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L’œuvre d’art dans l’espace public et commande publique

L’œuvre d’art dans l’espace public et commande publique
Publié le 12/01/2021 à 14:28


L’installation d’œuvres d’art dans l’espace public est, dans l’immense majorité des cas, le fait de l’initiative des personnes publiques gestionnaires de cet espace. S’agissant de l’acquisition de prestations – de travaux ou de fournitures, selon la nature de l’œuvre – la question de l’application du droit de la commande publique se pose immédiatement, alors même qu’il est plutôt contre-intuitif d’assimiler des œuvres d’art à des travaux ou à des fournitures et d’en soumettre la réalisation ou l’acquisition à des procédures formalisées. En effet, le choix d’une œuvre ou d’un artiste est fortement empreint d’intuitu personae, concept difficilement compatible avec le droit de la commande publique.

C’est la raison pour laquelle l’acquisition ou la réalisation d’œuvres d’art pour les personnes publiques, si elles sont bien dans le champ du droit de la commande publique, sont néanmoins soumises à des règles offrant à l’acheteur public une grande liberté de choix (I).

Au-delà de l’encadrement de la passation du contrat avec l’artiste, le droit de la commande publique s’impose également dans l’exécution de ce contrat ; il doit alors être articulé avec les autres corps de règles applicables aux œuvres d’art et, en particulier, avec le droit de la propriété intellectuelle (II).

 

 

Le choix de l’artiste et de l’œuvre

Le Code de la commande publique (CCP) contient deux séries de dispositions susceptibles de s’appliquer à l’acquisition d’œuvres d’art destinées à être installées dans l’espace public : les marchés négociés conclus sans publicité ni mise en concurrence préalables et les marchés négociés avec le lauréat d’un concours.

En premier lieu, le 1° de l’article R. 2122-3 du CCP prévoit que peuvent être conclus sans publicité ni mise en concurrence, les marchés qui ont « pour objet la création ou l’acquisition d’une œuvre d’art ou d’une performance artistique unique », l’unicité de l’œuvre étant une condition essentielle au recours à ce dispositif. S’agissant de la notion d’« œuvre d’art », elle n’est pas définie par le Code de la commande publique, mais on peut notamment se référer à la définition posée par l’article 98 A de l’annexe 3 au Code général des impôts (pour une illustration, voir le rapport de la Chambre régionale des comptes de la région Pays-de-la-Loire du 3 avril 2018 sur les comptes et la gestion de l’association Fontevraud - Centre culturel de l’Ouest).

On notera qu’en visant à la fois la création et l’acquisition d’une œuvre d’art, ces dispositions n’attachent plus d’importance à la notion d’œuvre d’art existante comme c’était le cas avant la réforme du droit de la commande publique en 2016, de sorte que même une œuvre à créer peut faire l’objet d’un marché négocié.

Le 3° du même texte exonère également de toute procédure préalable les marchés en raison de « l’existence de droits d’exclusivité, notamment de droits de propriété intellectuelle ».

De telles dispositions, qui dérogent aux obligations de publicité et de mise en concurrence, doivent en principe faire l’objet d’une interprétation stricte, de sorte qu’il était jugé, sous l’empire des textes antérieurs à la réforme du droit de la commande publique, qu’il appartenait à l’acheteur public de démontrer qu’il existe des raisons techniques, artistiques ou juridiques objectives à ce qu’un seul opérateur soit effectivement en situation de répondre à son besoin (V. par exemple CE 8 déc. 1995, n° 168253, Préfet du département de la Haute-Corse : Rec. CE 1996, p. 435 ; D. 1996, p. 557, note V. Haïm ; D. 1996, p. 318, obs. P. Terneyre ; RDI 1996, p. 206, obs. F. Llorens et P. Terneyre). Si la Direction des affaires juridiques du ministère de l’Economie et des Finances estime que cette exigence demeure, depuis la réforme

(V. Fiche pratique « Les marchés publics négociés sans publicité ni mise en concurrence préalable », DAJ de Bercy : https://www.economie.gouv.fr/daj/marches-publics-negocies-sans-publicite-ni-mise-en-concurrence-2016), une telle position est critiquable, car la directive 2014/24/UE du Parlement et Conseil du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics (JOUE L 94, 28 mars 2014, p. 65) précise elle-même que le recours à une procédure négociée sans publication préalable d’un avis de marché est possible dans « le cas des œuvres d’art, pour lesquelles l’identité de l’artiste détermine en soi le caractère unique et la valeur de l’œuvre d’art ». Les textes issus de la réforme du droit de la commande publique offrent donc aux acheteurs publics davantage de latitude que les précédents : lorsque le choix de l’acheteur s’est posé sur un artiste en particulier et donc sur l’originalité d’une œuvre unique, il ne peut exister aucune solution alternative possible.

