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INTERVIEW. « En Afghanistan, les instances judiciaires sont devenues des outils de contrôle »

INTERVIEW. « En Afghanistan, les instances judiciaires sont devenues des outils de contrôle »
En Afghanistan, "les femmes expriment une profonde inquiétude pour leur avenir et leurs droits"
Publié le 04/09/2024 à 16:12

Alors que la législation s’est encore durcie récemment à l’égard des femmes, l’avocate afghane Raana Habibi, réfugiée en France depuis l’arrivée au pouvoir des talibans il y a trois ans, exprime sa peur et son impuissance face à la régression à l’œuvre dans son pays. « Les talibans cherchent à exclure les femmes de la sphère publique », alerte-t-elle.

JSS : La dernière loi promulguée en Afghanistan, qui interdit notamment aux femmes de parler ou de montrer leur visage en public, suscite l’épouvante en Occident. Pourquoi ce durcissement de la législation ? Quel message les talibans envoient-ils avec ces nouvelles mesures ?

Raana Habibi : Cette loi, qui impose des restrictions sévères aux femmes, notamment l'interdiction de parler en public ou de montrer leur visage, reflète une politique de contrôle et de répression accrue de la part des talibans. Ce durcissement est motivé par une volonté de renforcer leur autorité et de maintenir un régime très conservateur, en cohérence avec leur interprétation stricte de la loi islamique.

En imposant de telles restrictions, les talibans cherchent à marquer leur pouvoir et à exclure les femmes de la sphère publique, tout en affirmant leur idéologie radicale. De plus, les hommes n'y participent pas toujours. Certes, la société afghane est patriarcale, mais la plupart des hommes instruits ont peur des talibans et des menaces qu’ils représentent.

JSS : Vous êtes aujourd’hui réfugiée en France depuis plusieurs années, mais vous avez encore de la famille, des proches sur place. Quelles sont les réactions des femmes et même des hommes face au rigorisme qui s’intensifie ? Comment vous-même vivez-vous ces régressions ?

R.H. : Les réactions en Afghanistan sont variées, mais généralement marquées par la frustration et l'anxiété. Les femmes expriment une profonde inquiétude pour leur avenir et leurs droits. De nombreuses manifestations ont eu lieu pour protester contre ces nouvelles restrictions. Les hommes aussi, notamment ceux qui soutiennent les droits des femmes, sont préoccupés par l'impact de ces politiques sur leurs proches et la société en général.

Pour moi, vivre cette régression est extrêmement douloureux. En tant que réfugiée, je ressens une profonde tristesse et une impuissance face à la détérioration des conditions de vie pour mes proches restés sur place.

JSS : L’ONU a qualifié la nouvelle loi d’intolérable et a réclamé son abrogation. Toutefois, en pratique, la communauté internationale se borne à s’indigner. Pourquoi une telle inertie ? Quelles mesures pourraient être mises en place pour venir en aide à ces femmes et à ces filles ?

R.H. : L'inaction de la communauté internationale peut s'expliquer par des considérations politiques, économiques ou stratégiques. La réaction se limite souvent à des condamnations verbales plutôt qu'à des actions concrètes, en partie à cause des défis liés à l'intervention directe et aux relations diplomatiques complexes.

Pour soutenir efficacement les femmes afghanes, il serait crucial d'envisager des mesures telles que des sanctions ciblées contre les responsables des violations, un soutien renforcé aux ONG locales qui travaillent directement avec les victimes, et un soutien international accru aux programmes éducatifs et de santé destinés aux femmes et aux filles.

JSS : En tant qu’avocate spécialisée dans les droits des femmes et des enfants, à quel point la défense de ces femmes était-elle difficile en Afghanistan ? Que reste-t-il de la justice là-bas ?

R.H. : Défendre les droits des femmes en Afghanistan était extrêmement difficile en raison de la nature patriarcale et souvent hostile du système juridique. Les avocates et défenseurs des droits faisaient face à de nombreux obstacles, y compris des menaces physiques et un manque de soutien institutionnel.

