Alors que
les métiers de la gestion de crise ont connu un regain d’intérêt de la part des
entreprises dans le contexte pandémique mondial, les organisations sont
toujours frileuses à mettre en pratique l’un de ses outils : le retour
d’expérience, alias RETEX, jugé punitif. Pourtant, il s’agit d’une méthode
précieuse, empruntée à l’armée, permettant d’apprendre de ses erreurs. Tel est
le message que font passer Emmanuelle Hervé, directrice d’un cabinet de
conseil, et ses invités Loïc Finaz et Sébastien Duflot, respectivement amiral
et pilote, lors d’un webinaire, en juillet dernier.
Drôle de mot que le
RETEX. Derrière le sigle aux intonations tranchantes, pas de menace, pourtant,
mais au contraire un outil d’apprentissage salutaire, aka le “retour
d’expérience”, qui peine à se démocratiser en entreprise, malgré les
bouleversements liés à la situation sanitaire actuelle.
Fondatrice et directrice du cabinet de
conseil EH&A spécialisé dans la gestion de crise, Emmanuelle Hervé
s’interroge : “pourquoi a-t-on autant de mal à introduire cette notion dans
nos organisations ?” Fin juillet, l’ingénieure invite, lors d’un webinaire,
l’amiral Loïc Finaz et le pilote Sébastien Duflot à faire part de leur vision,
eux qui ont le RETEX ancré dans leur façon de fonctionner, dans la culture de
leurs métiers.
“Le retour
d’expérience, cela va de ‘comment être moins c*uillon au coup d'après’ à
‘comment sans cesse apprendre de nos échecs et de nos réussites’”, explique
Loïc Finaz.
Cette méthodologie
issue du monde militaire, qui repose sur le partage d’expérience vécue, son
analyse, et la détection d’axes d’amélioration, vise à permettre à soi-même,
son groupe ou une autre équipe d’être “meilleur(e) la prochaine fois” ;
de tirer profit des enseignements rapportés, souligne l’ancien directeur de
l’Ecole de guerre.
Une démarche “essentielle
à la résilience, au progrès”, estime Sébastien Duflot. Pilote de ligne sur Airbus pour Aer
Lingus, en constante formation, il connaît les mérites
de ce travail d’organisation, lequel implique “tous les étages de la fusée”
dans une transparence totale.
Loïc Finaz l’admet :
oui, il s’agit d’un processus chronophage, compliqué, c’est pourquoi la plupart
des entreprises, si tant est qu’elles en aient entendu parler, y sont “réticentes”
ou s’avèrent “maladroites” lors de sa mise en pratique.
“Il faut
être sûr que l’on a réussi pour les bonnes raisons”
Tel n’est pas le cas
dans la marine. Dans ce domaine, le RETEX et le débriefing sont systématiques,
que les choses se soient bien ou mal passées. “Ne serait-ce que pour savoir
si les réussites dues à de vrais succès de notre part, donc si les procédures
qu’on souhaitait respecter sont une vraie cause du succès et peuvent être
confirmées ; ou si elles sont simplement dues à la chance. Il faut être sûr que
l’on a réussi pour les bonnes raisons”, souligne Loïc Finaz.
Pour l’amiral, le
retour d’expérience est une “respiration naturelle” de l’action. “Ce
n’est pas un greffon que l’on s’efforce ou non de mettre sur l’action, cela en fait
partie”.
Chez les marins, le
RETEX n’est pas seulement contemporain de la mission, il se prépare même en
amont, puisqu’il suppose de vérifier au préalable si l’exercice en question a
déjà été réalisé auparavant, si des leçons en ont été tirées, s’il est possible
de s’en inspirer. A ce titre, l'anticipation est donc clef. “C’est du simple
bon sens, il faut juste se poser la question : ‘ceux qui l’ont fait avant
nous, qu’ont-ils fait ?’”
