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Impact et régulation des réseaux sociaux : le Conseil d’État nourrit le débat

Impact et régulation des réseaux sociaux : le Conseil d’État nourrit le débat
Publié le 29/11/2021 à 15:03

Si les réseaux sociaux amplifient et catalysent l’exercice de certains droits et libertés, érigeant la parole des utilisateurs comme « extériorité à la démocratie représentative », les entreprises qui détiennent ces plateformes s’avèrent insaisissables et particulièrement opaques, constatent les spécialistes invités fin octobre à nourrir les réflexions du Conseil d’État. Alors, faut-il réguler ? Et comment ?

 




C’est un sujet brûlant d’actualité dont s’est emparé le Conseil d'État, en lançant son nouveau cycle de conférences, le 27 octobre 2021. Au (vaste) programme : les réseaux sociaux – et, plus précisément, lors de cette première session, leur rôle dans la transformation de la vie en société et du débat public. Car comme le souligne très vite le vice-président Bruno Lasserre, leur place « considérable », « au croisement de problématiques sociales, politiques, économiques, culturelles, en fait un sujet autonome suffisamment actuel et complexe qui justifie une étude propre ».

Actuel, car en l’espace de quinze ans, « ces outils, qui se sont imposés au cœur de nos vies, semblent destinés à y rester » (aujourd’hui, 70 % des personnes disposant d’une connexion à Internet dans le monde utilisent un ou plusieurs réseaux sociaux au moins une fois par jour) ; mais aussi parce que des campagnes de désinformation menées par la Russie à l’assassinat de Samuel Paty en passant par les printemps arabes, la crise des gilets jaunes et le mouvement #metoo, « les réseaux sociaux jouent toujours un rôle moteur dans les mouvements qui bousculent en profondeur notre société », observe Bruno Lasserre, lequel s’interroge : dans quelle mesure en sont-ils « la cause ou de simples révélateurs » ?

Complexe, ensuite, parce qu’il est difficile d’appréhender le développement des réseaux sociaux, admet le vice-président du Conseil d’État, d’autant que deux « camps » semblent s’affronter sur ce sujet. « Pour certains, la tentation est grande de n’y voir que les accessoires d’un capitalisme planétaire se nourrissant de notre narcissisme et accompagnant la montée de l’individualisme (...) À l’opposé, d’autres croient y déceler les outils d’un approfondissement de la démocratie », résume-t-il. Cependant, les cyber optimistes et cyber pessimistes s’entendent « au moins sur une chose » : le potentiel de transformation de ces réseaux. Pour Bruno Lasserre, reconnaître et mesurer ce potentiel est une « étape indispensable » pour relever les défis en jeu.

 


 

Nos activités bouleversées

C’est un fait : les réseaux modifient la manière dont nous exerçons nos activités. Que l’on soit chef d’entreprise, journaliste, chercheur, artiste, professionnels de santé… « il est difficile de se passer d’eux », rapporte le vice-président, qui confie que même le Conseil d’État s’y est mis. Le monde politique n’y échappe pas : « la manière dont on fait campagne et la manière dont on gouverne » sont en train de muter. Par ailleurs, de nouveaux métiers sont apparus : community managers, influenceurs... 

