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Gestion de crise : et si les entreprises se mettaient au RETEX ?

Gestion de crise : et si les entreprises se mettaient au RETEX ?
Publié le 16/08/2021 à 12:00

Alors que les métiers de la gestion de crise ont connu un regain d’intérêt de la part des entreprises dans le contexte pandémique mondial, les organisations sont toujours frileuses à mettre en pratique l’un de ses outils : le retour d’expérience, alias RETEX, jugé punitif. Pourtant, il s’agit d’une méthode précieuse, empruntée à l’armée, permettant d’apprendre de ses erreurs. Tel est le message que font passer Emmanuelle Hervé, directrice d’un cabinet de conseil, et ses invités Loïc Finaz et Sébastien Duflot, respectivement amiral et pilote, lors d’un webinaire, en juillet dernier.

 

Drôle de mot que le RETEX. Derrière le sigle aux intonations tranchantes, pas de menace, pourtant, mais au contraire un outil d’apprentissage salutaire, aka le “retour d’expérience”, qui peine à se démocratiser en entreprise, malgré les bouleversements liés à la situation sanitaire actuelle. 


Fondatrice et directrice du cabinet de conseil EH&A spécialisé dans la gestion de crise, Emmanuelle Hervé s’interroge : “pourquoi a-t-on autant de mal à introduire cette notion dans nos organisations ?” Fin juillet, l’ingénieure invite, lors d’un webinaire, l’amiral Loïc Finaz et le pilote Sébastien Duflot à faire part de leur vision, eux qui ont le RETEX ancré dans leur façon de fonctionner, dans la culture de leurs métiers. 


Le retour d’expérience, cela va de ‘comment être moins c*uillon au coup d'après’ à ‘comment sans cesse apprendre de nos échecs et de nos réussites’”, explique Loïc Finaz. 


Cette méthodologie issue du monde militaire, qui repose sur le partage d’expérience vécue, son analyse, et la détection d’axes d’amélioration, vise à permettre à soi-même, son groupe ou une autre équipe d’être “meilleur(e) la prochaine fois” ; de tirer profit des enseignements rapportés, souligne l’ancien directeur de l’Ecole de guerre. 


Une démarche “essentielle à la résilience, au progrès”, estime Sébastien Duflot. Pilote de ligne sur Airbus pour Aer Lingus, en constante formation, il connaît les mérites de ce travail d’organisation, lequel implique “tous les étages de la fusée” dans une transparence totale. 


Loïc Finaz l’admet : oui, il s’agit d’un processus chronophage, compliqué, c’est pourquoi la plupart des entreprises, si tant est qu’elles en aient entendu parler, y sont “réticentes” ou s’avèrent “maladroites” lors de sa mise en pratique.

 



“Il faut être sûr que l’on a réussi pour les bonnes raisons”


Tel n’est pas le cas dans la marine. Dans ce domaine, le RETEX et le débriefing sont systématiques, que les choses se soient bien ou mal passées. “Ne serait-ce que pour savoir si les réussites dues à de vrais succès de notre part, donc si les procédures qu’on souhaitait respecter sont une vraie cause du succès et peuvent être confirmées ; ou si elles sont simplement dues à la chance. Il faut être sûr que l’on a réussi pour les bonnes raisons”, souligne Loïc Finaz. 


Pour l’amiral, le retour d’expérience est une “respiration naturelle” de l’action. “Ce n’est pas un greffon que l’on s’efforce ou non de mettre sur l’action, cela en fait partie”. 


Chez les marins, le RETEX n’est pas seulement contemporain de la mission, il se prépare même en amont, puisqu’il suppose de vérifier au préalable si l’exercice en question a déjà été réalisé auparavant, si des leçons en ont été tirées, s’il est possible de s’en inspirer. A ce titre, l'anticipation est donc clef. “C’est du simple bon sens, il faut juste se poser la question : ‘ceux qui l’ont fait avant nous, qu’ont-ils fait ?’”


Il s’agit également de se demander quoi mettre en place dès la première action, afin que cette dernière en bénéficie, mais aussi pour transmettre le savoir par la suite. “Cela impose de réfléchir à ce que vous allez faire”, admet Loïc Finaz. Par exemple, mettre en place un recueil des données et des réactions, en vue de leur réutilisation ultérieure. “Certes, c’est une surcharge de travail, car quand on est dans l’action, être occupé à remplir des tableaux, c’est plutôt pénible. Mais c’est surtout vital pour comprendre pourquoi on s’est trompé”, assure-t-il. 