« Les talibans voient ceux qui les ont critiqués ou qui ont défendu les droits des femmes comme des cibles »

                                                               - Raana Habibi, avocate afghane

Le système judiciaire, sous l'influence des talibans, est devenu encore plus répressif, avec des lois et des pratiques qui souvent favorisent les hommes et négligent les droits des femmes. Les instances judiciaires sont devenues des outils de contrôle plutôt que de justice impartiale.

JSS : Avez-vous craint pour votre vie en exerçant votre profession en Afghanistan ? Ne craignez-vous pas des représailles, même encore actuellement ?

R.H. : En exerçant ma profession en Afghanistan, j'ai eu des craintes réelles pour ma sécurité. Les menaces étaient constantes, et la violence ciblée contre les défenseurs des droits humains était une réalité. Même après avoir quitté le pays, la peur des représailles reste présente. Les talibans voient ceux qui les ont critiqués ou ont défendu les droits des femmes comme des cibles, ce qui alimente une inquiétude persistante.

Par ailleurs, mon mari et moi partageons fréquemment sur les réseaux sociaux notre indignation contre le régime des talibans, mais toujours avec la peur au ventre. Je n’oublie jamais que ma famille vit en Afghanistan et qu’elle est menacée.

JSS : Vous êtes notamment chercheuse sur les violences dans les prisons pour femmes de la province de Herat. Pour quels motifs emprisonne-t-on les femmes là-bas ? De quelles façons leurs droits sont-ils bafoués ?

R.H. : Les femmes emprisonnées à Herat peuvent être accusées de divers motifs, allant de violations morales ou sociales à des accusations politiques. Dans ces prisons, les droits des femmes sont souvent gravement bafoués : elles peuvent être soumises à des traitements inhumains, à des conditions de détention précaires et à des abus physiques et psychologiques. L'absence de soins médicaux adéquats et la surpopulation des prisons aggravent encore leur situation.

Selon les recherches que j’ai menées sur 96 femmes détenues, en raison de la pauvreté, la plupart d’entre elles ont eu recours à la drogue, au vol et à la prostitution.

JSS : L’Afghanistan est actuellement le seul pays au monde où l’enseignement secondaire et supérieur est interdit aux filles de plus de 12 ans, depuis 2022.  Quelles conséquences cela a-t-il plus largement sur la vie des Afghanes ? A votre avis, jusqu’à quel point seront-elles amputées de leurs droits ?

R.H. : L'interdiction de l'enseignement secondaire et supérieur pour les filles a des répercussions graves sur leur avenir. Elle réduit considérablement leurs opportunités professionnelles et personnelles, accroît le taux d'analphabétisme et perpétue le cycle de pauvreté et d'inégalité.

En excluant les filles de l'éducation, on limite leur capacité à participer activement à la société et à contribuer à l'économie, ce qui a des effets négatifs à long terme sur le développement du pays.

JSS : L’Afghane Zakia Khudadadi, membre de l’équipe paralympique des réfugiés, qui s’entraîne en France, a décroché hier, jeudi 29 août, la première médaille en para-taekwondo de l'histoire de l'équipe des réfugiés, trois ans après avoir fui les talibans. Que symbolise cette victoire, pour vous ?

R.H. : La victoire de Zakia Khudadadi aux Jeux Paralympiques est un symbole puissant de résilience et de détermination. Après avoir fui les talibans et surmonté de nombreux défis, sa médaille représente non seulement un triomphe personnel, mais aussi un message d'espoir pour d'autres réfugiés et pour les femmes afghanes en général.

C'est une affirmation de la capacité des individus à surmonter l'adversité et à réaliser des exploits malgré les obstacles imposés par des régimes oppressifs.

Propos recueillis par Bérengère Margaritelli 

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