Il s’agit également
de se demander quoi mettre en place dès la première action, afin que cette
dernière en bénéficie, mais aussi pour transmettre le savoir par la suite. “Cela
impose de réfléchir à ce que vous allez faire”, admet Loïc Finaz. Par
exemple, mettre en place un recueil des données et des réactions, en vue de
leur réutilisation ultérieure. “Certes, c’est une surcharge de travail, car
quand on est dans l’action, être occupé à remplir des tableaux, c’est plutôt
pénible. Mais c’est surtout vital pour comprendre pourquoi on s’est trompé”,
assure-t-il.
Et selon
l’amiral, ce mode de fonctionnement peut être utilisé dans n’importe quelle
structure. “Les
systèmes comme celui dans lequel j’ai servi pendant 40 ans sont confrontés de
manière régulière à cette problématique. Ils recueillent constamment des
informations et ont appris à les diffuser en leur sein. Mais il n’y a pas de
raison pour que tout le monde ne le fasse pas !”
“Il faut pouvoir
puiser dans cette information et établir des check lists, etc.”, appuie Sébastien Duflot. Le pilote juge qu’il
est tout aussi important de définir un cadre “pour que les choses soient
claires” et que “rien ou presque ne passe à travers les mailles du filet”.
“Chez nous, il y a des chartes qui regroupent différents types d’incidents
de différentes natures. Cela nous permet d’être assez efficaces” ,
rapporte-t-il.
Contrairement à la
marine cependant, dans l’aéronautique, le retour d’expérience n’est pas
automatique. On y a principalement recours à la suite d’événements anormaux. “Surtout,
pour des raisons évidentes, on évite de faire le RETEX en l’air ! On attend la
fin pour débriefer.” Le debriefing se fait également post-formation, après
l'entraînement sur simulateur.
En outre, chez Aer
Lingus, lorsque de nouvelles procédures ou formations ont été mises en place,
les pilotes sont consultés par QCM et par sondages, afin de recueillir leur
avis de façon anonyme. "On nous demande s’il y a des choses à
améliorer, on nous questionne sur de nouveaux axes de formation. Cela permet
d’identifier des points de progression et de confirmer ce qui a été mis en
place”, atteste Sébastien Duflot.
Par ailleurs, tous
les mois, les équipes reçoivent des fiches récapitulatives de tous les
incidents, même mineurs, “pour que tout le monde soit à la page”. “Si
un incident plus important a eu lieu, il est transformé en procédures gravées
dans le marbre et tout le monde pourra s’y référer”.
Un dispositif
similaire existe dans la marine, sous le nom de FAQINE (fiches d’amélioration
de la qualité d’incident nautique évité). Y sont recensées et résumées des
erreurs qui pourraient être reproduites pour les mêmes raisons. “Quand on
considère qu’à un moment, sur un bateau, on a fait quelque chose qui aurait pu
mener à la catastrophe, on le mentionne spontanément”, témoigne Loïc Finaz.
L’amiral, qui a prévu le coup, a justement une de ces fiches sous les yeux. Le
sujet, “retour d’expérience sur un incident de mer évité”, est clair, le
libellé des faits, concis : “Au cours d’une manoeuvre anti-collision de nuit,
pour parer un groupe de pêcheurs, l’incurie d’un jeune officier chef de quart
dans le suivi de la navigation a failli conduire à un échouage". On ne
mâche pas ses mots dans la marine !
Du côté de la gestion
de crise, le timing du retour d’expérience doit idéalement trouver un juste
milieu. Selon Emmanuelle Hervé, il vaut mieux attendre que la situation se
calme, sous peine que les réactions soient encore trop épidermiques et que le
RETEX ne soit pas efficace ; sans tarder toutefois, car cela reviendrait à
remuer le couteau dans la plaie, et les souvenirs risqueraient d’être moins
précis.
