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L'OEIL DE L'EXPERT. Le monopole du liquidateur judiciaire : une fin de non-recevoir spécifique au droit des procédures collectives

L'OEIL DE L'EXPERT. Le monopole du liquidateur judiciaire : une fin de non-recevoir spécifique au droit des procédures collectives
Publié le 29/03/2023 à 13:46

Récemment, le monopole d’action du liquidateur judiciaire a fait l’objet d’un contentieux nourri, l’occasion pour les juges de rappeler qu’il constitue une fin de non-recevoir. Un « moyen redoutable, couramment invoqué en pratique », qui rend « irrecevables les demandes formées par un créancier du fait de son défaut de qualité à agir », rappelle Aurélien Gazel, avocat chez Swift Litigation.

La question de la recevabilité des actions en justice est particulièrement importante pour les justiciables et constitue pour les avocats spécialisés en contentieux un sujet central, en perpétuelle évolution.

Ces derniers temps, le monopole d’action du liquidateur judiciaire a fait l’objet d’un contentieux nourri, offrant l’occasion aux juges de rappeler que ce monopole constitue une fin de non-recevoir rendant irrecevables les demandes formées par un créancier du fait de son défaut de qualité à agir.

La fin de non-recevoir, un moyen redoutable

L’article 31 du Code de procédure civile dispose que « l’action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d’une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d’agir aux seules personnes qu’elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé », l’article 32 du même Code précisant que « toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d’agir » est irrecevable.

Il en résulte qu’une partie ne peut agir en justice que si elle a qualité et intérêt à cette fin. Aux termes de l’article 122 du Code de procédure civile, « constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l’adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d’agir, tel le défaut de qualité, le défaut d’intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée1 ».

La fin de non-recevoir est un moyen redoutable, couramment invoqué en pratique, qui n’exige pas la preuve d’un grief et qui a l’avantage lorsqu’il est admis, d’avoir empêché tout effet interruptif de la prescription. L’article 2243 du Code civil dispose en effet que l’interruption de la prescription est non avenue si la demande en justice « est définitivement rejetée », notamment par une fin de non-recevoir.

Cette sanction de l’irrecevabilité se justifie pleinement car la fin de non-recevoir est – comme le rappelle la doctrine – « relative au droit de faire le procès et affecte donc l’action elle-même : plus rigoureusement, la fin de non-recevoir permet de rejeter sans examen au fond une demande ou une défense qui ne remplit pas les conditions de recevabilité exigées par la loi ; elle entraîne le rejet de l’acte processuel soumis au juge, sans examen du bien-fondé de la prétention contenue dans cet acte, dans l’hypothèse où une des conditions posées exigées par la loi pour qu’une personne puisse présenter une demande ou une défense (la qualité ou l’intérêt du demandeur…) fait défaut » (Droit et Pratique de la procédure civile, 10 édition, 2021-2022, Dalloz, n°272-25 Fin de non-recevoir).

Le monopole d’action du liquidateur judiciaire de plus en plus invoqué et retenu

Parmi ces fins de non-recevoir, celle ayant trait au monopole d’action du liquidateur judiciaire est de plus en plus souvent invoquée et retenue par les juges, comme en témoignent de récentes décisions.

Pour rappel, en droit, lorsqu’une société fait l’objet d’une liquidation judiciaire, le liquidateur représente le débiteur, qui se trouve dessaisi, afin de protéger et reconstituer le gage commun.

L'article L. 641-4 du Code de commerce, par renvoi de l’article L. 622-20 du même code, octroie par ailleurs au seul liquidateur la qualité à agir s’agissant des actions relevant de la compétence du mandataire judiciaire, ce compris celles visées par l’article L. 622-20 du Code de commerce qui dispose que « le mandataire judiciaire désigné par le tribunal a seul qualité pour agir au nom et dans l'intérêt collectif des créanciers2 ».

Ce principe a été clairement rappelé par la Cour de cassation dans son arrêt du 3 juin 19973, où elle a jugé que « seul le représentant des créanciers, dont les attributions sont ensuite dévolues au liquidateur, a qualité pour agir au nom et dans l'intérêt collectif des créanciers ; qu'il en résulte qu'un associé ou un créancier ne sont pas recevables à agir au nom des créanciers ».

La doctrine enseigne que « les droits et actions du débiteur concernant son patrimoine sont exercés pendant la liquidation judiciaire par le liquidateur, lequel n’est donc pas seulement un organe de défense de l‘intérêt collectif des créanciers, mais aussi le représentant du débiteur dessaisi » (Droit et Pratique des procédures collectives, 11e édition, 2021-2022, Dalloz, n°362.214 représentation du débiteur au titre du dessaisissement).

