L’installation d’œuvres d’art dans l’espace public est, dans l’immense
majorité des cas, le fait de l’initiative des personnes publiques gestionnaires
de cet espace. S’agissant de l’acquisition de prestations – de travaux ou de
fournitures, selon la nature de l’œuvre – la question de l’application du droit
de la commande publique se pose immédiatement, alors même qu’il est plutôt
contre-intuitif d’assimiler des œuvres d’art à des travaux ou à des fournitures
et d’en soumettre la réalisation ou l’acquisition à des procédures formalisées.
En effet, le choix d’une œuvre ou d’un artiste est fortement empreint d’intuitu
personae, concept difficilement compatible avec le droit de la
commande publique.
C’est la raison pour laquelle l’acquisition ou la réalisation d’œuvres
d’art pour les personnes publiques, si elles sont bien dans le champ du droit
de la commande publique, sont néanmoins soumises à des règles offrant à
l’acheteur public une grande liberté de choix (I).
Au-delà de l’encadrement de la passation du contrat avec l’artiste, le
droit de la commande publique s’impose également dans l’exécution de ce contrat ; il doit alors être articulé avec les autres corps de
règles applicables aux œuvres d’art et, en particulier, avec le droit de la
propriété intellectuelle (II).
Le choix de l’artiste et de
l’œuvre
Le Code de la commande publique (CCP) contient deux séries de dispositions
susceptibles de s’appliquer à l’acquisition d’œuvres d’art destinées à être
installées dans l’espace public : les marchés négociés conclus sans
publicité ni mise en concurrence préalables et les marchés négociés avec le
lauréat d’un concours.
En premier lieu, le 1° de l’article R. 2122-3 du CCP prévoit que peuvent être conclus sans publicité
ni mise en concurrence, les marchés qui ont « pour objet la création ou
l’acquisition d’une œuvre d’art ou d’une performance artistique unique »,
l’unicité de l’œuvre étant une condition essentielle au recours à ce
dispositif. S’agissant de la notion d’« œuvre d’art », elle n’est pas définie
par le Code de la commande publique, mais on peut notamment se référer à la
définition posée par l’article 98 A de l’annexe 3 au Code général des impôts
(pour une illustration, voir le rapport de la Chambre régionale des comptes de
la région Pays-de-la-Loire du 3 avril 2018 sur les comptes et la gestion de
l’association Fontevraud - Centre culturel de l’Ouest).
On notera qu’en visant à la fois la création et l’acquisition d’une œuvre
d’art, ces dispositions n’attachent plus d’importance à la notion d’œuvre d’art
existante comme c’était le cas avant la réforme du droit de la commande
publique en 2016, de sorte que même une œuvre à créer peut faire l’objet d’un
marché négocié.
Le 3° du même texte exonère également de toute procédure préalable les marchés en raison
de « l’existence de droits d’exclusivité,
notamment de droits de propriété intellectuelle ».
De telles dispositions, qui dérogent aux obligations de
publicité et de mise en concurrence, doivent en principe
faire l’objet d’une interprétation stricte, de sorte qu’il était jugé, sous l’empire des textes antérieurs à la réforme du droit de
la commande publique, qu’il appartenait à l’acheteur
public de démontrer qu’il existe des raisons techniques, artistiques ou
juridiques objectives à ce qu’un seul opérateur soit effectivement en situation
de répondre à son besoin (V. par exemple CE 8 déc. 1995, n° 168253, Préfet du département de
la Haute-Corse : Rec. CE 1996, p. 435 ; D. 1996, p. 557, note V. Haïm ; D.
1996, p. 318, obs. P. Terneyre ; RDI 1996, p. 206, obs. F. Llorens et P.
Terneyre). Si la Direction des affaires juridiques du ministère de l’Economie
et des Finances estime que cette exigence demeure, depuis la réforme
(V. Fiche pratique « Les marchés publics négociés sans
publicité ni mise en concurrence
préalable », DAJ de Bercy :
https://www.economie.gouv.fr/daj/marches-publics-negocies-sans-publicite-ni-mise-en-concurrence-2016),
une telle position est critiquable, car la directive 2014/24/UE du Parlement et
Conseil du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics (JOUE L 94,
28 mars 2014, p. 65) précise elle-même que le recours à une procédure
négociée sans publication préalable d’un avis de marché est possible dans « le cas des œuvres d’art,
pour lesquelles l’identité de l’artiste détermine en soi le caractère unique et
la valeur de l’œuvre d’art ». Les textes issus de la réforme du droit de la
commande publique offrent donc aux acheteurs publics davantage de latitude que
les précédents : lorsque le choix de l’acheteur s’est posé sur un artiste en
particulier et donc sur l’originalité d’une œuvre unique, il ne peut exister aucune solution alternative possible.