De quels éléments se
nourrit-il ensuite ? Principalement de l’exploitation de la “main
courante”(soit un historique que la gestion de crise impose de tenir,
transcrivant toutes les informations nécessaires notées durant la permanence :
date, objet des interventions, événements, décisions, commentaires… ndlr). “Le
décryptage et donc le retour d’expérience vont être facilités par
l’extrapolation d’un certain nombre de données telles que : quels sont les
problèmes qui ont enclenché telle ou telle action ? quelles ont été les actions
phares, les moments de bascule où les grandes décisions ont été prises ? quels
ont été les moments de flou où des actions n’ont pas été terminées et ont
engendré un effet domino ?” résume la directrice d’EH&A. Pour la gestion du Covid, son cabinet s’est
également beaucoup servi du “sprint digital”, qui consiste à faire participer
non seulement l’équipe de gestion de crise, mais un maximum de personnes à
l’intérieur de l’entreprise, lesquelles vont venir donner leur avis sur la
façon dont la situation s’est déroulée. “L’idée est de les mettre sur un
système de tchat. On pose plusieurs questions :’quelles sont les choses que
vous ne voulez surtout pas revivre pendant Covid ? Qu’est-ce qui a été
développé de particulièrement innovant que vous souhaitez garder ?’ Par
itération, on finit par épuiser le sujet.”
L’ingénieure souligne
que tous ceux qui ont subi une crise ont besoin de “ventiler”, d’exprimer leurs
émotions, et pas uniquement les personnes qui ont géré la crise, mais aussi
celles qui se trouvaient dans l’entreprise ayant subi la crise. “Leur vision
est importante, car souvent, les équipes de crise se gargarisent qu’elles l’ont
très bien gérée : on va donc généralement s’arrêter à la première couche de
management intermédiaire, sans jamais aller jusqu'au bout de l’entreprise.”
Loïc Finaz acquiesce
: parfois, c’est ceux à qui on ne pense pas tout de suite qui ont vu les choses
les plus intéressantes. Sur un bateau, par exemple, “ce peut être le cuistot”.
Alors forcément, “si on met en place un processus où tout le monde peut
s’exprimer, c’est beaucoup plus intéressant”.
Se préparer
à penser autrement, la clef d’un RETEX utile
Si ses invités ont
bien démontré l’importance du RETEX, dont les méthodes varient mais la
philosophie peut se transposer partout, Emmanuelle Hervé alerte : il ne s’agit
pas de tomber dans un biais courant ; prétendre faire un retour d’expérience,
qui, mal réalisé, ne sert finalement à rien. “Comment alors s’assurer qu’il
soit bel et bien utile ?” demande-t-elle.
Loïc Finaz prévient
que les moyens doivent être adaptés : à cet égard, le numérique peut donner des
outils, mais “seulement des outils”, au service du RETEX. “Encore
faut-il les concevoir intelligemment, met-il en garde. Si c’est pour
faire des usines à gaz que vous ne saurez pas déchiffrer, c’est dommage”.
L’ancien directeur de l’Ecole de guerre invite donc à toujours s’assurer que
ces outils ne fassent pas perdre plus de temps qu’ils n’en font gagner… et
qu’ils recueillent bien des informations nécessaires : “On est souvent très
forts pour aller recueillir des données dont on va s’apercevoir ensuite
qu’elles ne nous servent à rien !”
Autre point crucial à
ses yeux : “s’assurer qu’on prépare bien la guerre d’après et pas la guerre
d’avant”. Il prend un exemple historique “tout simple” mais éloquent
: la France, en 1939, était parfaitement prête pour rejouer la guerre de 14.
L’Allemagne, elle, était prête pour la seconde guerre mondiale. De la même
façon, “le RETEX doit être mené avec l’obsession de bien préparer le coup
suivant, pas seulement de rejouer le coup d’avant. C’est fondamental”.