Et selon l’amiral, ce mode de fonctionnement peut être utilisé dans n’importe quelle structure. Les systèmes comme celui dans lequel j’ai servi pendant 40 ans sont confrontés de manière régulière à cette problématique. Ils recueillent constamment des informations et ont appris à les diffuser en leur sein. Mais il n’y a pas de raison pour que tout le monde ne le fasse pas !” 


Il faut pouvoir puiser dans cette information et établir des check lists, etc.”, appuie Sébastien Duflot. Le pilote juge qu’il est tout aussi important de définir un cadre “pour que les choses soient claires” et que “rien ou presque ne passe à travers les mailles du filet”. “Chez nous, il y a des chartes qui regroupent différents types d’incidents de différentes natures. Cela nous permet d’être assez efficaces” , rapporte-t-il.


Contrairement à la marine cependant, dans l’aéronautique, le retour d’expérience n’est pas automatique. On y a principalement recours à la suite d’événements anormaux. “Surtout, pour des raisons évidentes, on évite de faire le RETEX en l’air ! On attend la fin pour débriefer.” Le debriefing se fait également post-formation, après l'entraînement sur simulateur. 


En outre, chez Aer Lingus, lorsque de nouvelles procédures ou formations ont été mises en place, les pilotes sont consultés par QCM et par sondages, afin de recueillir leur avis de façon anonyme. "On nous demande s’il y a des choses à améliorer, on nous questionne sur de nouveaux axes de formation. Cela permet d’identifier des points de progression et de confirmer ce qui a été mis en place”, atteste Sébastien Duflot. 


Par ailleurs, tous les mois, les équipes reçoivent des fiches récapitulatives de tous les incidents, même mineurs, “pour que tout le monde soit à la page”. “Si un incident plus important a eu lieu, il est transformé en procédures gravées dans le marbre et tout le monde pourra s’y référer”. 


Un dispositif similaire existe dans la marine, sous le nom de FAQINE (fiches d’amélioration de la qualité d’incident nautique évité). Y sont recensées et résumées des erreurs qui pourraient être reproduites pour les mêmes raisons. “Quand on considère qu’à un moment, sur un bateau, on a fait quelque chose qui aurait pu mener à la catastrophe, on le mentionne spontanément”, témoigne Loïc Finaz. L’amiral, qui a prévu le coup, a justement une de ces fiches sous les yeux. Le sujet, “retour d’expérience sur un incident de mer évité”, est clair, le libellé des faits, concis : “Au cours d’une manoeuvre anti-collision de nuit, pour parer un groupe de pêcheurs, l’incurie d’un jeune officier chef de quart dans le suivi de la navigation a failli conduire à un échouage". On ne mâche pas ses mots dans la marine !


Du côté de la gestion de crise, le timing du retour d’expérience doit idéalement trouver un juste milieu. Selon Emmanuelle Hervé, il vaut mieux attendre que la situation se calme, sous peine que les réactions soient encore trop épidermiques et que le RETEX ne soit pas efficace ; sans tarder toutefois, car cela reviendrait à remuer le couteau dans la plaie, et les souvenirs risqueraient d’être moins précis. 


De quels éléments se nourrit-il ensuite ? Principalement de l’exploitation de la “main courante”(soit un historique que la gestion de crise impose de tenir, transcrivant toutes les informations nécessaires notées durant la permanence : date, objet des interventions, événements, décisions, commentaires… ndlr). “Le décryptage et donc le retour d’expérience vont être facilités par l’extrapolation d’un certain nombre de données telles que : quels sont les problèmes qui ont enclenché telle ou telle action ? quelles ont été les actions phares, les moments de bascule où les grandes décisions ont été prises ? quels ont été les moments de flou où des actions n’ont pas été terminées et ont engendré un effet domino ?” résume la directrice d’EH&A. Pour la gestion du Covid, son cabinet s’est également beaucoup servi du “sprint digital”, qui consiste à faire participer non seulement l’équipe de gestion de crise, mais un maximum de personnes à l’intérieur de l’entreprise, lesquelles vont venir donner leur avis sur la façon dont la situation s’est déroulée. “L’idée est de les mettre sur un système de tchat. On pose plusieurs questions :’quelles sont les choses que vous ne voulez surtout pas revivre pendant Covid ? Qu’est-ce qui a été développé de particulièrement innovant que vous souhaitez garder ?’ Par itération, on finit par épuiser le sujet.” 