À l’inverse, en revanche, lorsque l’identité de l’artiste
n’est pas prédéfinie et n’est pas déterminante dans le choix de l’œuvre (de sorte que le critère de l’unicité de celle-ci fait défaut), alors l’acheteur public
sera tenu de mettre en œuvre une procédure de publicité et mise en concurrence.
À cet égard, on rappellera que la méconnaissance des
obligations de publicité et de mise en concurrence constitue un délit de
favoritisme sanctionné par l’article 432-14 du Code pénal et induit son recel
pour le bénéficiaire du marché illégalement
conclu (art. 321-1 du Code pénal).
En second lieu, s’agissant des marchés publics négociés
avec le lauréat d’un concours, l’article R. 2122-6 du CCP dispose que « l’acheteur peut passer un marché de services
sans publicité ni mise en concurrence préalables avec le lauréat ou l’un des
lauréats d’un concours ». Cette disposition, en tant qu’elle ne vise que la
passation des marchés de services, ne peut être utilisée pour l’acquisition
d’œuvres d’art en tant que telles, mais peut en revanche être utilement
employée pour l’acquisition de prestations intellectuelles comme par exemple la conception d’un espace public dont une
œuvre d’art serait une composante
(puisque le concours, défini par l’article L. 2125-1 du CCP, a pour objet le
choix d’un « plan » ou d’un « projet »). Il pourrait par exemple s’agir de
dessiner les plans d’une place publique ou d’un jardin public dans lequel se
trouveraient diverses œuvres. Une fois désigné le
lauréat du concours, un marché négocié pourrait être conclu avec lui, sans mise
en concurrence.
L’exécution du contrat et la vie
de l’œuvre
Indépendamment des problématiques liées à l’application d’autres
législations, l’installation d’œuvres d’art dans
l’espace public dans le cadre d’un contrat de la commande publique requiert
d’articuler les règles s’imposant aux personnes publiques – notamment en
application du droit de la commande publique – avec celles qui protègent les
artistes et leurs œuvres, tant au stade de la rédaction du marché que durant la
vie de l’œuvre d’art.
Au stade de la rédaction du marché, il convient évidemment de fixer les
modalités et conditions de réalisation de l’œuvre et de son installation, ainsi
que les modalités de rémunération de l’artiste. Mais le contrat devra aussi
intégrer les problématiques propres à l’application du droit de la propriété intellectuelle.
Ainsi, en particulier, le marché devra prévoir, en application de l’article
L. 122-7 du Code de la propriété intellectuelle (CPI), la cession des
droits patrimoniaux de l’auteur sur l’œuvre, à savoir le droit de
représentation et le droit de reproduction (M. Huet, Comment les
personnes publiques peuvent-elles maîtriser les œuvres de l’esprit ? : Contrats
publics, n° 74, févr. 2008, p. 92). Sur ce point, le Cahier des
clauses administratives
générales applicables aux marchés publics de prestations intellectuelles (CCAG PI) approuvé par un arrêté du 16 septembre 2009 (arrêté
du 16 septembre 2009 portant approbation du cahier des clauses
administratives générales applicables aux marchés publics de prestations
intellectuelles, NOR : ECEM0912503A, JO du 16 octobre 2009) organise, en
son article 25, les modalités de cession, par le titulaire du marché (i.e. ici
l’auteur de l’œuvre d’art), des droits patrimoniaux de propriété littéraire et
artistique au bénéfice de l’acheteur public.
Durant la vie de l’œuvre, il conviendra en particulier de prendre en
considération le droit moral de l’artiste sur son œuvre et la problématique de
l’entretien de l’œuvre – qui est particulièrement importante s’agissant d’une
œuvre installée dans l’espace public, qui subit nécessairement davantage de
dégradations (pour davantage de développements sur ces thèmes, voir B. Cohen,
« Le respect des droits de l’artiste en cas de déplacement ou
modification de son œuvre » (p.6) et C. Lapôtre, « La charge
de l’entretien des œuvres d’art dans l’espace public » (p.11), dans le
présent numéro spécial).
S’agissant du droit moral de l’artiste, on rappellera que l’article
L. 111-3 du CPI prévoit que la propriété incorporelle dont jouit ce dernier (définie à
l’article L. 111-1 du CPI) « est indépendante de la propriété de l’objet
matériel », de sorte que l’acquéreur de l’œuvre « n’est investi, du fait de
cette acquisition, d’aucun des droits prévus par le présent code ». En outre,
l’article L. 121-1 du CPI dispose que « l’auteur jouit du droit au respect de
son nom, de sa qualité et de son œuvre. Ce droit est attaché à sa personne. Il
est perpétuel, inaliénable et imprescriptible. Il est transmissible à cause de
mort aux héritiers de l’auteur ».