Emmanuelle Hervé
expose à ce titre que lorsque son cabinet est amené à réaliser des retours
d’expérience sur la gestion par des entreprises de la première vague du Covid,
deux sujets sont notamment abordés. Premièrement, comment améliorer la
logistique et trouver des façons de soutenir les salariés, puisque la crise
n’est pas terminée. Deuxièmement, comment utiliser le vécu commun de la crise
sanitaire ainsi que la prise de conscience des bénéfices de la gestion de
crise, et comment utiliser, à l’instar d’un tremplin, cette prise de
conscience, pour se préparer à la bataille suivante - probablement une
cyberattaque. “On ne sera donc pas sur le même plan, ça ne sera pas traité
de la même manière, mais on peut mettre en place les grands principes de
gestion de crise”, garantit Emmanuelle Hervé.
Loïc Finaz précise
que deux éléments sont nécessaires à cette prospective : avoir des procédures “qui
regardent vers l’avenir, pas seulement le passé” et la capacité de penser
autrement. “Il faut sans cesse se dire qu’on a certes des procédures, qu’on
sait a priori répondre à certain nombre de situations, mais peut-être qu’on
sera un jour confronté à des choses différentes. Et bien qu’on ne les connaisse
pas, en se préparant à trouver des solutions différentes, en se posant
les bonnes questions, c’est comme cela qu’on avance”, affirme l’ancien
directeur de l’Ecole de guerre. Il illustre : “Par exemple, imaginons une
situation donnée, où, d’habitude je tourne à droite. Même si la probabilité que
je continue de tourner à droite les fois d’après est forte, il est bon de temps
en temps de se demander : “et si j’allais tout droit ? Et si je faisais
demi-tour ? Et si j’allais à gauche ? Il se passerait quoi ?” Ainsi, le jour
où ne pas tourner à droite ne sera pas la solution, le fait de s’être déjà posé
la question auparavant me permettra d’être davantage en mesure de prendre la
bonne décision”. Pour Loïc Finaz, il est donc indispensable de se préparer
à penser autrement. Ce qui ne veut pas forcément dire qu’on pensera toujours
autrement : quand les procédures sont adaptées à des problématiques connues, il
faut les utiliser, encourage-t-il. “Mais dans la vie, il n’y a pas que des
situations connues”, prévient l’amiral. Cela demande donc un entraînement,
et d’accepter l’idée qu’on ne fera pas toujours la même chose.
Sébastien Duflot
évoque ce même attachement à la “prévision de l’imprévisible” dans
l'aéronautique. “On nous forme à développer des modèles, mentaliser,
visualiser des situations, pour se sortir de différentes crises qui n’auraient
pas été retenues dans le cadre du RETEX. Par exemple, en vue de la gestion
d’une panne, même si la situation peut être touchy, on nous incite à prendre du
recul, à se “poser”, ne pas foncer tête baissée et éviter des incidents
tels que des crashs dramatiques”, raconte le pilote. Ce dernier indique que
cela va de pair avec l’esprit critique, également cher au domaine dans lequel
il évolue.
“On nous dit
souvent ’Think outside the box’. On nous enjoint à penser en-dehors du
carré dans lequel on nous a mis, qui est notre filet de sécurité, mais qui
n’empêche pas de garder de la distance, un oeil critique, même dans un avion où
tout est très bien réglé.” Dans leur travail, les pilotes ont énormément
recours à la scénarisation via la formation fondamentale. Si le simulateur est
un outil important, le plus important est ce que les formateurs vont chercher à
développer chez les apprenants : l’anticipation d’un maximum de situations, ce
qui demande un entraînement intensif, avec des scénarios proches d’une réalité
déjà passée ou qui pourrait avoir lieu. “De cette façon, ça déclenche chez
nous une manière de penser avec des schémas bien étiquetés, qui, le jour J,
vont forcément nous aider”, assure Sébastien Duflot. C’est notamment le cas
lors de situations orageuses : les circuits de pensée pré-activés dans la tête
des pilotes les aident à garder leur calme. “C’est pratique pour avoir la
tête froide !”, lâche le pilote.