L’ingénieure souligne que tous ceux qui ont subi une crise ont besoin de “ventiler”, d’exprimer leurs émotions, et pas uniquement les personnes qui ont géré la crise, mais aussi celles qui se trouvaient dans l’entreprise ayant subi la crise. “Leur vision est importante, car souvent, les équipes de crise se gargarisent qu’elles l’ont très bien gérée : on va donc généralement s’arrêter à la première couche de management intermédiaire, sans jamais aller jusqu'au bout de l’entreprise.


Loïc Finaz acquiesce : parfois, c’est ceux à qui on ne pense pas tout de suite qui ont vu les choses les plus intéressantes. Sur un bateau, par exemple, “ce peut être le cuistot”. Alors forcément, “si on met en place un processus où tout le monde peut s’exprimer, c’est beaucoup plus intéressant”.  

 



Se préparer à penser autrement, la clef d’un RETEX utile


Si ses invités ont bien démontré l’importance du RETEX, dont les méthodes varient mais la philosophie peut se transposer partout, Emmanuelle Hervé alerte : il ne s’agit pas de tomber dans un biais courant ; prétendre faire un retour d’expérience, qui, mal réalisé, ne sert finalement à rien. “Comment alors s’assurer qu’il soit bel et bien utile ?” demande-t-elle. 


Loïc Finaz prévient que les moyens doivent être adaptés : à cet égard, le numérique peut donner des outils, mais “seulement des outils”, au service du RETEX. “Encore faut-il les concevoir intelligemment, met-il en garde. Si c’est pour faire des usines à gaz que vous ne saurez pas déchiffrer, c’est dommage”. L’ancien directeur de l’Ecole de guerre invite donc à toujours s’assurer que ces outils ne fassent pas perdre plus de temps qu’ils n’en font gagner… et qu’ils recueillent bien des informations nécessaires : “On est souvent très forts pour aller recueillir des données dont on va s’apercevoir ensuite qu’elles ne nous servent à rien !”  


Autre point crucial à ses yeux : “s’assurer qu’on prépare bien la guerre d’après et pas la guerre d’avant”. Il prend un exemple historique “tout simple” mais éloquent : la France, en 1939, était parfaitement prête pour rejouer la guerre de 14. L’Allemagne, elle, était prête pour la seconde guerre mondiale. De la même façon, “le RETEX doit être mené avec l’obsession de bien préparer le coup suivant, pas seulement de rejouer le coup d’avant. C’est fondamental”. 


Emmanuelle Hervé expose à ce titre que lorsque son cabinet est amené à réaliser des retours d’expérience sur la gestion par des entreprises de la première vague du Covid, deux sujets sont notamment abordés. Premièrement, comment améliorer la logistique et trouver des façons de soutenir les salariés, puisque la crise n’est pas terminée. Deuxièmement, comment utiliser le vécu commun de la crise sanitaire ainsi que la prise de conscience des bénéfices de la gestion de crise, et comment utiliser, à l’instar d’un tremplin, cette prise de conscience, pour se préparer à la bataille suivante - probablement une cyberattaque. “On ne sera donc pas sur le même plan, ça ne sera pas traité de la même manière, mais on peut mettre en place les grands principes de gestion de crise”, garantit Emmanuelle Hervé.


Loïc Finaz précise que deux éléments sont nécessaires à cette prospective : avoir des procédures “qui regardent vers l’avenir, pas seulement le passé” et la capacité de penser autrement. “Il faut sans cesse se dire qu’on a certes des procédures, qu’on sait a priori répondre à certain nombre de situations, mais peut-être qu’on sera un jour confronté à des choses différentes. Et bien qu’on ne les connaisse pas, en se préparant à  trouver des solutions différentes, en se posant les bonnes questions, c’est comme cela qu’on avance”, affirme l’ancien directeur de l’Ecole de guerre. Il illustre : “Par exemple, imaginons une situation donnée, où, d’habitude je tourne à droite. Même si la probabilité que je continue de tourner à droite les fois d’après est forte, il est bon de temps en temps de se demander : “et si j’allais tout droit ? Et si je faisais demi-tour ? Et si j’allais à gauche ? Il se passerait quoi ?” Ainsi, le jour où ne pas tourner à droite ne sera pas la solution, le fait de s’être déjà posé la question auparavant me permettra d’être davantage en mesure de prendre la bonne décision”. Pour Loïc Finaz, il est donc indispensable de se préparer à penser autrement. Ce qui ne veut pas forcément dire qu’on pensera toujours autrement : quand les procédures sont adaptées à des problématiques connues, il faut les utiliser, encourage-t-il. “Mais dans la vie, il n’y a pas que des situations connues”, prévient l’amiral. Cela demande donc un entraînement, et d’accepter l’idée qu’on ne fera pas toujours la même chose. 


