Les juristes
sont par ailleurs consommateurs voire amateurs d’objets culturels, qu’il
s’agisse de livres, de films ou de séries, de musique ou d’arts visuels. Y
a-t-il un lien entre ces deux positions et, si oui, quelle est sa longueur et
sa solidité ? Du côté des représentations, on voit bien l’intérêt à parler
de droit, puisqu’il s’agit d’une partie de notre réalité commune, mais quel est
l’intérêt des juristes vis-à-vis des représentations ? Bien sûr, le droit
encadre les activités intellectuelles et artistiques. De même, le droit est
tout entier constitué de fictions, par lesquelles il nomme les comportements et
les règles. Il ne s’agit pas de cela ici.
Le droit
suscite de forts imaginaires dans la société, mais ces imaginaires exercent
sans aucun doute un effet sur le droit qui ne peut être conçu indépendamment du
monde social. La nature même du droit est interrogée en retour. L’expérience du
jugement, au sens large et au-delà du jugement de justice, constitue un point
de rencontre crucial avec les représentations culturelles : un vécu par
lequel nous nous approchons au quotidien d’une activité juridique, sans
forcément le savoir. Être conscient de cela permet de mieux comprendre cette
activité. Il ne s’agit pas ici de proposer une nouvelle approche, mais
simplement de restituer les différents travaux menés ces dernières décennies,
et quelques précautions par rapport aux idées qu’ils proposent.
Le droit dans les représentations
Les représentations culturelles parlent de droit, qu’il s’agisse de
livres ou de films et séries. Les juristes l’ont bien compris, comme le
montrent de nombreux ouvrages publiés en France depuis quelques années qui
auscultent, à l’aune du droit, des sagas telles que Star Wars, Star Trek ou
Harry Potter, l’œuvre de Balzac ou de Shakespeare, ou par pans entiers des
genres musicaux, la bande dessinée1… Il y a, bien sûr, du droit dans
toute représentation, puisqu’il y en a dans toute activité sociale : on
peut observer à travers les livres ou les films l’évolution de la régulation
des comportements sociaux. Plus spécifiquement, le film de procès est un genre
en soi depuis les débuts de Hollywood, de même que la série policière qui
montre au moins en partie le travail d’enquête qui précède le jugement. Il
s’agit souvent du seul contact des citoyens avec l’institution judiciaire, et à
coup sûr du contact premier.
Les représentations offrent alors une mise en scène de certains aspects
de la vie juridique et peuvent être utilisées à titre pédagogique pour les
expliquer. C’est alors essentiellement un sens ludique qui est donné au rapport
entre droit et représentations, voire une échappatoire, tant la rigueur du
droit peut ennuyer et mener le juriste à isoler sa pratique du monde social
environnant2. Il s’agit également de montrer que le droit, qui
souvent suscite le rejet ou l’incompréhension comme discipline, est en réalité
partout, jusqu’aux divertissements que l’on regarde dans l’intimité de sa
chambre ou de son salon. Le droit ressemble alors beaucoup à un jeu, ce qui se
voit particulièrement pour les séries judiciaires : à chaque épisode
correspond une nouvelle affaire, la nouvelle étape d’une pratique
interprétative à laquelle participent différents acteurs, etc.
La littérature a d’abord cristallisé l’intérêt pour une approche
esthétique du droit3, mais le cinéma, les séries et les images
apportées à nous par Internet font plus encore partie de notre quotidien. Ces
mediums influencent en retour la vision que l’on a du droit. La manière dont
ont été reçues les restrictions décidées par les gouvernements face à la
pandémie de Covid-19 ne devait-elle pas beaucoup au film catastrophe, ce
sous-genre dans lequel l’exécutif et l’armée sont souvent à la manœuvre pour
sauver l’humanité d’un danger exceptionnel ? Si les représentations du
droit dominent les études sur le sujet, principalement dans les ouvrages
destinés au grand public ou aux étudiants, un autre sens du rapport entre les
deux objets a été travaillé par des courants de recherche, depuis les années
1980, notamment outre-Atlantique.