“On vient de
mondes où l’entraînement est très présent”, opine Loïc Finaz, qui trouve
que le scénario est une façon de se préparer “très intéressante”.
“C’est en élaborant des scénarios tous plus originaux que vous allez vous aider
à être capables de vous préparer à penser autrement.”
D’autres univers ont
eux aussi pour habitude de fonctionner avec des scénarios. “Dans l’activité
du risk management, par exemple, on est souvent en train de se demander :
“qu’est-ce qui pourrait nous arriver ?”, et l’on dresse une liste à la Prévert
de tous les scénarios catastrophes plus ou moins graves, leurs risques
d’occurrence, ainsi que leurs impacts”, détaille Emmanuelle Hervé. “En
gestion de crise, ce qu’on appelle les “scénarios”, ce sont toutes les
activités d’anticipation : quand la crise arrive, on ouvre une cellule de crise
stratégique, qui va avoir pour objet principal de réfléchir aux scénarios
d’évolution défavorable de la situation dans toutes les dimensions de la
crise : opérationnelle, juridique, réputationnelle, politique, ressources
humaines, santé…”
Le problème
des biais cognitifs et le droit à l’erreur
De nombreux biais
cognitifs (biais de répétition, historiques, culturels…) empêchent toutefois
non seulement de se projeter, mais également de regarder la situation telle
qu’elle est actuellement, pointe Emmanuelle Hervé. La directrice d’EH&A
fait remarquer que la crise sanitaire y a été très propice : “Puisque le
Covid sévissait en Chine, on s’est dit que, comme pour le virus H1N1, ça
n’ébranlerait pas vraiment la France. On était incapables d’imaginer qu’il
pouvait être autrement. Idem, même lorsque le virus était à nos portes, en
Italie, on a continué à penser que le système de santé italien était moins bien
que le nôtre, que cela ne pouvait pas nous arriver… C’est une forme de déni.
Or, il faudrait que tous ces filtres soient enlevés, et c’est aussi le propos
du RETEX”.
Mais de la même
façon, les biais affectent parfois le retour d’expérience lui-même : ce dernier
est vu comme une perte de temps ; les organisations sont déjà passées à autre
chose. “Il est vu comme punitif, car forcément il va s’accompagner d’une
recherche de bouc émissaire : “qui a mal fait ?” La pression - notamment
juridique - est telle, que c’est ainsi que ça se passe”, regrette
Emmanuelle Hervé. Or, Sébastien Duflot insiste : le RETEX ne doit “pas être vu
comme un jugement ou une punition”. “il faut plutôt le voir comme une valorisation”.
“Vous
touchez du doigt un mal très français, réagit pour sa part Loïc Finaz. On
est dans un pays où l’on veut des coupables, on veut couper des têtes. On ne
cherche pas à trouver des explications véritables qui permettent de progresser,
alors que c’est le plus important”. L’amiral prend lui aussi l’exemple de
la crise sanitaire, et la volonté récurrente d’envoyer des responsables devant
les tribunaux. Selon lui, cela n’a toutefois “aucun intérêt” et nous
empêche de nous poser les “vraies questions”. “Dans le monde du
travail, il est bien plus intéressant de garder quelqu’un qui a fait une faute
et l’a comprise, plutôt que de lui couper la tête et d’aller chercher une autre
personne qui fera une faute équivalente. Cette obsession de la recherche de
coupable est dramatique et évite de faire un RETEX intelligent”,
dénonce-t-il.
Sébastien Duflot
partage l’avis de ses deux interlocuteurs. Il signale que dans la culture de
l'aéronautique, le rapport à l’erreur occupe une place considérable pour
nourrir la confiance et aboutir à un retour d’expérience le plus authentique
possible. “Si vous avez toujours le couteau sous la gorge et peur de vous
faire réprimander, le RETEX ne sera pas honnête, vous n’aurez pas la substance
qu’il vous faudra. On peut faire des erreurs, il faut juste savoir d’où elles
viennent : un problème de formation ? d’inexpérience ? ou une faute délibérée
grave ? En faisant cette différence, vous aurez une confiance grandissante.