Sébastien Duflot évoque ce même attachement à la “prévision de l’imprévisible” dans l'aéronautique. “On nous forme à développer des modèles, mentaliser, visualiser des situations, pour se sortir de différentes crises qui n’auraient pas été retenues dans le cadre du RETEX. Par exemple, en vue de la gestion d’une panne, même si la situation peut être touchy, on nous incite à prendre du recul,  à se “poser”, ne pas foncer tête baissée et éviter des incidents tels que des crashs dramatiques”, raconte le pilote. Ce dernier indique que cela va de pair avec l’esprit critique, également cher au domaine dans lequel il évolue. 


 “On nous dit souvent ’Think outside the box’. On nous enjoint à penser en-dehors du carré dans lequel on nous a mis, qui est notre filet de sécurité, mais qui n’empêche pas de garder de la distance, un oeil critique, même dans un avion où tout est très bien réglé.” Dans leur travail, les pilotes ont énormément recours à la scénarisation via la formation fondamentale. Si le simulateur est un outil important, le plus important est ce que les formateurs vont chercher à développer chez les apprenants : l’anticipation d’un maximum de situations, ce qui demande un entraînement intensif, avec des scénarios proches d’une réalité déjà passée ou qui pourrait avoir lieu. “De cette façon, ça déclenche chez nous une manière de penser avec des schémas bien étiquetés, qui, le jour J, vont forcément nous aider”, assure Sébastien Duflot. C’est notamment le cas lors de situations orageuses : les circuits de pensée pré-activés dans la tête des pilotes les aident à garder leur calme. “C’est pratique pour avoir la tête froide !”, lâche le pilote.


On vient de mondes où l’entraînement est très présent”, opine Loïc Finaz, qui trouve que le scénario est une façon de se préparer “très intéressante”. “C’est en élaborant des scénarios tous plus originaux que vous allez vous aider à être capables de vous préparer à penser autrement.” 


D’autres univers ont eux aussi pour habitude de fonctionner avec des scénarios. “Dans l’activité du risk management, par exemple, on est souvent en train de se demander : “qu’est-ce qui pourrait nous arriver ?”, et l’on dresse une liste à la Prévert de tous les scénarios catastrophes plus ou moins graves, leurs risques d’occurrence, ainsi que leurs impacts”, détaille Emmanuelle Hervé. “En gestion de crise, ce qu’on appelle les “scénarios”, ce sont toutes les activités d’anticipation : quand la crise arrive, on ouvre une cellule de crise stratégique, qui va avoir pour objet principal de réfléchir aux scénarios d’évolution défavorable  de la situation dans toutes les dimensions de la crise : opérationnelle, juridique, réputationnelle, politique, ressources humaines, santé…” 

 



Le problème des biais cognitifs et le droit à l’erreur


De nombreux biais cognitifs (biais de répétition, historiques, culturels…) empêchent toutefois non seulement de se projeter, mais également de regarder la situation telle qu’elle est actuellement, pointe Emmanuelle Hervé. La directrice d’EH&A fait remarquer que la crise sanitaire y a été très propice : “Puisque le Covid sévissait en Chine, on s’est dit que, comme pour le virus H1N1, ça n’ébranlerait pas vraiment la France. On était incapables d’imaginer qu’il pouvait être autrement. Idem, même lorsque le virus était à nos portes, en Italie, on a continué à penser que le système de santé italien était moins bien que le nôtre, que cela ne pouvait pas nous arriver… C’est une forme de déni. Or, il faudrait que tous ces filtres soient enlevés, et c’est aussi le propos du RETEX”.


Mais de la même façon, les biais affectent parfois le retour d’expérience lui-même : ce dernier est vu comme une perte de temps ; les organisations sont déjà passées à autre chose. “Il est vu comme punitif, car forcément il va s’accompagner d’une recherche de bouc émissaire : “qui a mal fait ?” La pression - notamment juridique - est telle, que c’est ainsi que ça se passe”, regrette Emmanuelle Hervé. Or, Sébastien Duflot insiste : le RETEX ne doit “pas être vu comme un jugement ou une punition”. il faut plutôt le voir comme une valorisation”.


