L’intelligence économique (IE)
s’est imposée comme un secteur d’activité efficace en quelques décennies. Après
avoir établi ses fondamentaux, la discipline a ouvert d’autres champs
d’application. Réactualiser sa doctrine pour anticiper les menaces en gestation
fait partie de son essence.
En avril dernier, l’École
militaire a réuni un panel de spécialistes sur le thème « l’intelligence
économique dans un monde toujours plus conflictuel ». Pour François
Jeanne-Beylot, président du Syndicat Français de l’Intelligence Économique
(SYNFIE), la réussite de l’IE privée française ne fait aucun doute. Mais, ce
rayonnement est encore récent.
De la protection à la
captation
Quand l’intelligence
économique a vraiment émergé, trois éléments principaux se distinguaient.
Emmanuel Pitron, vice-président de l’ADIT, société spécialisée dans l’IE et le
conseil stratégique, se souvient que les craintes étaient alors liées à la
technologie japonaise, à la puissance économique chinoise et à l’entérinement
de la suprématie américaine à la suite de la chute du mur de Berlin.
Depuis, une forme de « maturité »,
selon le dirigeant, s’est installée dans les entreprises. De nombreuses
industries intègrent maintenant les réflexes de l’IE. Des entreprises de toutes
tailles, même des PME, y ont recours. De plus, des initiatives ont
été mises en place au niveau étatique.
l’IE a vu naître deux
voies : l’une offensive, et l’autre défensive. La première relève de la « guerre
économique » ou de la « competitive intelligence ».
Elle consiste à recueillir des renseignements sur les sociétés concurrentes. La
seconde cherche plutôt à protéger le patrimoine des entreprises, qu’il s’agisse
de leurs infrastructures, des personnes, des informations sensibles ou de
l’intégrité – par les luttes anti-fraude et anti-contrefaçon, par exemple.
Le développement de
l’intelligence économique témoigne d'une véritable « prise de
conscience géopolitique ». Les postures ont changé. Les directions
opérationnelles ressentent à présent la nécessité de se placer dans une logique
« offensive », constate Emmanuel Pitron, et plus seulement
défensive.
Le vice-président insiste sur
cette « dimension offensive » – car selon lui, si la logique
de protection reste indispensable, elle ne peut être la seule. Il pousse
les acteurs du secteur à « utiliser tout ce qui existe », à
aller « au bout » des outils dont ils disposent. De plus, il
estime fondamental que le privé et le public s’accordent, de façon à « chasser
en meute ». Ensemble, l’un et l’autre réunissent une vision globale
des enjeux contemporains.
Autre manifestation de la
montée en gamme de l’IE, il y a trente ans, son domaine se limitait quasi
exclusivement à la veille technologique. Aujourd’hui, il inclut
l’accompagnement stratégique des entreprises, prend en compte la capacité de
détection des menaces – en particulier celle de guerre informationnelle – de
manière prévisionnelle. Tout type de société peut se faire conseiller pour un « dérisquage »,
qui intègre la compréhension de ses faiblesses géopolitiques et
économiques.
Un marché convoité que le
droit formate
Les normes, notamment celles
mises en place par les États-Unis, ont modifié les comportements. Les
entreprises ont dû revoir leur « psychologie », puisqu’elles
se sont retrouvées contraintes de se renseigner sur l’intégrité des partenaires
avec lesquels elles travaillent. D’une certaine façon, les sociétés françaises ont été « obligées », par le
droit américain, d'avoir recours à des services privés d’IE. Ce marché, au début très
anglo-saxon, s’est étendu avec cette législation.
Ensuite, un écosystème
français s’est créé avec une « offre très solide en France »,
note Alexandre
Hollander, président d’Amarante International. Alors que seuls des cabinets
anglo-saxons maniaient l’intelligence économique auparavant, ces derniers ont
diminué en proportion. Remarque, depuis quelques mois, les entreprises du
secteur aussi bien que les pays concurrents emmènent l’IE sur un terrain « beaucoup
plus conflictuel ».
Les Européens et les Français
peuvent aussi déployer leurs règles. Mais pour l’avocat Olivier de Maison
Rouge, il est vain de « tout attendre de la loi ». Toutefois,
elle peut améliorer la prise en compte des trois piliers de base : la veille,
la protection et l’influence. L’avocat souligne les « avancées
significatives » des dernières années. Il revient sur « l’affaire
Michelin » et le cas de Pablo de Santiago (nom d’emprunt). L’individu
a été jugé en 2010 pour avoir soutiré les données stratégiques, industrielles,
d’un projet sur lequel il travaillait, et avoir tenté de les revendre à
l’étranger. Identifié puis arrêté, l’ancien cadre de Michelin a été traduit
devant les tribunaux pour trois motifs : atteinte aux intérêts
fondamentaux de la nation, atteinte au secret industriel, et abus de confiance.
S’il a été relaxé pour les deux premiers chefs d’accusation, il a bel et bien
été condamné pour abus de confiance, c’est-à-dire « détournement
d’informations ».
Objectif actuel, garantir les
données
Il faut préserver les données
et recouper les informations, même si ça devient difficile. « Aujourd’hui, sur les réseaux sociaux, des individus
sont poussés par certains pays pour délivrer des messages qui vont peu à peu
tordre l’esprit des gens », déclarait le 13 mai Alain Juillet,
ex-directeur du renseignement de la DGSE, au micro de Sud Radio.
Pour beaucoup, « La
donnée est l’or noir du XXIe siècle », notamment pour
le groupe Chapsvision ; c’est en tout cas la conviction de son fondateur,
Olivier Dellenbach. Il aide ses clients à créer de la valeur à partir de leurs
données. Son ambition est de faire émerger un leader technologique national
souverain. Son entreprise entend protéger les « valeurs »
françaises et fournir des alternatives aux systèmes américains de traitement et
de collecte des informations.
Mais, les Européens restent « à
la traîne », alors même que les Américains, Israéliens, Chinois et
Russes se montrent « très en avance » sur ces outils.
L’entrepreneur estime que ce retard constitue « une faiblesse très
importante ». Il considère que les lacunes du cadre réglementaire
français ne permettent pas aux acteurs nationaux de se protéger de façon
satisfaisante. Olivier Dellenbach exhorte le législateur à « faire son
job ».
L’Europe ne cesse de « se
tirer une balle dans le pied » sur ces sujets-là. La RGPD en fournit
une illustration, puisque tous les États du monde ne sont pas dans l’obligation
de l’appliquer. Dans ce contexte, s’immisce une distorsion concurrentielle. Le
dirigeant pense qu’il n’est, par exemple, pas autorisé par le carcan juridique,
à collecter des informations sur un concurrent américain, alors que l’inverse
est tout à fait possible.
Pourtant, la réforme du
régime de la protection du patrimoine scientifique et technique de la nation (PPST),
permet d’arriver à un « régime relativement opérationnel »,
d’après Olivier de Maison Rouge. Quand bien même l’application des textes n’est
pas universelle, l’Europe ouvre la voie pour légiférer. L’avocat répète que
notre « marché unique de la donnée » est doté de la
réglementation en matière de protection des données personnelles, le RGPD
(Règlement général sur la protection des données). Ce texte a longtemps été
considéré comme une contrainte. Sa vocation extraterritoriale s’appuie certes
sur des « fondements philosophiques humanistes », mais, par
ailleurs, il peut sanctionner par des amendes records. Enfin, sur le
plan français, a eu lieu la révision en 2014 de la loi Godfrain et en
particulier de l’article
323.3 du Code pénal concernant ce qui relève de l’extraction,
de la reproduction ou de la duplication de données.
Sophie
Benard