Le liquidateur revêt donc tout à la fois la qualité de représentant du débiteur, mais également de tiers vis-à-vis de ce dernier, en tant qu’organe de défense de l’intérêt collectif des créanciers (Com. 23 janvier 2001, n°98-10.974) et se trouve investi à ce titre de la mission de la défense de l’intérêt collectif des créanciers.

Dans une même affaire, la cour d’appel de Paris a eu l’occasion de juger à deux reprises en 2019 et en 2022 que : « Par application conjuguée des articles L. 622-20 et L. 641-4 du code de commerce, dans leur version applicable, seul le mandataire judiciaire a qualité à réclamer au créancier la perte des apports réalisés en qualité d'associé, qui n'est qu'une fraction du préjudice subi par l'ensemble des associés. Le liquidateur ayant le monopole de la défense de l'intérêt collectif des créanciers, c'est à lui qu'il appartient d'engager les actions en responsabilité contre les tiers lorsqu'elles ont pour finalité de réparer le préjudice collectif des créanciers ou une fraction de celui-ci, entendu comme l'ensemble des sommes recouvrées susceptibles d'être distribuées aux créanciers4

Puis, dans un arrêt du 15 juin 20225, qu’« aux termes des articles L. 622-20 et L. 641-4 du Code de commerce dans leur rédaction applicable au litige, le liquidateur judiciaire de la société [X] a seul qualité pour agir au nom et dans l’intérêt collectif de ses créanciers?; par conséquent, le liquidateur est recevable dans ses demandes en remboursement du capital social et du compte courant d’associés, en ce qu’elles ont trait à une fraction du préjudice collectif subi par l’ensemble des créanciers ».

L’action individuelle du créancier recevable seulement en cas de « préjudice propre et distinct »

Le liquidateur judiciaire dispose ainsi du monopole des actions visant à reconstituer l'actif de la société liquidée, ce qui rend irrecevables les créanciers de la liquidation à agir directement à l’encontre des débiteurs de celle-ci pour obtenir la réparation de leur préjudice personnel, dès lors qu’il ne constitue qu’une fraction du préjudice collectif.

Dans cette configuration, l’action individuelle d'un créancier contre un tiers en réparation d'un préjudice n’est recevable qu’à la condition qu’il démontre avoir subi un « préjudice propre et distinct » du préjudice commun des créanciers de la liquidation.

Pour ce faire, il est nécessaire de distinguer entre le préjudice résultant de l’impossibilité pour les créanciers de se faire payer leur créance, lequel ne constitue qu’une fraction du passif collectif dont l’apurement est assuré par le gage commun des créanciers, et les préjudices dont la réparation est étrangère à la reconstitution du gage commun.

La jurisprudence a eu l’occasion récemment de se prononcer au sujet d’une réclamation formulée par l’auteur d’un paiement reprochant à la banque, tenant les comptes du bénéficiaire dudit paiement en liquidation judiciaire, un manquement à son devoir de vigilance. Par arrêt du 14 décembre 2022, la cour d’appel de Paris, pour juger l’action irrecevable, a constaté que « le préjudice que [le créancier] invoque n’est pas d’une autre nature que celui des autres créanciers, il s’agit d’un préjudice inhérent à la procédure collective, qui est le corollaire du dommage causé à la société » et que le demandeur « qui ne vise qu’à se reconstituer le droit de gage des créanciers (…) ne justifie pas d’un préjudice spécial, distinct de celui des autres créanciers, et ne prouve pas se trouver dans une situation qui l’affecte personnellement sans impacter celles des autres créanciers. »

La Cour a poursuivi en retenant qu’« en reprochant [au banquier], avec lequel, il est constant qu’elle n’a aucun lien d’aucune sorte, son absence de vigilance dans la surveillance des opérations de comptes [le demandeur] ne démontre pas le caractère singulier et particulier de sa situation, ni ne caractérise un préjudice propre, spécial et autonome qu’elle serait la seule à subir, sollicite en réalité la réparation de sa fraction personnelle du préjudice subi par l’ensemble des créanciers […]6. »

Les juridictions donnent leur plein effet au monopole d’action du liquidateur judiciaire

Le juge de la mise en état de la 9e chambre – 1re section du tribunal judiciaire de Paris par ordonnance du 25 janvier 2023, a également déclaré irrecevables en leurs actions pour défaut de qualité à agir des investisseurs qui prétendaient rechercher la responsabilité de banques en leur qualité de teneur de compte de la société dans laquelle ils avaient investi et qui était tombée en liquidation judiciaire, après avoir relevé que « les agissements reprochés aux banques, à les supposer fautifs, ont donc causé un préjudice à tous les créanciers de la société et non aux seuls investisseurs » et que « si la perte de leurs investissements constitue un préjudice personnel, elle n’est toutefois qu’une fraction du préjudice collectif subi par l’ensemble des créanciers et qui résulteraient des manquements alléguées des banques », pour conclure que « l’action en réparation d’un tel préjudice collectif relève de la seule action du liquidateur7 ».