À l’inverse, en revanche, lorsque l’identité de l’artiste n’est pas prédéfinie et n’est pas déterminante dans le choix de l’œuvre (de sorte que le critère de l’unicité de celle-ci fait défaut), alors l’acheteur public sera tenu de mettre en œuvre une procédure de publicité et mise en concurrence. À cet égard, on rappellera que la méconnaissance des obligations de publicité et de mise en concurrence constitue un délit de favoritisme sanctionné par l’article 432-14 du Code pénal et induit son recel pour le bénéficiaire du marché illégalement conclu (art. 321-1 du Code pénal).

En second lieu, s’agissant des marchés publics négociés avec le lauréat d’un concours, l’article R. 2122-6 du CCP dispose que « l’acheteur peut passer un marché de services sans publicité ni mise en concurrence préalables avec le lauréat ou l’un des lauréats d’un concours ». Cette disposition, en tant qu’elle ne vise que la passation des marchés de services, ne peut être utilisée pour l’acquisition d’œuvres d’art en tant que telles, mais peut en revanche être utilement employée pour l’acquisition de prestations intellectuelles comme par exemple la conception d’un espace public dont une œuvre d’art serait une composante (puisque le concours, défini par l’article L. 2125-1 du CCP, a pour objet le choix d’un « plan » ou d’un « projet »). Il pourrait par exemple s’agir de dessiner les plans d’une place publique ou d’un jardin public dans lequel se trouveraient diverses œuvres. Une fois désigné le lauréat du concours, un marché négocié pourrait être conclu avec lui, sans mise en concurrence.

 

L’exécution du contrat et la vie de l’œuvre

Indépendamment des problématiques liées à l’application d’autres législations, l’installation d’œuvres d’art dans l’espace public dans le cadre d’un contrat de la commande publique requiert d’articuler les règles s’imposant aux personnes publiques – notamment en application du droit de la commande publique – avec celles qui protègent les artistes et leurs œuvres, tant au stade de la rédaction du marché que durant la vie de l’œuvre d’art.

Au stade de la rédaction du marché, il convient évidemment de fixer les modalités et conditions de réalisation de l’œuvre et de son installation, ainsi que les modalités de rémunération de l’artiste. Mais le contrat devra aussi intégrer les problématiques propres à l’application du droit de la propriété intellectuelle. Ainsi, en particulier, le marché devra prévoir, en application de l’article L. 122-7 du Code de la propriété intellectuelle (CPI), la cession des droits patrimoniaux de l’auteur sur l’œuvre, à savoir le droit de représentation et le droit de reproduction (M. Huet, Comment les personnes publiques peuvent-elles maîtriser les œuvres de l’esprit ? : Contrats publics, n° 74, févr. 2008, p. 92). Sur ce point, le Cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de prestations intellectuelles (CCAG PI) approuvé par un arrêté du 16 septembre 2009 (arrêté du 16 septembre 2009 portant approbation du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de prestations intellectuelles, NOR : ECEM0912503A, JO du 16 octobre 2009) organise, en son article 25, les modalités de cession, par le titulaire du marché (i.e. ici l’auteur de l’œuvre d’art), des droits patrimoniaux de propriété littéraire et artistique au bénéfice de l’acheteur public.

Durant la vie de l’œuvre, il conviendra en particulier de prendre en considération le droit moral de l’artiste sur son œuvre et la problématique de l’entretien de l’œuvre – qui est particulièrement importante s’agissant d’une œuvre installée dans l’espace public, qui subit nécessairement davantage de dégradations (pour davantage de développements sur ces thèmes, voir B. Cohen, « Le respect des droits de l’artiste en cas de déplacement ou modification de son œuvre » (p.6) et C. Lapôtre, « La charge de l’entretien des œuvres d’art dans l’espace public » (p.11), dans le présent numéro spécial).

S’agissant du droit moral de l’artiste, on rappellera que l’article L. 111-3 du CPI prévoit que la propriété incorporelle dont jouit ce dernier (définie à l’article L. 111-1 du CPI) « est indépendante de la propriété de l’objet matériel », de sorte que l’acquéreur de l’œuvre « n’est investi, du fait de cette acquisition, d’aucun des droits prévus par le présent code ». En outre, l’article L. 121-1 du CPI dispose que « l’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre. Ce droit est attaché à sa personne. Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible. Il est transmissible à cause de mort aux héritiers de l’auteur ».