Bruno Lasserre voit les réseaux sociaux comme un « gisement d’innovations ». Ils sont notamment des « mines d’information inépuisables » pour les besoins des enquêtes de police, de répression pénale et à des fins préventives, affirme-t-il, et s’avèrent de véritables opportunités pour « rénover les processus décisionnels en les rendant plus inclusifs et participatifs ». Par ce biais, les administrations et leurs responsables peuvent davantage donner à voir ce qu’ils font et « mieux prendre le pouls de leurs administrés », voire communiquer directement avec eux – ce que font beaucoup de préfectures et de communes en France –, mais aussi la police espagnole, qui utilise depuis plusieurs années des comptes Twitter, Facebook, et Youtube pour accroître sa proximité avec les citoyens. « Leur grand succès vient du style, du ton des contenus, parfois plein d’humour, qui témoigne de son choix de sortir du cadre traditionnel », constate Bruno Lasserre. Dans les autres domaines aussi, poursuit-il, les administrations sont de plus en plus amenées à composer avec le rôle central que remplissent les réseaux sociaux – notamment en matière de recherche d’emploi. Les agences nationales chargées de l’emploi se trouvent ainsi concurrencées, et sont amenées à imaginer des moyens pour « mieux articuler leurs actions » avec celles des réseaux sociaux. Comme sur le modèle du département du travail américain qui, en concertation avec des syndicats, a signé un partenariat avec Facebook, débouchant sur le lancement de l’application « Social Job » : cette dernière permet désormais de consulter sur une même page des offres d’emploi issues de plusieurs sites spécialisés dans le recrutement. 

 

 






Une conversation continue

Toutefois, au-delà de la sphère professionnelle, la sphère personnelle en premier lieu se trouve largement bouleversée. Présidente de la section du rapport et des études du Conseil d’état, Martine de Boisdeffre fait remarquer que les réseaux sociaux permettent aux individus d’interagir à une échelle « jamais atteinte », « en abolissant le temps et l’espace ». Par ailleurs, c’est sur la capacité à permettre et encourager la création et la publication de contenus que repose le modèle économique de ces services qui tirent des profits de la publicité. « Beaucoup cherchent à favoriser des phénomènes de viralité, à travers leurs algorithmes et des fonctionnalités comme le live, le resharing et le hashtag », précise Bruno Lasserre – des procédés qui constituent aussi pour eux de nouvelles sources d’informations sur les comportements et les « préférences » de tel ou tel groupe social.

Les réseaux sociaux fonctionnent en outre sur une forme d’interactivité et d’horizontalité, puisqu’ils se nourrissent de contenus générés par les utilisateurs eux-mêmes, contrairement aux médias traditionnels, constate le vice-président. Et c’est justement là la raison de leur succès. Dominique Cardon est professeur de sociologie à Sciences Po et directeur du Médialab. Il travaille sur les réseaux sociaux depuis leur naissance et indique qu’au tournant des années 1990-2000, une solution permettant aux utilisateurs d’Internet d’accéder à des contenus est mise en place par une pépite française, sous le nom de « flux RSS ». « L’idée était que les internautes allaient s’abonner en déclarant leurs préférences à des éditeurs de contenus de plus en plus variés, et qu’à travers leurs goûts, un éditeur allait décider pour eux des contenus qui arriveraient à leur intention sur une interface numérique », explique Dominique Cardon. Mais c’est un échec : la sauce ne prend pas. On découvre alors une autre manière de faire circuler l’information, qui ne passe pas par l’abonnement à des contenus mais par la relation entre des personnes. Selon le professeur, c’est ce qui a rendu les réseaux sociaux structurants : « À travers la sociabilité, on organise un écosystème informationnel qui donne aux individus le soin de choisir auprès de qui ils s’informent. » D’abord, les gens que l’on connaît très bien, puis ceux qui connaissent les gens que l’on connaît, puis les personnes pour qui on trouve un intérêt… Via cette extension, on découvre ainsi des contenus qui nous intéressent car ils ont été échangés, commentés, likés par ceux que l’on suit. « La mise en circulation se fait à travers des sociabilités : c’est parce qu’une information est commentée qu’elle obtient une circulation si forte dans les réseaux sociaux. » L’actualité, les contenus divers et variés, viennent ainsi nourrir nos discussions, et cela tombe bien : la fonction « centrale et décisive » des réseaux sociaux sert à faire de la conversation, et même une conversation permanente, met en exergue Dominique Cardon. « On tchatte, on communique, on ne se quitte plus. Dès qu’on a défait le face-à-face, on continue à échanger dans des conversations continues et nourries. » Avec pour conséquence le renforcement de nos liens forts, mais aussi la rémanence des liens faibles : on perd moins de vue, on retrouve plus facilement. Et bien qu’on ne mesure plus le capital social des personnes comme cela se faisait avant, « il est probable qu’il y ait un effet de maintien voire d’enrichissement des relations sociales dans la distance », assure-t-il.

