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Fondation Scelles

Concours de plaidoiries des secrétaires de la conférence

Maison du barreau, 9 mars 2017

La fondation Scelles existe depuis 1994. Aujourd’hui présidée par Yves Charpenel, premier avocat général près la Cour de cassation,
l’association mène des actions destinées à la lutte contre la prostitution. Elle organise, chaque année, le prix de la meilleure plaidoirie
des secrétaires de la conférence. Le sujet imposé au candidat en 2017 était la défense de Sonia, jeune femme marocaine vulnérable
sous la coupe d’un proxénète. Nous reproduisons ici les textes de deux des candidats.

 Ses droits                                               mordu, respiré, pincé. Vous n’imaginez pas
                                                          comme cela brûle, la salive d’un homme
Inspire - Expire - Tu ne vas pas mourir.                  déposée sur la peau. Connaissiez-vous la
   Inspire - Expire - Tu ne vas pas mourir.               couleur de la douleur ? Eh bien Sonia, elle
   Cette nuit encore elle est brutalement                 voyait du rouge quand elle fermait les yeux
tirée du sommeil, pour émerger couverte                   pour essayer d’éteindre ses pensées. Quand
                                                          ils étaient couchés sur elle, et qu’elle fermait les
                                                          yeux aussi fort qu’elle le pouvait, elle le voyait
de sueur, tentant en vain de reprendre son                derrière ses paupières, tout ce rouge.
souffle. Inspire - Expire - Tu ne vas pas mourir.         Elle pense aussi très souvent à lui. Oh oui,
Elle est là, le corps raidi et courbaturé par la          elle pense à lui presque tous les jours. Avec
douleur de se sentir si vivante, si terriblement          ses grands yeux noirs bordés de petites
éveillée, submergée par ces sensations                    rides rassurantes et son sourire immense
énormes, beaucoup trop puissantes pour une                rempli de bienveillance et de bonheur, ses
seule personne, ces sensations que seuls le               gros bras toujours réconfortants et son
vrai bonheur ou le véritable malheur ont le               parfum lourd et enveloppant comme lui. Son
pouvoir de vous donner. Chaque nuit, aussi                rire qui éclaboussait tout sur son passage.
féroces que le souvenir, ses crises d’angoisse            Une tornade de joie. Et sa voix à la gravité
viennent transpercer son repos quand, à                   généreuse de fumeur qui entonnait quand elle
bout d’épuisement, ses yeux abandonnent le                n’allait pas bien « mais c’est facile de trouver
combat contre la pesanteur. Savez-vous, ce                du travail, arrête de t’inquiéter ! » Il avait
que c’est qu’être terrifiée ? Cette sensation de   © JSS  tout son amour, elle lui faisait aveuglément
disparaître dans un néant fait de meurtrissure ses mots, ses pensées, ses émotions ne sont confiance à lui qui l’avait recueillie, nourrie,
et de glace, ce sentiment que vous êtes aspiré plus tournés que vers ces hommes et ce qu’ils logée, rassurée, consolée. Lui, son cousin,
par un dégoût de vous-mêmes si profond lui ont pris. Alors c’est comme s’ils lui avaient Adil, sa seule famille, son monde, son repaire,
que vous vous y noyez. Vous savez que volé cela aussi et qu’il ne lui restait plus rien. son temple, son protecteur, son ami. Lui, qui
vous n’appartenez plus à ce monde parce Elle est un vestige abandonné entre deux a changé de visage quand elle était revenue
que vous êtes déjà de l’autre côté. Vous êtes hommes, deux douches, deux portes claquées. en pleurs le jour où l’homme l’avait « forcée »,
devenus étrangers à cet univers grouillant et Cet être pâle, dont les yeux vides vous aspirent comme elle dit. Elle qui n’avait jamais été nue
désordonné. Étrangers aux rires des autres, comme un puits sans eau, vous le voyez ? devant personne, il l’avait agressée. Et quand
aux rêves des autres, aux joies des autres, C’est elle, Sonia. Sonia, cela fait déjà bien elle l’avait raconté à Adil, il avait changé de
étrangers à l’idée même d’un avenir dans longtemps qu’elle est prisonnière, enfermée visage et ses mots avaient claqué comme une
lequel vous projeter. Tout votre être est pétrifié, dans la plus sombre des prisons : son corps. gifle. « Il a payé il a pris ce qui était à lui tu
englué dans ces instants irréels au cours Son corps comme une écorce trop lourde à t’attendais à quoi ? À ce que je te nourrisse
desquels ils ont passé votre corps dans une porter, ce corps qui ne lui appartient plus. Elle gratuit toute ta vie ? ». Puis il avait utilisé des
machine à broyer. Alors vous n’êtes pas mort, le nourrit à peine, ce corps. Elle le nettoie, du mots horrifiants : « honte, honneur perdu,
mais vous ne vivez pas non plus. Vous êtes bout des doigts, sans y penser. Elle ne le voit qu’elle était souillée, une putain, travailler,
simplement cette ombre passant à travers même plus ou parfois, elle ne voit que lui et rester ici, impossible de rentrer au pays,
les regards des vivants. Elle. Sonia. Elle n’est c’est une torture. Donc elle le dissimule, le plus maintenant qu’elle était salie. Chuuuut, le
pas là. Ce n’est pas Sonia qui est ici, dans possible, pour tenter de le faire disparaître, silence, le secret ».
cette pièce. Ce n’est qu’un reflet de Sonia, un couvert de tissu noir épais, hiver comme été, Ça doit être à ce moment-là qu’elle a
reliquat de Sonia – reste de ce que ses pilleurs pour effacer décolleté, pour effacer fesses, commencé à disparaître. Inspire - Expire - Tu
ont bien voulu lui laisser. Parce que ses mots, pour effacer hanches, pour effacer poitrine, ne vas pas mourir. Ensuite, il y eut ces sous-
ses pensées, ses émotions, ne les intéressaient pour anesthésier la douleur. SON corps qu’elle vêtements qu’il lui a achetés. Des dessous
pas. Alors c’est tout ce qui demeure. Sauf que hait. CE corps qui a été malaxé, touché, tordu, de fille de joie. Et quelle joie. Elle, si pudique

8 Journal Spécial des Sociétés - Samedi 8 avril 2017 – numéro 28
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