Organisée dans la capitale
girondine à l’initiative d’Isabelle Gorce, présidente de la cour d’appel de
Bordeaux, l’exposition photo de Bettina Rheims présente une série de portraits de
femmes incarcérées au sein de quatre établissements pénitentiaires français. Investie
pendant près de quinze ans dans ce milieu, la magistrate revient sur les lignes
marquantes de son expérience au contact de la détention féminine.
Des visages qui sautent à la
figure, dès le franchissement de la porte de l’ancienne salle capitulaire Mably,
à Bordeaux. Tantôt cachées, tantôt frontales, les détenues prises en photo par
l’artiste Bettina Rheims, exposée jusqu’au 12 mai prochain, plongent
immédiatement le visiteur dans un parcours intense et émouvant. Qui
sont-elles ? Qu’ont-elles traversé ? Et fatalement… qu’ont-elles
fait ? Sous les arcs en pierre de la cour Mably, les questions ricochent à
la rencontre de ces regards empreints de peine. Encouragée par Robert
Badinter, à qui l’exposition actuelle est dédiée, la célèbre et sulfureuse
portraitiste de stars offre un aperçu sensible et honnête de
l’univers de ces femmes, dont la vie a basculé du jour au lendemain.
Les féminités peuvent-elles
survivre dans un espace de privation de liberté et d’enfermement ? Le
« soi » a-t-il vraiment une chance de résister, soumis 24h/24 à une
vie collective contrainte ? A travers ses clichés, Bettina Rheims tente de
rendre à ces femmes la personnalité et la dignité que l’incarcération efface si
facilement. « Il me fallait aller à la rencontre de femmes qui n’avaient pas
fait le choix de vivre entre quatre murs, explique l’artiste. Nous avons
beaucoup parlé. Elles se sont racontées, et j’ai tenté de leur offrir un moment
hors de ce temps-là. »
D’une cour à une autre, il
n’y a qu’un pas, celui du combat mené pendant près de quinze ans par Isabelle
Gorce, auprès de l’administration pénitentiaire. Chargée de mission dans les
années 90 lors de la création des SPIP, puis évincée dans ses fonctions de
directrice interrégionale des services pénitentiaires de Bordeaux par la garde
des Sceaux Michèle Alliot-Marie en 2010, la magistrate a finalement pris la
tête de l’administration pénitentiaire de 2013 à 2016. Isabelle Gorce rencontre
alors Bettina Rheims, qui la sollicite dans le cadre de son projet
photographique. Actuelle présidente de la Cour d’appel de Bordeaux, Isabelle Gorce
a répondu aux questions du JSS, dans le cadre de cette exposition dont elle a
soutenu la mise en œuvre.
Journal spécial des sociétés :
Racontez-nous votre rencontre avec Bettina Rheims !
Isabelle Gorce :
Bettina m’a sollicitée en 2014, parce qu’elle souhaitait photographier des
femmes en détention. Je dirigeais alors l’administration pénitentiaire, rien de
mondain dans cette rencontre. J’ai été à la fois honorée de cette proposition
et séduite par l’idée que cette grande photographe, qu’on connait pour ses
photos de stars, puisse venir à la rencontre de détenues, frappées
d’invisibilité, particulièrement parce qu’elles sont des femmes. C’était un
défi immense, et avant tout, un défi d’authenticité.
« En prison, la confrontation avec les personnes incarcérées est extrêmement directe, cash. On ne peut pas tricher avec elles. »
Isabelle Gorce, présidente de la cour d'appel de Bordeaux
En prison, la
confrontation avec les personnes incarcérées est extrêmement directe, cash. On
ne peut pas tricher avec elles. On sait bien que ces personnes sont en prison
parce qu’elles ont commis des crimes ou des délits : leur visage ou leur
corps vont-ils dire quelque chose de leur passé ? En réalité, pour qu’elle
réussisse, cette rencontre ne peut compter que sur l’humain, sinon, elle est
médiée par les faits et une curiosité malsaine. Pour être dans cette relation
directe et sans fard, il faut à tout prix réaliser ce travail sur soi, éviter
les fausses bonnes intentions, les bons sentiments. Sinon, la rencontre sera
fausse et se fera happer par toute la complexité de ce que la prison peut
générer en relations humaines.
JSS : Il semble que
Bettina Rheims ait réussi à tisser cette relation vraie avec les détenues
prises en photo...