Le professeur relève que les plateformes jouent de plus en plus sur de petits espaces « qui ne doivent pas être trop publics, où les utilisateurs ne doivent pas être trop nombreux, dans lesquels ils ne sont pas trop narcissiques, et ne cherchent pas à augmenter leur nombre de connaissances ou leur réputation de façon centrale », à l’instar des messageries proposées sur des applications comme Facebook Messenger, Snapchat, WhatsApp, Instagram etc. Alors que ces échanges étaient davantage publics aux premières heures des réseaux sociaux (on pense par exemple à Facebook, dont les membres avaient pour habitude d’échanger des nouvelles avec leurs « amis » sous forme de posts rédigés sur leurs « murs » respectifs, ndlr), les pratiques actuelles, notamment des plus jeunes, consistent « plutôt à fermer la porte aux inconnus », note Dominique Cardon. Ainsi, il n’est pas rare que les adolescents détiennent deux comptes Instagram : « Un sur lequel ils s'exhibent et postent des photos pour parader, acquérir une notoriété auprès d’un public plus large ; un autre dédié à la conversation et aux "stories” (posts éphémères sous forme de vidéos ou de photos, ndlr) partagées avec un cercle restreint. » 

 

 


Les réseaux, catalyseurs des droits et libertés

Pour Bruno Lasserre, en offrant la possibilité de s’exprimer, de diffuser des informations, d’émettre des opinions « sans filtre et aucune forme d’intermédiation », les réseaux sociaux amplifient et catalysent l’exercice de certains droits et libertés. Ils favorisent ainsi, estime-t-il, l’approfondissement de la liberté d’opinion et du droit à l’information, tout comme l’apparition de « nouvelles formes de créativité » artistique, intellectuelle, d’humour voire de poésie, « et peuvent, ce faisant, contribuer à l’épanouissement individuel de leurs utilisateurs », analyse-t-il tout en se demandant si l’aspect libérateur des réseaux « peut être autre chose qu’une illusion au regard de l’économie de l’attention sur lesquels ils sont fondés ». 

Par ailleurs, la disparition des intermédiations a transformé les rapports des citoyens aux politiques et aux institutions, et l’horizontalité tend à « remettre en cause la conception traditionnelle du pouvoir fondée sur la hiérarchie ». À ce titre, beaucoup de membres de populations oppressées, de minorités, groupes sociaux traditionnellement mal représentés ont pu, grâce aux réseaux sociaux, « entrer en communication et se constituer en communauté pour faire entendre leur voix ». Par exemple, depuis la prise de pouvoir des Talibans en Afghanistan, illustre Martine de Boisdeffre, les réseaux sociaux sont utilisés par les femmes afghanes pour partager des informations, alerter la communauté internationale et lancer des mouvements pour la défense de leurs droits et de leurs libertés. Désormais, ils permettent de ce fait « d’articuler ensemble de multiples actions citoyennes à travers des activités de vigilance et de contestation », affirme Bruno Lasserre. 

Cependant, bien que des actions aient entraîné la chute de certains régimes ou ouvert les yeux de la population « sur des problèmes inacceptables », dans plusieurs pays, une répression d’un nouveau genre a répondu à ces contestations, s’inquiète Bruno Lasserre.