Le droit comme représentation
Une autre approche inverse la perspective en s’intéressant à la manière
dont le droit peut être conçu à l’aune des représentations. Les courants
nord-américains Law and emotion, Law and literature ou encore Law and
cinema procèdent, au moins en partie, d’une tradition du réalisme juridique
qui vient du début du XXe siècle. Des juristes comme Oliver Holmes,
Benjamin Cardozo, Roscoe Pound, Karl Llewellyn ou Jerome Frank, malgré les
infinies différences de leurs approches, proposaient alors de distinguer le law
in books du law in action – le droit des textes du droit réel. Ce dernier
n’est en effet jamais l’application mécanique des textes, mais une pratique
sociale par laquelle les individus (et en premier lieu le juge) réalisent des
interprétations, qui dépendent au moins en partie, du contexte politique,
social et économique dans lequel les acteurs se situent. Les approches
structuralistes ou postmodernes ont exercé une influence cruciale sur cette
vision : il s’agit de remettre en cause le mythe moderne d’un droit
rationnel et objectif, pour se rapprocher des multiples expériences subjectives4.
À partir de là, il est possible d’envisager tout phénomène normatif comme
un discours et une narration, c’est-à-dire un « univers normatif »
qui entremêle les règles et les récits5. L’influent philosophe
américain Ronald Dworkin a utilisé la métaphore d’un « roman en
chaîne » qui serait écrit par la communauté des juristes en élaborant les
règles de droit, à partir notamment des droits et principes les plus
fondamentaux6. Dans une autre perspective, Pierre Legendre envisage
le droit comme un phénomène symbolique et un système de représentations, qui se
constitueraient par la sédimentation historique de traces pouvant aussi bien
être esthétiques7, ce qui lui a servi à constater la permanence de
concepts juridiques anciens et les variations de la culture d’État.
Une manière de faire le lien entre le phénomène juridique et les
représentations est de concevoir le droit comme l’expérience d’un jugement,
celui du magistrat, mais aussi celui de tout praticien et, in fine, de tout
citoyen lorsqu’il a devant lui un conflit normatif et doit interpréter un
énoncé juridique. Pour ce faire, chacun mobilise des préjugés sur ce qu’est la
règle, à commencer par une conception générale du juste, de la justice et du
juge. Peut-on, comme justiciable ou comme praticien, entrer dans une salle
d’audience sans avoir inconsciemment en tête les mouvements des acteurs que
l’on a passé des heures à regarder débattre ? Peut-on appréhender les
mesures d’un gouvernement hors de la vision que l’on s’est faite de la chose
publique avec les représentations du politique ?
Aussi, le droit ne se distingue du jugement moral de tout un chacun sur
le réel que par sa forme et l’origine de l’énoncé (une autorité habilitée à
produire des règles juridiques). Selon l’approche réaliste, la validité d’une
norme vient de son effectivité dans la société voire, pour le suédois Karl
Olivecrona par exemple, de l’acceptation par les individus d’un fait comme
constituant une règle contraignante8. Dès lors, n’importe quel objet
culturel vient nourrir notre imaginaire du droit et nous aider à décider de ce
qu’est une règle ou sa sanction. Le cinéma, sur lequel portent les travaux les
plus récents, constitue alors une expérience juridique par le jugement
qu’exerce le spectateur9, et la construction narrative elle-même
vise souvent à reproduire un débat contradictoire entre des personnages10.
Que disent les représentations du droit ?
