisoirement au tribunal de Fontainebleau pour y tenir le rôle de
procureure de la République (7).
Sa
condition de femme reste pourtant une entrave : elle le relève notamment
dans son rapport adressé au garde des Sceaux en juin 1950 à l’issue d’un stage
de formation. Alors qu’elle souligne l'intérêt d'avoir pu assister, par
exemple, à une autopsie médico-légale, dont elle rend compte avec force
détails, elle rapporte : « Je n’ai pas été autorisée à visiter [la
Bourse] à mon grand regret, les femmes n’étant pas encore admises, même quand
elles sont juge d’instruction8. »
Pénaliste
chevronnée, elle exerce de nombreuses fonctions en sillonnant les tribunaux de
la région parisienne et de l’est, de Pontoise à Châlons-sur-Marne en passant
par Sens, mais aussi à Agen, notamment au parquet, au tribunal correctionnel et
en tant que juge d’instruction.
Ayant
atteint la limite d’âge, elle est admise à la retraire le 12 novembre 1967,
après 40 années de carrière judiciaire, dont 21 en tant que magistrate.
Désireuse de continuer à servir l'institution judiciaire jusqu’au bout, elle devient
magistrate honoraire au tribunal de grande instance de Versailles.
Pionnière
de la probation
Chargée
des questions « post pénales » dès ses débuts à Orléans, les
premières ébauches de système de probation suscitent immédiatement son intérêt,
lorsque l’application des peines entre dans le champ judiciaire. « Je
dois l’avouer, j’ai été un peu surprise (…). Cette prison, de par son essence
même, de par son rôle, peut-elle guérir ? » s’interroge-t-elle (9).
Rapidement convertie, et d’un naturel curieux et
volontaire, elle s'investit très tôt dans ces dispositifs de placement et
d’accompagnement des libérés. Elle contribue ainsi, par son implication
personnelle, à une démarche expérimentale et à la constitution d’un socle de
pratiques professionnelles qui marquent la construction du droit pénitentiaire,
du droit de l'application des peines et les concepts de la probation (10).
Son engagement en matière de suivi des condamnés et
libérés, et « ses résultats remarquables et exceptionnels » en
la matière, sont tels que le directeur général de l’administration
pénitentiaire fait part de son admiration au Premier président et procureur
général de la cour d’appel d’Orléans (11).
Elle devient membre d’un des premiers comités
d’assistance et de placement des libérés (12), instaurés en 1946 au siège de
chaque tribunal sur le modèle de la probation anglaise.
Percevant l'enjeu majeur pour la justice dans les
années qui suivront, elle défend avec ferveur cette nouvelle méthode destinée à
la lutte contre la récidive et à favoriser la réinsertion : « Moi
je crois à cette œuvre, et je fais l’impossible pour caser mes bonshommes, (…)
je vais enquêter moi-même auprès des chefs d’entreprise pour savoir si c’est le
manque de travail ou la mauvaise volonté qui m’empêchent de placer ces
délinquants, souvent plus faibles que méchants (…). Je choisis moi-même le
personnel chargé de les surveiller à distance (13). »
Femme de conviction et d’énergie, Georgette
Chaillot-Nikolitch est l’une des premières magistrates engagées sur le terrain
de l’insertion et du suivi des condamnés. Son approche de la matière
pénitentiaire reflète sa profonde humanité et son sens de l’action, mais aussi
son caractère visionnaire et son sens de l’innovation, au profit d’une justice
inscrite au cœur de la condition humaine.
Décédée le 1er mai 1981, son souvenir
a été évoqué lors de la commémoration des 150 ans du palais de justice de
Châlons-en-Champagne le 6 mai 2022, grâce à l'initiative de deux femmes,
première dyarchie féminine de ce tribunal : Jennyfer Picoury, présidente,
et Ombeline Mahuzier, procureure de la République.
Georgette Chaillot-Nikolitch a été en effet la
première femme nommée à Châlons, anciennement Châlons-sur-Marne, en 1950. Un
panneau retraçant sa vie et ses réalisations a été réalisé et posé aux murs de
la salle des pas perdus afin de rendre visibles son parcours, ses engagements,
comme sa poésie.
Gwenola Joly-Coz, Première
présidente de la cour d’appel de Poitiers,
Ombeline
Mahuzier, procureure de la République de Châlons-en-Champagne
(avec la participation d'Aglaé Gourlaouen, étudiante
en Sciences politiques)
1) La même année que Charlotte Béquignon-Lagarde, voir
son portrait dans JSS du 28 octobre 2018.
2) L’Académie Française lui décerne le Prix
Archéron-Despérouses en 1937 pour son recueil Musiques de la Vie, puis le Prix
Amélie-Mesureur-de-Wally en 1946 pour La Nuit toute en fleurs, prix annuel
décerné à un ouvrage « du plus pur style classique». Source:
academie-française.fr.
3) Source : dossier administratif des archives
ministérielles : lettre manuscrite de Mme Chaillot Nikolitch du 16 mai 1946,
attestation de la légation royale de Yougoslavie en France datée du 23 mai
1945.
4) Article du 3 octobre 1935 de l’hebdomadaire «
Candide», consultable en ligne:
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k46770752/f15.item.r=georgette%20chaillot%20nikolitch.zoom
5) Source: Le Figaro 21 octobre 1947
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t563636k/f2.item.r=Georgette%20CHAILLOT%20NIKOLITCH.zoom
6) Sources: dossier administratif, notices
d’évaluation du 6 juin 1947 et du 30 juin 1948.
7) Procès-verbal d’installation du 3 septembre 1948,
extrait des minutes du greffe.
8) Source: rapport de Mme Chaillot-Nikolitch au garde
des Sceaux issu de son dossier administratif, stage de juin 1950.
9) Source: idem.
10) Histoire du milieu ouvert et de ses personnels,
Christian Carlier et Marc Renneville, Criminocorpus.
11) Source: observations des chefs de cour du 30 juin
1948.
12) Archives contemporaines de la justice, circulaire
du 1er février 1946, repères de textes Criminocorpus.
13) Source: article du 21 octobre 1947 du Figaro,
consultable en ligne: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t563636k/f2.item.r=Georgette%20CHAILLOT%20NIKOLITCH.zoom