En outre, pour le vice-président, la libération de la parole peut être à l’origine de bien des « excès délétères ». Il l’affirme : les études empiriques démontrent que les réseaux sociaux n’ont pas réellement renforcé la participation et l’engagement politique des citoyens, mais plutôt reproduit des modèles de communication traditionnelle qui privilégient surtout la diffusion de l’information partisane : « La modification de la relation entre les citoyens et leurs gouvernants est allée de pair avec la prolifération des discours polémiques, polarisants, souvent anarchisants, et le potentiel de déstructuration voire de destruction qu’on prête aux réseaux sociaux ne semble pas toujours contrebalancé par des forces positives nécessaires. » Enfin, déplore le vice-président, les réseaux sociaux semblent accentuer la défiance vis-à-vis des formes de légitimité : élus, experts, scientifiques, politiques, etc. Or, juge-t-il, « la défiance, pour nos démocraties, est un cancer qu’elles n’ont pas encore semblé capables de traiter efficacement ».

Dominique Reynié, professeur des universités à Sciences Po et directeur général de Fondapol, think tank dédié à l’innovation politique, va dans le même sens. Lui aussi dénonce la série de manifestations « pour partie liées aux réseaux sociaux, pour partie indépendantes » sous-tendues par une « radicalisation politique » et « l’hystérisation du débat ». Il assure que la décision politique n’est pas la même dans un régime « de discussion publique », puisqu’elle est alors plus difficile à prendre et à tenir dans un tel climat. 

Dominique Reynié regrette les effets d’isolement et l’homophilie (tendant à favoriser la fréquentation de ses « semblables ») de ces plateformes, à l’origine d’une extrémisation des points de vue. Ces avis qui ne se rencontrent pas seraient, affirme-t-il, plus difficiles à articuler et à tolérer. Ce faisant, les réseaux sociaux favorisent entre les individus un échange « plus belliqueux, plus radical », soutenu par le jeu des algorithmes. « Des propos vifs, tranchés voire caricaturaux suscitent plus de réactions que les positions nuancées, argumentées. Les favoriser peut être de l’intérêt de tous – les utilisateurs recherchant la visibilité des plateformes dont les recettes croissent au rythme des connexions », argumente, de son côté, Martine de Boisdeffre.

Dominique Cardon, qui se taxe volontiers de « cyber-optimiste », est pour sa part convaincu que ce qu’ont fait les réseaux sociaux à nos démocraties « est fondamental ». Le professeur de sociologie considère qu’il s’agit là d’une véritable extension de la liberté d’expression. Car si cette dernière existe depuis les grandes déclarations dès le 18e siècle, c'était à l’époque, soutient-il, une liberté d’expression « des élites parlantes », « laquelle a défini l’espace public comme la coordination des médias et de l’espace politique pour transformer tout une série de représentations chez l’opinion publique – sans que cette dernière ne se soit exprimée clairement – en revendications qui pouvaient ensuite être retraitées à l’intérieur du système politique pour en faire des propositions politiques. » 

À l’inverse, les réseaux sociaux, eux, donnent la possibilité à tout le monde de parler. « Alors, forcément, cela fait désordre », s’amuse Dominique Cardon. 

 

 







La cause de tous les maux

C’est pourquoi le professeur de sociologie pense qu’il existe, dans le débat actuel, une volonté « de refermer la boîte » qu’il ne regarde pas d’un bon œil : « Rendre les plateformes responsables contribue à redéfinir, ou en tout cas à essayer de domestiquer, une parole qui a pris des formes problématiques », dénonce-t-il. Or, selon Dominique Cardon, nous avons besoin de cette parole, qui s’érige comme une « extériorité » à la démocratie représentative. « Même si cela peut à la fois consister en la possibilité, pour une société, d’envoyer un hashtag qui lance un nouveau thème, de se coordonner, de se mobiliser, de protester, de dire des choses parfois ennuyantes ou incroyablement critiques, cette extériorité est la réalité dans laquelle nous vivons, et toute tentative de régulation doit être attentive à trouver de bonnes formes d’articulation entre ces espaces plutôt que de vouloir essayer de refermer la boîte de Pandore. »