Plusieurs précautions s’imposent dans l’usage des représentations en
matière juridique. D’abord, un décalage s’observe entre les représentations
culturelles dominantes et le droit, puisqu’une grande partie des films et
séries qui évoquent le phénomène juridique sont d’origine
anglo-américaine : ils circulent extrêmement rapidement, alors que le
droit, lui, est un phénomène situé. C’est alors la représentation d’un autre
droit qui vient nourrir l’imaginaire collectif, à l’image de la très populaire
série Suits, qui a nourri un idéal de l’avocat (d’affaires américain)
chez beaucoup de jeunes étudiants en droit, alors que la procédure française
lui donne moins d’importance. Que beaucoup de justiciables appellent le
président d’un tribunal « Votre honneur », comme aux États-Unis, n’a
rien d’anodin. Quelques séries montrent néanmoins la justice française,
notamment Engrenages, avec un souci de justesse qui s’est traduit par le
rôle d’expert confié au juge Gilbert Thiel (qui incarna lui-même un
personnage). Dans un autre domaine, il est fréquent d’entendre que le rôle du
président de le République procède dans l’imaginaire collectif d’une conception
étatsunienne, dont on peut penser qu’elle est largement inspirée d’objets
culturels, à l’image de la série House of cards ou de ce sous-genre des
films qui montrent la Maison Blanche.
Un autre décalage se surajoute à celui d’ordre géographique lorsque l’on
constate que les matières juridiques montrées à l’écran sont très souvent le
droit pénal ou le droit des affaires, qui jouent tous deux un rôle structurant
outre-Atlantique. On ne s’étonnera pas de l’origine des travaux sur le droit et
les représentations filmiques, puisque les États-Unis se caractérisent à la
fois par une culture populaire très imprégnée de l’idéal de justice – moral
comme juridique – et par une culture juridique qui repose sur le mythe du
procès11, avec une procédure contradictoire spectaculaire, des juges
souvent élus et des jurys populaires fréquents. Le procès pénal ou l’ultime
bataille sur les marches de la Cour suprême constituent un imaginaire commun,
mais en quoi est-il réellement constitutif de notre vision du droit ?
Une autre critique postule que toute représentation culturelle s’éloigne
forcément de la réalité juridique. Il ne s’agit jamais que de fiction, et il
est facile de céder à l’amateurisme croisé des juristes envers les arts et des
théoriciens des arts ou des artistes eux-mêmes envers le droit12. Le
risque est alors de donner à voir une vision romancée du droit. Le
rapprochement des objets culturels d’une imagination ou d’une représentation
collective d’avec le droit se fait souvent au prix d’une grande abstraction.
Or, le droit est aussi la mise en forme de rapports de pouvoir, d’intérêts
divergents, de luttes qui visent à obtenir la victoire d’une partie. L’enjeu
est d’attribuer aux différentes demandes la légitimité que confère son langage
universel. L’imaginaire symbolique que les représentations apportent n’a alors
rien d’une esthétique neutre, et les juristes, lorsqu’ils les invoquent,
peuvent être amenés à faire ce qu’ils font habituellement : choisir ce qui
les arrange pour bâtir leur argumentation. À l’inverse, le phénomène juridique,
s’il emprunte à l’expérience d’un jugement collectif que produisent les
représentations, ne doit pas être réduit à l’impression homogénéisante que les
métaphores produisent parfois : comme tout jugement, il relève de préjugés
et d’une certaine conflictualité. C’est ce que les représentations peuvent
aider à comprendre.
NOTES :
1) On peut
citer, pour en rester à la seule littérature francophone, Catherine Ribot, Droit
et bande-dessinée, PUG, 1998. Fabien Marchadier, Jean-Pierre. Marguénaud et
Wanda Mastor (dir.), Droit et rock, Dalloz, 2001. Marc Péna et Emmanuel
Putman (dir.), Droit et musique, PUAM 2001. Damien Connil et Jérome
Duvignau (dir.), Droit public et cinéma, L’Harmattan, 2012. Nicolas
Dissaux (dir.), Balzac. Romancier du droit, LexisNexis, 2012. Franck Lafaille, Droit
et littérature, Édition Mare & Martin, 2015. Claire Bouglé-Le Roux, La
littérature française et le droit, LexisNexis, 2013. Pierre-Jérôme Delage
(dir.), Science-fiction et science juridique, éditions IRJS, 2013.