I.G. :
En voyant ces grands formats, on est saisi par la force de ces visages, de ces
regards et de ces postures... On en prend plein la figure parce que l’exposition
nous renvoie à beaucoup de chagrin, et nous confronte en même temps à une
grande intensité. Le travail réalisé par Bettina Rheims est effectivement
authentique et sans fard.
Je me rappelle d’une scène très forte, son arrivée à
la maison d’arrêt de Lyon Corbas, à l’époque, dans le cadre de ce projet.
Accompagnée par le chef d’établissement jusqu’au quartier femmes, Bettina
Rheims explique ensuite aux détenues présentes, libres de venir ou non, sa
démarche. Une femme se lève alors et la défie : « qu’est-ce que tu
viens faire ici, toi, la photographe des stars ? ».
C’est
exactement cela, le défi de l’authenticité. Que viens-tu faire faire ici, pour
toi-même ? Les femmes incarcérées ne sont pas les animaux d’un zoo. On ne
vient pas photographier des détenues parce qu’elles sont détenues. À ce moment-là,
Bettina Rheims encaisse cette provocation, qui est en fait très juste. La suite
démontrera qu’elle a su, justement, tisser ce lien. Elle le dit très bien
elle-même : elle vient photographier des femmes, avec son propre regard de
femme.
JSS : Sur les photos, une
partie des modèles apparaissent maquillées, certaines semblent apprêtées pour
l’occasion. En prison, ces femmes ont-elles accès à des produits de
beauté ou de soin ?
I.G. :
Dans le cadre de ce shooting photo, Bettina Rheims avait mis à la disposition
des détenues un vestiaire, si elles le souhaitaient, ainsi que la possibilité
de se maquiller. Certaines d’entre elles ont accepté, peut-être pour dire
quelque chose de leur féminité, d’autres ne l’ont pas fait. Elles ont voulu se
montrer elles-mêmes, telles qu’elles avaient envie d’être. Elles savaient que
ces photos seraient vues par d’autres, y compris par des membres de leur
famille.
Ce qui est beau, c’est que même dans ce choix qu’elles ont pu faire de
s’apprêter ou de ne pas le faire, elles disent quelque chose d’elles-mêmes.
Pour ce qui est de leur quotidien en prison, rien n’est interdit. Une femme
peut être détenue et coquette. Mais l’expérience montre que les détenues qui
sont incarcérées ont été très abimées par la vie… Souvent victimes de
violences, maltraitées. La prison n’est pas un lieu qui donne particulièrement
envie à une femme, ou à un homme, d’être coquet.
JSS : Vous avez passé près
d’une quinzaine d’années à côtoyer l’administration pénitentiaire. Quels
aspects de la détention des femmes en prison vous ont le plus marquée ou émue ?
IG :
Ce qui est très frappant dans les détentions pour femmes, c’est leur état
d’abandon. C’est moins le cas chez les hommes, qui sont plus soutenus par les
familles et leurs compagnes. L’isolement des femmes et leur solitude sont beaucoup
plus importants. Elles sont victimes aussi – je précise que ce n’est pas le cas
dans tous les établissements, certains étant spécifiquement dédiés à leur
accueil – de leur proportion relativement faible, puisqu’elles ne
dépassent pas 4% de la population carcérale. Ce chiffre est relativement stable
depuis 40 ans, et représente environ 2500 femmes à un temps T.
Dans les maisons
d’arrêt, les quartiers femme sont petits, résiduels. Elles y sont presque
confinées, avec peu d’activités, l’accès à un terrain de sport y est quasiment
impossible, tout comme pour les mineurs. Ce qui n’est pas le cas pour les 85 % d’hommes,
qui nécessitent de plus grands espaces compte tenu de leur nombre. Ces
petits bouts de détention, ces espaces contraints, leur donne un sentiment de
grand abandon sur le plan personnel et les mène à une vie très recluse.
JSS : L’un des témoignages
écrits qui agrémente l’exposition raconte qu’il « ne fait pas bon
d’être cultivé ou intelligent en prison ». On devine l’importance de
l’adaptabilité dans le milieu carcéral.
I.G. :
Les recherches anthropologiques menées il y a quelques années dans ce contexte montrent
que les détenus hommes ou femmes endossent sans cesse un rôle de composition,
notamment dans le cadre de longues peines, en fonction de ce qui est attendu
d’eux, de leurs interlocuteurs et des moments de l’exécution de leur peine. Plus
quelqu’un est loin de sa sortie de prison, plus il emprunte ses codes. Plus il
s’approche de la sortie, plus il va revenir, naturellement, vers ceux de la vie
en liberté.
La prison génère par elle-même, en tant que lieu de vie, de
confrontation sociale et de proximité importante, des comportements et des jeux
de rôles. Le fait d’être contraint au collectif subi, confronte au regard des
autres, constamment. Qui est-on, d’où vient-on ? Ces critères peuvent
devenir des facteurs d’intégration ou au contraire, de marginalisation.
JSS : Un crime est-il
plus dur à assumer lorsqu’on est une femme ? On pense notamment aux
stéréotypes de douceur ou de serviabilité auxquels elles sont associées.
I.G. :
Certainement. Il y a des crimes ou des délits commis par des femmes contre
leurs enfants qui sont évidemment très mal acceptés, tout comme en détention
homme. Ce n’est pas parce que les gens sont en prison qu’ils sont dénués d’un
certain nombre de repères moraux. Le visage de criminel est évidemment
difficile à assumer. Il faut par ailleurs se rappeler que la majeure partie des
détenus incarcérés a commis des violences. Dans « l’échelle de
Richter de la violence », si le viol n’est parfois pas considéré
comme le pire, les auteurs de violences sexuelles, hommes ou femmes, sont plus
facilement montrés du doigt ou ostracisés.
Les prisons de femmes étant de
toutes petites collectivités, c’est une attention qui doit être portée à
chacune d’entre elles, par le personnel. On ne peut pas éternellement isoler
une femme, parce qu’elle aurait commis un crime odieux. C’est tout l’intérêt du
travail de reconstruction de son image qui est en jeu, notamment dans le cas
des détentions longues. Il ne faut pas oublier ce qui s’est passé, mais bien
rebâtir une image de soi qui permette de retrouver un crédit sur le plan
social.
JSS : Par quelles étapes
passe cette reconstruction de l’image de soi en prison ?
I.G. :
Tout y contribue. À la fois par le soin psychiatrique ou psychologique qu’on
leur apporte, si celui-ci est nécessaire, le travail éducatif mené par les
conseillers pénitentiaires d’insertion et probation et toutes les activités
mises en place, qui n’ont pas que des vocations occupationnelles. Elles
permettent aussi à la détenue de retrouver confiance en sa capacité à être une
personne qui ne se définit pas que par son crime.
On peut être une femme qui a
tué son conjoint, qui reste une mère. Et qui doit reconstruire cette image
vis-à-vis de ses enfants, de ses propres parents et de sa famille, pour
retrouver sa place. Cela demande du temps et une phase de déconstruction, à
laquelle le procès contribue. Il faut nommer les choses, nommer le crime et les
victimes, puis entamer ce processus de réparation. Il ne s’agit pas seulement
de réparer vis-à-vis de la victime le crime commis, mais bien de réparer
vis-à-vis de soi cette image totalement détruite.
JSS : La sortie de
prison et la réinsertion relèvent-elles d’une approche différente pour les
femmes ?
I.G. :
Les femmes en prison, pour une grande majorité d’entre elles, le sont pour des
faits très graves. La question de la récidive ne se pose pas du tout dans les
mêmes termes que pour les hommes, qui, pour leur part, peuvent être rattachés à
des parcours de délinquance. La préparation à la sortie ou la possibilité de
récidive sont donc abordées de manière très différente. Mais une fois que
l’ancienne détenue a « payé sa dette », il n’y a pas lieu d’y
revenir.
Une phase de réadaptation est évidemment nécessaire, mais si la
personne n’est pas inscrite dans un parcours de délinquance, si elle n’est pas
toxicomane, la réussite de la réinsertion est tout à fait possible et
envisagée. Elles peuvent par ailleurs compter sur des soutiens extérieurs, pendant
plusieurs années, qui vont leur permettre de reconstruire leur vie. Le travail,
facteur d’autonomie financière, et le logement, représentant les enjeux essentiels
de la sortie.
"Détenues" de
Bettina Rheims, jusqu’au 12 mai 2024, organisée par le Musée des Arts
Décoratifs de Bordeaux (MADD)
Salle capitulaire Mably, 3
rue Mably ,33000 Bordeaux. Exposition gratuite, accessible aux personnes à
mobilité réduite et sans réservation. Tous les jours de 11h à 18h, sauf le
mardi et les jours fériés.
Laurène
Secondé