Il faut dire que malgré leur succès, les réseaux sociaux sont de plus en plus accusés d’être la cause de tous les maux. Philippe Colombet, directeur du journal La Croix, met en évidence qu’au moment où ils atteignent « des tailles de pénétration exceptionnelles dans la population » et semblent avoir une certaine maturité, ils concentrent la majorité des critiques. Les critiques adressées à Internet au sens large, notamment aux moteurs de recherche, sont aujourd’hui « éclipsées par la focalisation sur une phobie contre les réseaux sociaux », affirme-t-il, avec ce qu’il appelle un « effet frigidaire » : Facebook, caricature du réseau social, représente le « réseau social », comme « frigidaire » a pu signifier « réfrigérateur ». 

Par ailleurs, Dominique Cardon constate que depuis 2015, le débat a déplacé la configuration du discours autour des réseaux sociaux, « avec l’idée, à la fois juste et pas tout à fait représentative, des réseaux sociaux comme système d’information des individus. Ça l’est en partie. Mais statistiquement, ce ne sont pas les usages dominants », insiste-t-il.
Le professeur de sociologie précise d’abord que qualifier les réseaux sociaux d’espaces de publicité et de contenus est un abus de langage (ces infrastructures ne publient pas, mais permettent un relai), et souhaite ensuite « tordre le cou à une série d’idées » sur la circulation de l’information et de la désinformation. D’une part, les vidéos de célébrités et d’influenceurs ont des taux de circulation bien supérieurs à tout autre contenu. D’autre part, les pratiques d’information des citoyens, en France comme aux États-Unis, n’ont pas radicalement changé : elles passent toujours en premier lieu par la télé.

Et d’ailleurs, ce que l’on fait circuler sur les réseaux sont majoritairement des contenus de radio et de télévision. Franceinfotv est ainsi le site d’information le plus partagé sur Facebook aujourd’hui. 

Dominique Cardon aborde aussi « l’effet Twitter » et son miroir déformant. « On a l’impression de lire l’ensemble des contenus partagés sur les réseaux sociaux à travers Twitter, dont les usages et les pratiques sont pourtant ceux d’une petite partie de la population. » En effet, si 12 % des Français l’utilisent, tous ne sont pas actifs, et seule une partie de ces derniers partagent des informations politiques. Le professeur rappelle que cette représentation dans le débat public est liée à l’algorithme, et qu’elle n’est certes pas complètement erronée, mais qu’elle rate « l’essentiel de ce que sont les réseaux sociaux et de ce qu’est l’intérêt économique des plateformes », c’est-à-dire prendre nos comportements comme la base de définition des choses qui vont nous être suggérées, les plateformes n’ayant pas d’intention politique spécifique. « On prend les individus dans toutes leurs pratiques, et leurs traces servent à produire la personnalisation dans laquelle ce qui est recommandé ressemble à l’espace social qu’ils ont constitué – évidemment biaisé, lié aux logiques sociales de ressemblances. Je ne diminue pas la part de responsabilité, mais il y a une co-construction », insiste le professeur. 

 

 


Pas de prise sur ces entreprises

Au-delà de l’utilisation de ces plateformes faite par les internautes, Dominique Reynié veut toutefois mettre en garde contre un système qui, à son sens, « codifie » les comportements et affecte le régime des libertés, « non pas du point de vue du droit mais du fait ». « Cela peut créer des normes d’une puissance telle que le droit se trouve empêché de se déployer », avertit-il. Le professeur à Sciences Po cite l’exemple des comptes suspendus – comme celui de Donald Trump, à qui l’on a « fermé la bouche », mentionne Martine de Boisdeffre. Conséquence : l’ancien président a créé son propre réseau social, « ce qui donne une idée de ce que pourrait devenir le champ des réseaux sociaux ». 

Dominique Reynié pointe du doigt les institutions derrière les réseaux. « Toutes les vertus qu’on prête aux réseaux sociaux ne sont existantes que parce qu’il y a des architectures qui les rendent possibles, et sur ces dernières, nous n’avons quasiment aucune prise ; ni les États, ni les organisations internationales, ni les législateurs, ni les citoyens, avertit-il.