Fabrice Defferrard, Le droit selon Star Trek, Mare et Martin, 2016.
Jacobo Rios et Philippe Ségur (dir.), Cinéma, droit et politique, Éditions du
cerf, 2016. François-Xavier Roux-Demare, Marie-Charlotte Dizès (eds.), Les
fictions en droit, Institut universitaire Varenne, 2018. On peut également
citer le blog Droit et Cinéma, créé en 2010 : http://lesmistons.typepad.com/blog/
et le blog Harry Potter et le droit :
https://harrypotteretledroit.wordpress.com/introduction/
2) Comme
l’estiment au lancement d’une nouvelle revue Nicolas Dissaux et Emmanuelle
Filiberti, « Éditorial », Droit et littérature, Lextenso, n° 1,
2017, pp. 3-4 : « Sortir de l’enfer ? Quel enfer ?
L’enfermement pardi ! Celui qui abandonne la littérature aux spécialistes.
Celui qui emmure le droit dans une tour d’ivoire. Le me^me enfin qui corsette l’une et l’autre dans un discours purement
technique, une pense´e instrumentale. »
3) François
Ost, Raconter la loi. Aux sources de l’imaginaire juridique, Odile Jacob, 2006.
Antoine Garapon Imaginer la loi : le droit dans la littérature,
Michalon, 2008.
4) Valentin
Petev, « Connaissance en droit et en esthétique », Archives de
philosophie du droit, Vol. 40, 1995, pp. 96-105. Renata Grossi, « Understanding Law and Emotion »,
Emotion Review, Vol. 7, n°1, 2015, pp. 55-60.
5) Robert monsieur Cover, « The Supreme Court, 1982 Term. Foreword : Nomos and Narrative », Harvard Law Review, vol. 97, n°1, 1983, p. 4–68. Voir plus
largement Françoise Michaut, « Le mouvement Droit et Litte´rature dans
le de´veloppement d’une science du droit aux E´tats-Unis »,
Clio@Themis, numéro 7, mars 2014.
6) Ronald
Dworkin, L’empire du droit, traduction française, PUF, 1994 (1986), p.
251-252.
7) Pierre
Legendre, Leçons III. Dieu au miroir. Étude sur l’institution des images,
Fayard, 1997. Pour une application au cinéma, voir Nathalie Gœdert, « Pour
une approche esthétique du droit. Le juriste et les représentations »,
billet mis en ligne le 17 juin 2014 sur imaj –
Carnets de recherches en Analyse Juridique de l’IMage, https://imaj.hypotheses.org/315
8) C’est par exemple l’approche choisie par Mickaël Lavaine,
« Introduction », in François-Xavier Roux-Demare et Marie-Charlotte
Dizès (dir.), Les fictions en droit, Institut universitaire Varenne,
2018, p. 101 s.
9) Orit Kamir, « Why "Law and Film" and What
Dœs It Actually Mean ? A Perspective », Continuum : Journal
of media & cultural studies, Vol. 19, n° 2, 2005, p. 255-278.
10) Carol Clover, « Law and the order of popular culture »
in Austin Sarat et Thomas Kearns (dir.), Law in the domains of culture,
University of Michigan Press, 1998, pp. 97-120.
11) Austin Sarat, « What Popular Culture dœs for, and to, Law »
in Austin Sarat (dir.), Imagining Legality. Where Law Meets Popular Culture,
University of Alabama Press, 2011, pp. 1-21.
12) Richard Posner, Law and literature, Havard University Press,
3e édition, 2009, pp. 6-7.
Matthieu
Febvre-Issaly,
Doctorant
contractuel, chargé de travaux dirigés à l’Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne