JUSTICE

Juger les affaires familiales : « On nous livre des histoires avec toute la meilleure foi du monde »

Juger les affaires familiales : « On nous livre des histoires avec toute la meilleure foi du monde »
Publié le 04/02/2025 à 17:35

Le 30 janvier 2025, l’École nationale de la Magistrature abordait le domaine des affaires familiales lors de sa traditionnelle conférence Angle Droit, en partenariat avec la librairie Mollat de Bordeaux. L’occasion de croiser les points de vue d’Éliette Abécassis, romancière et autrice du roman Divorce à la française, paru en octobre 2024, et Virginie Charles-Meunier, magistrate et spécialiste des affaires familiales.

Le hasard fait bien les choses. Jeudi dernier, l’amphithéâtre Simone-Veil de l’ENM accueillait une conférence bien en accord avec l’actualité du droit, et pour cause : à peine dix jours auparavant, une nouvelle proposition de loi était présentée à l’Assemblée nationale, suggérant de modifier l’article 373-2-9 du code civil selon ces termes : « À défaut d’accord entre les parents sur le mode de résidence de l’enfant, le juge fixe en principe la résidence alternée de l’enfant, sauf si l’un des parents démontre que cette modalité est contraire à l’intérêt supérieur de celui-ci ». Ce principe légal, régulièrement soumis aux votes des parlementaires depuis plusieurs années, est donc venu alimenter la discussion déjà bien fournie de deux personnalités aux visions complémentaires, invitées à débattre des conflits parentaux et des enjeux, aussi bien humains que juridiques, des séparations.

Ancienne juge aux affaires familiales, Virginie Charles-Meunier, magistrate à la Cour d’appel de Toulouse, a apporté son regard juridique et pratique sur les défis liés à la résidence des enfants et à l'application du droit de la famille. La conférence pouvait compter sur les oreilles attentives des nombreux élèves-auditeurs présents dans la salle. Le retour d’expérience de Virginie Charles-Meunier est venu compléter l’argumentation sensible d’Éliette Abécassis, dont le dernier ouvrage Divorce à la française publié chez Grasset offre, justement, une immersion dans le quotidien d’un JAF confronté à des témoignages de vie, racontés dans toute leur diversité.

Traiter la matière humaine

En décryptant avec nuance un sujet incontournable du droit, Divorce à la française réussit à plonger le lecteur dans le cabinet du JAF. Le récit tourne autour d’une décision : fixer la résidence des deux enfants d’un couple divorcé. Le juge se positionne en témoin d’une valeur cardinale de la justice, le principe du contradictoire. Au fil des pages, des témoignages lus, écoutés ou entendus, racontés en faveur de l’un ou de l’autre parti. L’intrigue parvient, in fine, à mettre en avant toute la difficulté de ce métier, juge aux affaires familiales. Elle interroge subtilement l’éternel dilemme d’une vraie question de société : comment arriver à une décision qui maintienne le fameux « intérêt supérieur » des enfants, dans un contexte de haute conflictualité ?

Sur ce point, Virginie Charles-Meunier confirme la complexité des auditions, dont la réalité coïncide avec le fil du roman : « Dans nos cabinets, on nous livre des histoires avec toute la meilleure foi du monde. Le premier explique sa version, le second la sienne… Et l’on pourrait croire que le dossier n’est pas le même ». Dans le public, une participante réagit en invoquant la théorie de Lacan : « Le paradoxe du menteur, c’est qu’il dit la vérité… à l’envers ! » Une remarque à laquelle réagit Éliette Abécassis, qui rappelle l’ouvrage de Paul Ricoeur, Le Juste : « Même s’ils sont tous les deux sincères, chacun se construit un récit fondé sur sa vie et son langage. Les deux essaient de dire la vérité mais ne l’atteignent jamais. C’est l’un des risques du divorce : être prisonnier de l’histoire que l’on se raconte, s’enfermer dedans et dès lors, avoir du mal à envisager celle de l’autre. C’est en cette différence d’interprétation que ce cristallise justement le conflit ».

Illustrer avec la réalité. La magistrate toulousaine raconte le nombre élevé d’auditions auquel le JAF est confronté dans son quotidien : « On rencontre près d’une trentaine de couples par semaine. C’est pourquoi j’aime rappeler que les affaires familiales sont une matière extrêmement mouvante, car en contact direct avec les gens ». La déclaration fait rebondir une avocate bordelaise, présente dans le public : dans ces conditions, comment ne pas céder aux biais de jugement ?

Le JAF épaulé par des outils d’aide à la décision

Face à l’ambiance conflictuelle intrinsèque à ces auditions, le juge aux affaires familiales n’hésite à pas prendre appui sur des outils d’aide à la décision. Au-delà des multiples entretiens qu’il mène (avec les parents, mais aussi avec les mineurs, principaux concernés), le JAF tente de « rechercher l’intérêt supérieur de l’enfant » en menant une véritable enquête. Il a pour cela la possibilité de se baser sur des expertises psychologiques et/ou psychiatriques (pour les parents) ou sur les conclusions d’enquêteurs sociaux auxquels il fait appel.

« On prend également en compte le sentiment que peuvent nous donner les enfants… simplement. Le moindre signe doit alerter. Il ne faut pas hésiter à aller les chercher au cœur du discours et à les recontextualiser. La preuve est libre, en matière civile. Et il faut, à une autre échelle, faire très attention aux paroles plaquées, chez l’enfant », complète Virginie Charles-Meunier. Des outils de médiation familiale existent en parallèle, mais ils ne peuvent pas toujours être envisagés – par exemple, en cas de violence dans le couple. Dans cette situation, le « violentomètre[1] » peut s’avérer être une boussole utile pour comprendre l’état des relations conjugales.

Au sein de l’amphithéâtre Simone-Veil de Bordeaux, le lien est immédiatement établi avec les propos de la comptable, personnage du roman d’Éliette Abécassis, et repère objectif du mode de fonctionnement du couple. « Qui paie quoi ? Qui a accès à la carte ? Qui organise la vie de la famille ? Ce livre est une excellente description du phénomène de violence économique qui peut régner », commente la magistrate.

De manière générale, et malgré les parents qui se déchirent, elle rappelle l’importance de « ne jamais éluder le débat et de la nécessité de l’introduire dans la décision ». Il peut-être par exemple difficile d’opposer ces reds flags (ensemble des signaux importants repérés dans tous les discours et tous les témoignages de chacune des parties) à des témoignages d’adolescents parfaitement convaincus par des arguments issus d’une partie ou de l’autre… ceux-ci sont moins enclins à changer d’avis que les enfants.

La résidence alternée, solution imparfaite ?

Peut-on vraiment partager les enfants en deux ? La question est lancée par Éliette Abécassis. Des termes crus, mais qui décrivent bien le quotidien des JAF. Pour la romancière, « la résidence alternée est un problème de société important. Tant du point de vue humain que du point de vue fictionnel, le cataclysme est double pour les mineurs : non seulement les parents se séparent, mais en plus, ils doivent vivre dans deux maisons. Cela ne me paraît pas raisonnable de leur infliger cela, et encore moins par défaut, quand ils sont nourrissons. À travers ce roman, j’ai voulu donner une voix aux enfants. Selon moi, il y a une véritable réflexion à mener en France ».

Autour de la table, Virginie Charles-Meunier avance pourtant que dans 75 à 80% des dossiers de séparation, il n’y a pas de conflit sur la résidence de l’enfant, pour ce sujet qui concerne « la moitié de la matière civile des tribunaux ». De plus, la loi indique que le juge doit statuer sur la résidence de l’enfant sans privilégier aucun mode particulier : « Nous ne sommes pas là pour plaquer des modèles sur les gens qui viennent devant nous. C’est essentiel de s’adapter à chaque situation ». Pour la magistrate, la priorité du « cas par cas » s’impose donc aux préjugés qui pourraient porter à croire que dans ce contexte, la résidence de l’enfant serait systématiquement fixée chez la mère, au détriment du père.

Selon les chiffres, près de 480 000 enfants mineurs[2] vivraient en résidence alternée (soient 12% des enfants dont les parents sont séparés) et passeraient donc la moitié du temps chez chaque parent. Mais Éliette Abécassis poursuit : « Cette résidence alternée s’inscrit-elle dans l’intérêt supérieur des enfants ou de celui des parents ? »

La tentation de l’ailleurs

Dans le public de cette rencontre particulièrement interactive, la question fait aussi réagir. Une participante rappelle que dans d’autres pays, les taux sont plus élevés qu’en France. Un argument que les députés français portant la proposition de loi du 21 janvier dernier n’ont d’ailleurs pas hésité à rappeler : « En Suède, en Belgique ou encore en Italie, où la résidence alternée est considérée comme la solution prioritaire, les conflits parentaux et les déséquilibres éducatifs ont été significativement réduits » en ajoutant, dans l’exposé des motifs, que « les conséquences négatives de l’absence d’un parent dans la vie quotidienne d’un enfant sont nombreuses et bien documentées ».

Pour Virginie Charles-Meunier, comparaison n’est pas raison. « En Belgique, un tiers des divorces conduisent à une résidence alternée, certes. Mais n’oublions pas que dans ce pays, dans le cadre du divorce je le rappelle, la résidence alternée est le principe de base. Rapporté au nombre d’enfants qui vivent dans des familles dites séparées, le pourcentage doit être très proche de celui de la France ». Ces chiffres n’intègrent donc pas toutes les autres séparations qui ne sont pas des divorces, lesquels incarnent pourtant la plus grande majorité des cas. « Actuellement, il y environ 80 000 divorces par an en France, pour 400 000 demandes auprès des JAF », ajoute-t-elle.

Statistiques vs législations différentes, les comparaisons ont leurs limites. Il semble par ailleurs intéressant de contextualiser ces questionnements à la lumière des dernières données de l’INSEE. Selon les chiffres 2023, 67 % des enfants mineurs vivent dans une famille « traditionnelle » et 30 % avec un seul de leurs parents. L’étude précise aussi que « les enfants des familles ?traditionnelles’ grandissent en général dans un environnement familial plus favorisé que les autres, notamment plus diplômé. À l’inverse, les enfants vivant avec leur mère en famille monoparentale évoluent dans un milieu familial rencontrant plus de difficultés ».

À l’ENM, amphithéâtre Simone-Veil, la rencontre touche à sa fin. Les participantes se saluent et remercient le public, avant qu’Éliette Abécassis ne rejoigne les auditeurs pour une séance-dédicace. Ravis sans doute, que le principe du contradictoire ait arbitré cette soirée avec succès.

Laurène Secondé


[1]Le violentomètre est un outil qui a été conçu en 2018 pour sensibiliser aux violences conjugales. Il « mesure » si la relation amoureuse est basée sur le consentement et comporte ou non des violences.

[2]Chiffres INSEE 2020

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