 “Vous touchez du doigt un mal très français, réagit pour sa part Loïc Finaz. On est dans un pays où l’on veut des coupables, on veut couper des têtes. On ne cherche pas à trouver des explications véritables qui permettent de progresser, alors que c’est le plus important”. L’amiral prend lui aussi l’exemple de la crise sanitaire, et la volonté récurrente d’envoyer des responsables devant les tribunaux. Selon lui, cela n’a toutefois “aucun intérêt” et nous empêche de nous poser les “vraies questions”. “Dans le monde du travail, il est bien plus intéressant de garder quelqu’un qui a fait une faute et l’a comprise, plutôt que de lui couper la tête et d’aller chercher une autre personne qui fera une faute équivalente. Cette obsession de la recherche de coupable est dramatique et évite de faire un RETEX intelligent”, dénonce-t-il. 


Sébastien Duflot partage l’avis de ses deux interlocuteurs. Il signale que dans la culture de l'aéronautique, le rapport à l’erreur occupe une place considérable pour nourrir la confiance et aboutir à un retour d’expérience le plus authentique possible. “Si vous avez toujours le couteau sous la gorge et peur de vous faire réprimander, le RETEX ne sera pas honnête, vous n’aurez pas la substance qu’il vous faudra. On peut faire des erreurs, il faut juste savoir d’où elles viennent : un problème de formation ? d’inexpérience ? ou une faute délibérée grave ? En faisant cette différence, vous aurez une confiance grandissante. C’est un travail de longue haleine, mais il faut travailler sur l’erreur. Chez nous, le retour d’expérience vient de nous-même : après notre formation, on nous demande de nous auto-débriefer, pour voir si on arrive à s’estimer, si on est transparent, avant que l’instructeur ne donne son avis”. 


Il n’y a pas de culture du RETEX si on ne sait pas accepter les erreurs, le rejoint Loïc Finaz. L’amiral prône l’acceptation d’un environnement où l’initiative est possible, en n’oubliant pas que le rôle du chef est d’être là pour se rendre compte de l’erreur, et de corriger le tir. A son sens, le zéro erreur est “mortifère”. Il estime également que les directions doivent entretenir un rapport différent de celui qu’elles adoptent généralement avec les règles : lorsque celles-ci “sont bonnes, on n’a pas besoin de chef. C’est quand elles ne permettent pas de résoudre des problématiques qu’on a besoin d’un chef, dont bien souvent le rôle sera d’enfreindre ou de faire enfreindre les règles”


Emmanuelle Hervé avance que la non-acceptation des fautes commises est due au côté “très peu pragmatique” de la culture française. Pour avoir travaillé pendant plusieurs années pour une société américaine de chimie, elle trouve que les sociétés françaises ont tendance à avoir des discussions “sans fin sur des choses très conceptuelles” : “il aurait fallu que… on aurait dû…”, ce qui les empêche de regarder la finalité, l’enjeu. “En France, nous sommes davantage concentrés sur la volonté d’avoir la plus belle idée plutôt que sur comment faire progresser l’entreprise et les individus. On ne va pas faire du french bashing, mais c’est un vrai frein au RETEX”, accuse l’ingénieure à son tour. 


Cette dernière attire également l’attention sur le fait que le RETEX peut être vu comme une chose politique. “Les vraies leçons qu’on aimerait porter à un codir ou à un comex sont très édulcorées, puisque souvent, la crise a démontré des problématiques d’organigramme, de fonctionnement, d’empiétement ; problématiques que l’on retrouve moins dans le monde militaire et qui font qu’on a pris les mauvaises décisions, que l’on a déclenché la gestion de la crise pas tout à fait à temps… Tout le problème est de savoir si on est capable d'entendre un vrai retour d’expérience qui vient d’avoir lieu.” 

 



L’entraînement pour en faire une habitude 


Malgré tout, certains arrivent à imposer le RETEX dans leurs entreprises, et à le faire fructifier. Pour autant, comment faire en sorte que l’organisation s’y accoutume suffisamment, de sorte que le retour d’expérience ne soit pas seulement lié à une personne qui s’efforce de le faire, avec le risque d’être abandonné quand cette personne quitte la structure ? Autrement dit, “Comment en faire une habitude ?”, questionne Emmanuelle Hervé, avant d’ajouter immédiatement, avec un sourire, qu’elle connaît des entreprises “qui font ça très bien”.