Encore plus récemment, dans une affaire où le demandeur qui s’était porté caution d’une société X avait, postérieurement au jugement d’ouverture de la procédure collective de cette société, engagé une action en responsabilité délictuelle à l’encontre de sa gérante compte tenu des fautes commises en cette qualité, qui avaient conduit à la mise en jeu de la caution, la cour d’appel de Paris a jugé que « l’ouverture de cette procédure collective a pour conséquence qu’en application des dispositions des articles L.622-20 et L. 641-4 du Code de commerce le liquidateur judiciaire a seul qualité pour agir au nom et dans l’intérêt collectif des créanciers et que ces derniers ne peuvent agir individuellement contre le débiteur, ni contre les tiers sauf à rapporter la preuve d’un préjudice personnel et distinct, preuve qui n’est pas rapportée en l’espèce8 ».

À l’inverse, la cour d’appel d’Angers, dans un arrêt du 21 février 2023, après avoir rappelé le principe selon lequel « il résulte des dispositions des articles L. 622-20 et L. 641-4 du Code de commerce que seul le représentant des créanciers a qualité pour agir pour demander réparation du préjudice collectivement subi par les créanciers du fait de la procédure collective, et ce préjudice collectif ne peut donner lieu à une action individuelle d’un créancier » et qu’« un créancier ne peut agir que s’il justifie d’un préjudice personnel distinct de celui des autres créanciers », a admis dans cette espèce la recevabilité de l’action engagée par la demanderesse. Cette dernière « invoquait un manquement de la société X à ses obligations d’information et de conseil pour l’avoir incitée à investir dans un montage financier inadapté à sa situation, en omettant de l’informer sur les caractéristiques exactes de son engagement et sans lui signaler l’existence de risques pour le capital investi comme pour le versement des revenus garantis ». La Cour a relevé que son préjudice « résultant de la perte de chance de ne pas avoir investi dans les sociétés en participation au regard d’un engagement garanti par la société Y est un préjudice distinct de celui de la société Y, de la perte de valeur des actions de cette société, et de celui des créanciers de cette société, et que les fautes invoquées à l’encontre de la société X n’ont pas contribué à la procédure collective de la société Y » de sorte que le préjudice de la demanderesse était « donc distinct du préjudice collectif des créanciers9 ».

Il semble donc qu’un demandeur ne sera recevable à agir – en présence d’un liquidateur judiciaire – que s’il est capable de démontrer que son action vise une situation singulière et particulière, qu’elle concerne la réparation d’un préjudice individuel propre, spécial et autonome, fondé sur un intérêt distinct de celui des autres créanciers. À l’inverse, si le préjudice dont il demande réparation est sa fraction personnelle du préjudice subi par l’ensemble des créanciers et donc subi indistinctement et collectivement par tous les créanciers de la société en liquidation judiciaire, il sera irrecevable à agir, ce qui signifie que la voie est particulièrement étroite.

Il résulte de ce panorama que les juridictions donnent son plein effet au monopole d’action du liquidateur judiciaire et que les créanciers qui tenteraient de le court-circuiter seront déclarés irrecevables en leur action pour défaut de qualité à agir, sauf à justifier d’un préjudice propre et distinct, lequel s’apprécie strictement. Cette jurisprudence mérite d’être approuvée dès lors qu’elle correspond à la volonté expresse du législateur et qu’elle permet d’assurer l’« égalité des créanciers » qui constitue un principe fondamental des procédures collectives.


1) Cette liste n’est toutefois pas limitative, les fins de non-recevoir pouvant également être de sources contractuelle ou jurisprudentielle (par exemple l’estoppel).

2) Il convient de noter que les contrôleurs disposent d’une faculté d’action en cas de carence du liquidateur en application de l’article L622-20 alinéa 1er du Code de commerce.

3) Com. 3 juin 1997, n°95-15681.

4) CA Paris, Pole 5 chambre 4, 10 avril 2019, n°17/14169.

5) CA Paris, pole 5 chambre 4, 15 juin 2022, n° 21/09853, rendu après cassation de l’arrêt précédent pour un autre motif (Com., 12 mai 2021, n°19-17.701).

6) CA Paris, 14 décembre 2022, Pôle 5 chambre 6, n°21/01127.

7) Ordonnance du JME du TJ Paris, 9e chambre, 1re section, 25 janvier 2023, RG°21/09196.

8) CA Paris, Pôle 5 chambre 9, 23 février 2023, n° 21/12599.

9) CA Angers, ch. A Commerciale, 21 février 2023, n° 19/02477.

 


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