C’est un travail de longue haleine, mais il faut travailler sur l’erreur. Chez
nous, le retour d’expérience vient de nous-même : après notre formation, on
nous demande de nous auto-débriefer, pour voir si on arrive à s’estimer, si on
est transparent, avant que l’instructeur ne donne son avis”.
Il n’y a pas de
culture du RETEX si on ne sait pas accepter les erreurs, le rejoint Loïc Finaz.
L’amiral prône l’acceptation d’un environnement où l’initiative est possible,
en n’oubliant pas que le rôle du chef est d’être là pour se rendre compte de
l’erreur, et de corriger le tir. A son sens, le zéro erreur est “mortifère”.
Il estime également que les directions doivent entretenir un rapport différent
de celui qu’elles adoptent généralement avec les règles : lorsque celles-ci “sont
bonnes, on n’a pas besoin de chef. C’est quand elles ne permettent pas de
résoudre des problématiques qu’on a besoin d’un chef, dont bien souvent le rôle
sera d’enfreindre ou de faire enfreindre les règles”.
Emmanuelle Hervé
avance que la non-acceptation des fautes commises est due au côté “très peu
pragmatique” de la culture française. Pour avoir travaillé pendant
plusieurs années pour une société américaine de chimie, elle trouve que les
sociétés françaises ont tendance à avoir des discussions “sans fin sur des
choses très conceptuelles” : “il aurait fallu que… on aurait dû…”,
ce qui les empêche de regarder la finalité, l’enjeu. “En France, nous sommes
davantage concentrés sur la volonté d’avoir la plus belle idée plutôt que sur
comment faire progresser l’entreprise et les individus. On ne va pas faire du french
bashing, mais c’est un vrai frein au RETEX”, accuse l’ingénieure à son
tour.
Cette dernière attire
également l’attention sur le fait que le RETEX peut être vu comme une chose
politique. “Les vraies leçons qu’on aimerait porter à un codir ou à un comex
sont très édulcorées, puisque souvent, la crise a démontré des problématiques
d’organigramme, de fonctionnement, d’empiétement ; problématiques que l’on
retrouve moins dans le monde militaire et qui font qu’on a pris les mauvaises
décisions, que l’on a déclenché la gestion de la crise pas tout à fait à temps…
Tout le problème est de savoir si on est capable d'entendre un vrai retour
d’expérience qui vient d’avoir lieu.”
L’entraînement
pour en faire une habitude
Malgré tout, certains
arrivent à imposer le RETEX dans leurs entreprises, et à le faire fructifier.
Pour autant, comment faire en sorte que l’organisation s’y accoutume
suffisamment, de sorte que le retour d’expérience ne soit pas seulement lié à
une personne qui s’efforce de le faire, avec le risque d’être abandonné quand
cette personne quitte la structure ? Autrement dit, “Comment en faire une
habitude ?”, questionne Emmanuelle Hervé, avant d’ajouter immédiatement,
avec un sourire, qu’elle connaît des entreprises “qui font ça très bien”.
Pour Loïc Finaz, le
retour d’expérience doit en premier lieu être adapté aux domaines dans
lesquels il est appliqué. “Si vous imposez des contraintes trop fortes, cela
ne servira à rien”. D’autre part, et l’amiral n’en démord pas : pour que la
culture du RETEX perdure, cela demande une “vision forte des chefs” ;
une “capacité à la faire partager à chacun”.
Par ailleurs, Loïc
Finaz le martèle : il ne peut pas y avoir de RETEX sans entraînement. Il
raconte qu’un de ses amis était un jour bloqué dans un RER sous la Défense. Le
train était plongé dans le noir, et au bout de deux heures, des employés sont
arrivés et ont commencé à évacuer les passagers, opération délicate qui a pris
beaucoup de temps. Une fois que son ami s’est retrouvé sur les voies, il a
commencé à discuter avec un employé de la RATP, et lui a demandé : “Mais
vous ne vous êtes jamais entraînés ?” “Le type lui a répondu qu’il travaillait
à la RATP depuis 30 ans, et n’avait jamais fait un seul exercice d’évacuation.