Ces plateformes, devant quelle autorité publique sont-elles comptables de leurs décisions, actes, projets ? » Même si le professeur admet ne pas être en mesure de considérer que ces plateformes et les entreprises dont elles dépendent sont animées d’intentions, ce n’est pas pour autant que cette absence d’intentions les met à l’abri de comportements problématiques, appuie-t-il. Dominique Reynié identifie deux problèmes « importants » : d’abord, le comportement « très condamnable » de certaines de ces entreprises qui, « comme en Birmanie, à Hong Kong, en Russie, passent des accords sans difficulté avec des régimes autoritaires pour des opérations de police, de persécution, afin d’empêcher les gens de se présenter aux élections », détaille-t-il.

« Et puis il y a le cas chinois, qui nous montre que ces techniques, outils, opérateurs, sont insensibles à la vertu qu’on attend d’eux. On peut fabriquer un totalitarisme parfait avec les mêmes outils. On sait très bien quel usage le pouvoir fait des réseaux en Chine », dénonce le professeur, qui fustige un « totalitarisme high tech ».

Les entreprises sont également de plus en plus épinglées au gré des scandales qui les agitent. Après l’affaire de Cambridge Analytica (autour de l'exploitation frauduleuse de données d'utilisateurs Facebook par cette société), Philippe Colombet évoque le cas de la lanceuse d’alerte Frances Haugen, une ex-employée de Facebook qui, tout récemment, a fait fuiter des rapports confidentiels de l’entreprise démontrant que les algorithmes ont des effets nocifs chez les jeunes et que la société de Mark Zuckerberg est au courant. « Par exemple, l’application de partage de photos Facebook et Instagram fait qu’un adolescent sur cinq se sent mal dans sa peau. Ce qui est reproché au réseau, c’est de savoir que l’outil peut conduire à des choses graves, et de ne pas agir », rapporte le directeur de La Croix. À son avis, les problèmes de réputation de Facebook sont en train de « devenir incontrôlables ». Et bien que d’autres rapports montrent que pour une partie importante de la population, se mettre en scène a un effet positif, cela ne suffit pas s’il est prouvé qu’une plateforme offre en continu un service qui a des effets négatifs avérés.

Dominique Reynié identifie en outre un problème de monopole, d’autant que ces plateformes sont connues pour racheter des innovations et éviter que la croissance ne se fasse à l’extérieur. Or, cela peut avoir des conséquences désastreuses sur le plan de la concurrence et la possibilité de réguler ces entreprises devenues trop puissantes, prévient-il. « Nous nous trouvons à l’extérieur de la régulation : le code nous est étranger, on ne le voit pas, mais il est agissant, nous contraint, et cette situation nouvelle appelle une réaction des autorités publiques responsables de l’intérêt général, qui pourraient le préserver pour éviter sa privatisation et sa mise en péril par des institutions privées, non nationales, qui échappent aujourd’hui au contrôle des régulateurs. »

 

 

Quelle régulation des états ?

Alors, Bruno Lasserre s’interroge : quel choix ont les États ? Quelle réponse doivent-ils apporter au « rôle incontournable » des réseaux sociaux ? Le vice-président estime pour sa part que les États ne peuvent pas rester inactifs. Pour autant, que réguler, comment et à quel niveau ? « L’équation n’est pas simple, admet-il. Elle est d’autant plus ardue que le modèle de ces plateformes détenues par des sociétés privées, uniquement motivées par le profit, repose sur des algorithmes gardés secrets et des processus automatisés qui rendent largement inefficaces les techniques de contrôle et de répression jusque-là mises en œuvre par les pouvoirs publics ». Les réseaux invitent donc à un changement de paradigme en matière de régulation. 