Il en résulte, pour lacheteur publicqui ne peut donc pas acquérir les droits moraux nonobstant lacquisition des droits patrimoniaux, qu’il ne peut altérer ou modifier l’œuvre sans l’autorisation de l’artiste (sur les principes, voir not. CE sect., 3 avr. 1936, Sudre, Rec. CE 1936, p. 452 ; D. 1936, p. 3, ibid p. 57, concl. Josse et note Waline et CE 14 juin 1999, n° 181023, Conseil de fabrique de la cathédrale de Strasbourg : Rec. CE 1999, p. 199 ; JCP G 1999 II 10209, concl. Combrexelle – V. aussi, à propos d’un bas-relief posé sur une place publique : CAA Bordeaux, 27 déc. 1990, n° 89BX01321, M. Manolo Valiente – V. enfin, à propos dune sculpture et peinture murale : TA Melun, 30 juin 2011, n° 0803767). Pour des œuvres d’art installées dans l’espace public, il sera ainsi utile de prévoir une durée minimale d’exposition mais aussi la possibilité de déplacer, de modifier voire de détruire l’œuvre. En effet, si l’acheteur public ayant acquis une œuvre d’art en vue de son exposition est en principe tenu de l’exposer, sauf si des impératifs propres au service public s’y opposent (V. TA Châlons-en-Champagne, 18 juin 2002, no 99-1780, M. Lapie c/Ville de Reims, AJDA 2002, p. 971, concl. O. Nizet), il doit aussi avoir la possibilité de la déplacer, voire de la démolir, au bout d’un certain temps, dans l’intérêt notamment de la bonne gestion de l’espace public, sans que l’artiste ne puisse s’y opposer, l’artiste ne pouvant « prétendre imposer au maître de l’ouvrage une intangibilité absolue de son œuvre ou de l’édifice qui l’accueille » (CE 14 juin 1999, précité – V. à propos de la démolition d’une sculpture à l’occasion du réaménagement d’une place publique, TA Bordeaux, 5 oct. 2010, n° 0900534).

La question de l’entretien de l’œuvre soulève trois enjeux. D’abord, il s’agit d’une obligation pour l’acheteur public, non seulement parce que, de façon générale, il lui appartient d’entretenir son domaine public, mais aussi parce que le fait de laisser l’œuvre d’art se dégrader constitue en soi une atteinte aux droits moraux de l’auteur. Il a ainsi été jugé que « lorsqu’une personne publique acquiert une œuvre de l’esprit au sens des dispositions précitées, elle accepte en payant le prix sans émettre aucune réserve l’œuvre comme étant conforme à sa commande, et a l’obligation de l’entretenir dans son état initial sauf impossibilité technique ou motif d’intérêt général » (CAA Lyon, 20 juill. 2006, n° 02LY02163, Rec. CE 2006, T. p. 742 ; Dr. adm. 2006, comm. 159 ; AJDA 2006, p. 2143). Ensuite, l’entretien par la personne publique peut aussi s’imposer à l’artiste, quand bien même cet entretien pourrait modifier l’œuvre, notamment lorsque les modifications « sont rendues strictement indispensables par des impératifs esthétiques, techniques ou de sécurité publique » (CE 14 juin 1999, précité – CAA Lyon 20 juill. 2006, n° 02LY02163). Il est à cet égard conseillé de fixer, dans le marché, les modalités de réalisation des travaux d’entretien, afin d’éviter tout débat sur ce point avec l’artiste. Enfin, les opérations d’entretien seront elles-mêmes soumises au droit de la commande publique – parce qu’elles donneront lieu à la conclusion soit d’un marché de services, soit d’un marché de travaux –, de sorte que le choix du prestataire devra en principe être soumis à une procédure de publicité et de mise en concurrence (sauf, notamment dans le cas d’une restauration, à démontrer que seul l’artiste est en mesure de réaliser ces opérations, auquel cas les dispositions du 3° de l’article R. 2122-3 du CCP pourraient trouver à s’appliquer).

On voit à la lecture de tout ce qui précède que l’installation d’œuvres d’art dans l’espace public ne s’assimile pas à un achat public classique, tant le droit de la commande publique doit s’articuler avec la légitime protection des œuvres et de leurs auteurs. Comme le soulignait le célèbre commissaire du gouvernement Josse en 1936, « la collectivité n’est en quelque sorte, que la gardienne de l’œuvre d’art dans l’intérêt général » (concl. sur CE sect., 3 avr. 1936, Sudre, précité), ce qui emporte des obligations particulières pour l’acheteur public.

 

Philippe S. Hansen,

Avocat à la Cour - UGGC Avocats

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