Là, l’histoire s’est bien terminée car le train était bloqué à cause d’une panne
technique. S’il avait été bloqué à cause d’un incendie, il y aurait eu 2 000
saucisses grillées sous La Défense”, imagine l’amiral, qui trouve
cela “scandaleux”. Il nuance : évidemment, l'entraînement est plus
naturel dans certains univers.
Dans l’aéronautique
notamment, la notion est fondamentale, car en la matière, il n’y a pas “d’à
peu près”, certifie Sébastien Duflot. L’agenda de formation est encore plus
nécessaire en cette période : des pilotes qui n’ont pas travaillé pendant
plusieurs mois au début de la crise sanitaire représentent un risque. “Le
Covid amène des menaces, il faut les incorporer !”, conclut le
pilote.
“Dans la marine
aussi, on le fait parce que c’est nécessaire. Mais finalement, c’est nécessaire
partout - avec des adaptations, bien sûr !” Pour Loïc Finaz, il est
important, quelle que soit la structure, de se poser les questions suivantes :
que signifie l’entraînement dans mon propre système ? A quel tempo le réaliser
? En effet, il y a des mondes où cela suffit une fois ou quelques fois par an.
D’autres où l’on s’entraîne tous les jours. “Dans une entreprise, il n’y a
pas besoin d’un exercice incendie tous les jours, par exemple, mais il faut se
demander à l’avance combien de fois par an on va le faire.” Une fois que la
décision est prise et les dates fixées, il faut donc jouer le jeu, poursuit
Loïc Finaz. “A un moment, le patron doit décider quand cet entraînement doit
avoir lieu. Ce n’est pas un coup oui, un coup non, quand on a le temps…”
souligne Emmanuelle Hervé. “Et surtout, il faut le faire vraiment”,
insiste l’ingénieure, qui rapporte avoir assisté à bon nombre d’exercices où
un(e) tel(le) disait : “oui oui j’arrive, je finis mon mail / je mets des
collants”, avec “une négligence absolue”, fustige-t-elle.
Sur ce point, Loïc
Finaz partage une astuce : “Nous, dans nos bateaux, on met des générateurs
de fumée. ça ne coûte pas très cher, il pourrait très bien y en avoir trois ou
quatre dans une tour de la Défense. Je peux vous dire que personne ne voudra
finir son call, tellement il y aura de la fumée dans les bureaux”,
s’amuse l’ancien directeur de l’Ecole de guerre, qui ajoute, plus sérieusement,
que cela peut permettre aux gens de s’entraîner dans des circonstances réelles,
et surtout, de comprendre les enjeux. “Si vous ne parvenez même pas à
trouver la porte de votre bureau alors qu’il s’agit d’une simple simulation, là
vous vous dites ‘qu’est-ce que ça donnera si ça arrive vraiment ?’ et vous
pensez que ça vaut peut-être le coup de le faire”.
Mais les salariés ne
doivent pas être les seuls impliqués. C’est aussi un rôle qui revient, en
premier lieu, à la direction. “Dans l’industrie, certaines usines ont des
obligations d'entraînement car elles sont classées SEVESO seuil haut.
Généralement, on entraîne les usines, les unités de productions, mais jamais le
comex, avec cette idée qu’il n’en a pas besoin”, ironise la directrice d’EH&A. “En plus, comme
le comex est souvent au dernier étage, c’est quand même là qu’il vaut mieux
savoir comment évacuer, car c’est nettement plus difficile qu’au premier étage”,
sourit Loïc Finaz. Il n’y a donc plus qu’à souhaiter que l’information arrive à
tous les étages !
Bérengère Margaritelli