Néanmoins, avant d’envisager un tel processus, le vice-président du Conseil d’État avance qu’il est indispensable pour les États de se mettre d’accord sur les objectifs poursuivis et d’avoir à l’esprit les obstacles auxquels ces derniers ne manqueront pas d’être confrontés. Ces objectifs, Bruno Lasserre en voit trois : garantir aux citoyens et aux entreprises un accès et un traitement équitable sur les réseaux sociaux – « ce qui inclut des objectifs en termes de non discrimination, de neutralité et de juste tarification », insiste-t-il ; protéger les consommateurs contre les atteintes au droit au respect de leur vie privée, et contre les effets préjudiciables des algorithmes ; et enfin, créer des « formes pertinentes » de responsabilité des plateformes, et réfléchir sur leurs obligations en termes de transparence. 

Quant aux obstacles sur la route de ceux qui imaginent des formes de régulation, il y a d’abord un risque de capture élevé, dans ce secteur où l’accès aux données techniques est restreint et où les régulateurs dépendent souvent des acteurs de l’industrie pour obtenir les informations nécessaires à la conception et à l’application de ces régulations. Autre obstacle : la difficulté de « calibrer les interventions publiques » pour atteindre les objectifs poursuivis « sans détruire le potentiel de croissance et d’innovation » des réseaux sociaux. Enfin, le dernier obstacle principal consistera à agir sur les contenus postés en ligne sans passer « du côté de la censure ». « Du point de vue des États européens, la régulation est d’autant plus délicate qu’il s’agit d’entreprises étrangères et que dans le monde d’Internet, les frontières nationales ne représentent pas grand-chose », note Bruno Lasserre. 

Ensuite, plusieurs types de régulations sont envisageables : promouvoir l’auto-régulation des plateformes, avec des codes de conduite et des recommandations. Une option qui a longtemps été privilégiée par les États, persuadés de leur impuissance. Mais les scandales comme l’affaire Cambridge Analytica, l’insuffisance des mesures mises en œuvre et le risque de privatisation de la censure (cf, notamment, le conseil de surveillance mise en place par Facebook) ont fini par décider la plupart des États « à prendre leurs responsabilités », relate le vice-président du Conseil d’État. Des mécanismes de régulation a posteriori ont commencé à voir le jour, consistant principalement en des obligations assorties de sanctions administratives et/ou judiciaires, notamment en France et en Allemagne, pour lutter contre la prolifération des discours haineux. Cela était ainsi le sens de la loi Avia du 24 juin 2020, avant que ses principales dispositions ne soient censurées par le Conseil constitutionnel. Par ailleurs, la loi du 22 décembre 2018 a renforcé les pouvoirs du juge des référés pour lutter contre la manipulation de l’information en période de campagne électorale. Des dispositifs qui ne sont toutefois « pas sans risques », nuance Bruno Lasserre, puisqu’ils peuvent conduire à renforcer les pouvoirs des plateformes, « incitées au zèle par la menace des sanctions », ou encore mettre à l’écart du contrôle des contenus la justice et la société, ou bien se révéler peu efficace, « compte tenu de la désynchronisation entre le contrôle du régulateur et l’instantanéité de la diffusion des informations ». La régulation peut enfin passer par la politique fiscale ou par le droit de la concurrence, face à la concentration des marchés liés au numérique. En effet, les réseaux sociaux s’apparentent de plus en plus « aux infrastructures qui ont justifié par le passé de sévères politiques antitrust », justifie Bruno Lasserre. 

En tout cas, pour le vice-président, force est de constater que ces dernières années, l’accumulation des textes et des expérimentations mises en œuvre semble montrer que le rapport de force est en train de s’inverser et que la légitimité de l’intervention publique est dorénavant admise, se réjouit-il. Mais le vice-président prévient : « Le tout est aujourd’hui d’être clairs sur ce à quoi nous sommes prêts collectivement à renoncer en termes de liberté d’expression, de communication, de croissance et d’innovation, pour préserver ce que nous considérons être l’intérêt général. Car réguler reviendra nécessairement à se priver de certains bénéfices engendrés par les réseaux sociaux. » À cette question politique s'ajoutent des questions juridiques : faut-il réguler au niveau national ou international ? Sectoriel ou général ? Quelles obligations de transparence, traçabilité ? 