Pour Loïc Finaz, le retour d’expérience doit en premier lieu être adapté aux domaines dans lesquels il est appliqué. “Si vous imposez des contraintes trop fortes, cela ne servira à rien”. D’autre part, et l’amiral n’en démord pas : pour que la culture du RETEX perdure, cela demande une “vision forte des chefs” ; une “capacité à la faire partager à chacun”. 


Par ailleurs, Loïc Finaz le martèle : il ne peut pas y avoir de RETEX sans entraînement. Il raconte qu’un de ses amis était un jour bloqué dans un RER sous la Défense. Le train était plongé dans le noir, et au bout de deux heures, des employés sont arrivés et ont commencé à évacuer les passagers, opération délicate qui a pris beaucoup de temps. Une fois que son ami s’est retrouvé sur les voies, il a commencé à discuter avec un employé de la RATP, et lui a demandé : “Mais vous ne vous êtes jamais entraînés ?” “Le type lui a répondu qu’il travaillait à la RATP depuis 30 ans, et n’avait jamais fait un seul exercice d’évacuation. Là, l’histoire s’est bien terminée car le train était bloqué à cause d’une panne technique. S’il avait été bloqué à cause d’un incendie, il y aurait eu 2 000 saucisses grillées sous La Défense”,  imagine l’amiral, qui trouve cela “scandaleux”. Il nuance : évidemment, l'entraînement est plus naturel dans certains univers. 


Dans l’aéronautique notamment, la notion est fondamentale, car en la matière, il n’y a pas “d’à peu près”, certifie Sébastien Duflot. L’agenda de formation est encore plus nécessaire en cette période : des pilotes qui n’ont pas travaillé pendant plusieurs mois au début de la crise sanitaire représentent un risque. “Le Covid amène des menaces, il faut les incorporer !”, conclut le pilote. 


Dans la marine aussi, on le fait parce que c’est nécessaire. Mais finalement, c’est nécessaire partout - avec des adaptations, bien sûr !” Pour Loïc Finaz, il est important, quelle que soit la structure, de se poser les questions suivantes : que signifie l’entraînement dans mon propre système ? A quel tempo le réaliser ? En effet, il y a des mondes où cela suffit une fois ou quelques fois par an. D’autres où l’on s’entraîne tous les jours. “Dans une entreprise, il n’y a pas besoin d’un exercice incendie tous les jours, par exemple, mais il faut se demander à l’avance combien de fois par an on va le faire.” Une fois que la décision est prise et les dates fixées, il faut donc jouer le jeu, poursuit Loïc Finaz. “A un moment, le patron doit décider quand cet entraînement doit avoir lieu. Ce n’est pas un coup oui, un coup non, quand on a le temps…” souligne Emmanuelle Hervé. “Et surtout, il faut le faire vraiment, insiste l’ingénieure, qui rapporte avoir assisté à bon nombre d’exercices où un(e) tel(le) disait : “oui oui j’arrive, je finis mon mail / je mets des collants”, avec “une négligence absolue”, fustige-t-elle


Sur ce point, Loïc Finaz partage une astuce : “Nous, dans nos bateaux, on met des générateurs de fumée. ça ne coûte pas très cher, il pourrait très bien y en avoir trois ou quatre dans une tour de la Défense. Je peux vous dire que personne ne voudra finir son call, tellement il y aura de la fumée dans les bureaux”, s’amuse l’ancien directeur de l’Ecole de guerre, qui ajoute, plus sérieusement, que cela peut permettre aux gens de s’entraîner dans des circonstances réelles, et surtout, de comprendre les enjeux. “Si vous ne parvenez même pas à trouver la porte de votre bureau alors qu’il s’agit d’une simple simulation, là vous vous dites ‘qu’est-ce que ça donnera si ça arrive vraiment ?’ et vous pensez que ça vaut peut-être le coup de le faire”.


Mais les salariés ne doivent pas être les seuls impliqués. C’est aussi un rôle qui revient, en premier lieu, à la direction. “Dans l’industrie, certaines usines ont des obligations d'entraînement car elles sont classées SEVESO seuil haut. Généralement, on entraîne les usines, les unités de productions, mais jamais le comex, avec cette idée qu’il n’en a pas besoin”, ironise la directrice d’EH&A. “En plus, comme le comex est souvent au dernier étage, c’est quand même là qu’il vaut mieux savoir comment évacuer, car c’est nettement plus difficile qu’au premier étage”, sourit Loïc Finaz. Il n’y a donc plus qu’à souhaiter que l’information arrive à tous les étages !


 

Bérengère Margaritelli

 

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