 

 

L’affaire de tous

En attendant de voir de futures régulations étatiques émerger, et pourquoi pas un mouvement de régulation interne au sein des entreprises visées, la régulation ne commencerait-elle pas par la responsabilisation de chacun ? « Les réseaux sociaux ? C’est l’usage que l’on en fait qui compte ! », lance Philippe Colombet.

Le directeur de La Croix considère qu’il s’agit de l’affaire de tout le monde, même – et encore plus – des médias. « Nous ne devons pas considérer que l’on sous-traite les réseaux sociaux à des spécialistes : tout un collectif doit s’en servir, s’en saisir, pas simplement dans la posture d’auto-promotion et de narcissisme du journaliste. Il s’agit aussi pour lui de participer au débat public, scruter ce que font les plateformes, remarquer le travail de ses confrères, débusquer les fausses informations et répondre par message privé ou dans les conversations aux internautes », estime-t-il.

Au sein du journal La Croix, même si cela n’a pas toujours été le cas, ces réseaux, « on les utilise, on les scrute ». Le directeur confie : « C’est la manière principale pour nous d’interagir avec nos lecteurs. Dans notre journal, nous avons bien la page du Courrier des lecteurs, qui est notre signature, mais en réalité, il ne s’agit que de la face émergée de toutes les interactions que l’on a. La face émergée, ce sont toutes les interactions avec les lecteurs, abonnés ou non, qui commentent, partagent les informations que l’on publie. Le premier impact, c’est la conversation d’un média avec son lectorat. » 

Par ailleurs, le journal s’intéresse de près à ce qui se passe sur les réseaux d’un point de vue humain et anthropologique. « L’activité de réseau social, ce qui s’y exprime, dans la douceur comme dans la violence, ne nous est pas étranger, en tant que média qui décrypte ce qui se passe dans la société. Comment apporter notre pierre à l’édifice pour aider à un débat positif, à un bon usage des réseaux sociaux ? » Au mois de septembre dernier, La Croix a lancé un appel invitant à « un débat libre et respectueux », auquel se sont associées 100 personnalités (politiques, scientifiques, médecins, philosophes, cinéastes, personnalités religieuses). Débat assorti de dix engagements, dont certains concernant les réseaux sociaux, comme l’engagement 4 : refuser de transformer les réseaux sociaux en tribunaux popuplaires ; l’engagement 6 : ne pas utiliser l’anonymat ou les pseudonymes pour contourner les règles de civilité ou biaiser un débat, ou encore l’engagement 10 : entendre la parole des plus faibles, et plus largement celle qui s’exprime moins dans les médias ou sur les réseaux sociaux. « On essaie donc de participer au débat et d’inviter à rendre meilleur l’usage des réseaux », synthétise Philippe Colombet.

Ce dernier rappelle également que La Croix appartient à Bayard, qui s’adresse aussi à des enfants. Le groupe a donc engagé « une réflexion de fond sur les usages des réseaux sociaux », notamment pour savoir comment évoquer la question dans la presse jeunesse de façon pertinente ; « sans être une série de tutoriels, ou des cyber-pessimistes, à côté de la plaque », plaisante Philippe Colombet. Pour faire face à ce défi, le groupe a recours à des tiers – des youtubeurs – qui possèdent tous les codes des réseaux sociaux pour faire passer des messages autour de l’éducation aux médias. Pour le directeur de La Croix, cet effort de pédagogie pourrait bien porter ses fruits. En effet, force est de constater que les discours classiques invitant à la méfiance généralisée et à s’abstenir d’utiliser les réseaux sociaux, sans surprise...« ne fonctionnent pas ». 

 

Bérengère Margaritelli 

 

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