Il en résulte, pour l’acheteur public – qui ne peut donc pas acquérir
les droits moraux nonobstant l’acquisition des droits
patrimoniaux –, qu’il ne peut altérer ou modifier l’œuvre sans l’autorisation
de l’artiste (sur les principes, voir not. CE sect., 3 avr. 1936, Sudre,
Rec. CE 1936, p. 452 ; D. 1936, p. 3, ibid p. 57,
concl. Josse et note Waline et CE 14 juin 1999, n° 181023, Conseil de
fabrique de la cathédrale de Strasbourg : Rec. CE 1999, p. 199 ;
JCP G 1999 II 10209, concl. Combrexelle – V. aussi, à propos d’un bas-relief
posé sur une place publique : CAA Bordeaux, 27 déc. 1990, n° 89BX01321,
M. Manolo Valiente – V. enfin, à propos
d’une sculpture et peinture murale : TA Melun, 30 juin 2011, n° 0803767). Pour
des œuvres d’art installées dans l’espace public, il sera ainsi utile de
prévoir une durée minimale d’exposition mais aussi la possibilité de déplacer,
de modifier voire de détruire l’œuvre. En effet, si l’acheteur public ayant acquis une œuvre
d’art en vue de son exposition est en principe tenu de l’exposer, sauf si des
impératifs propres au service public s’y opposent (V. TA Châlons-en-Champagne,
18 juin 2002, no 99-1780, M. Lapie c/Ville de Reims, AJDA 2002, p. 971, concl.
O. Nizet), il doit aussi avoir la possibilité de la déplacer, voire de la
démolir, au bout d’un certain temps, dans l’intérêt
notamment de la bonne gestion de l’espace public, sans que l’artiste ne puisse
s’y opposer, l’artiste ne pouvant « prétendre imposer au maître de
l’ouvrage une intangibilité absolue de son œuvre ou de l’édifice qui l’accueille » (CE 14 juin 1999, précité – V. à propos de la
démolition d’une sculpture à l’occasion du réaménagement d’une place publique,
TA Bordeaux, 5 oct. 2010, n° 0900534).
La question de l’entretien de l’œuvre soulève trois enjeux. D’abord, il
s’agit d’une obligation pour l’acheteur public, non seulement parce que, de
façon générale, il lui appartient d’entretenir son domaine public, mais aussi
parce que le fait de laisser l’œuvre d’art se dégrader constitue en soi une
atteinte aux droits moraux de l’auteur. Il a ainsi été jugé que « lorsqu’une
personne publique acquiert une œuvre de l’esprit au sens des dispositions
précitées, elle accepte en payant le prix sans émettre aucune réserve l’œuvre
comme étant conforme à sa commande, et a l’obligation de l’entretenir dans son
état initial sauf impossibilité technique ou motif d’intérêt général » (CAA Lyon, 20 juill. 2006, n° 02LY02163, Rec. CE
2006, T. p. 742 ; Dr.
adm. 2006, comm. 159 ; AJDA 2006, p. 2143). Ensuite,
l’entretien par la personne publique peut aussi s’imposer à l’artiste, quand
bien même cet entretien pourrait modifier l’œuvre, notamment lorsque les
modifications « sont rendues strictement
indispensables par des impératifs esthétiques, techniques ou de sécurité publique » (CE 14 juin 1999,
précité – CAA Lyon 20 juill. 2006, n° 02LY02163). Il est à cet égard conseillé de fixer, dans le
marché, les modalités de réalisation des travaux d’entretien, afin d’éviter
tout débat sur ce point avec l’artiste. Enfin, les opérations d’entretien
seront elles-mêmes soumises au droit de la commande publique – parce qu’elles
donneront lieu à la conclusion soit d’un marché de services, soit d’un marché
de travaux –, de sorte que le choix du prestataire devra en principe être
soumis à une procédure de publicité et de mise en concurrence (sauf, notamment
dans le cas d’une restauration, à démontrer que seul l’artiste est en mesure de
réaliser ces opérations, auquel cas les dispositions du 3° de l’article
R. 2122-3 du CCP pourraient trouver à s’appliquer).
On voit à la lecture de tout ce qui précède que l’installation d’œuvres
d’art dans l’espace public ne s’assimile pas à un achat public classique, tant
le droit de la commande publique doit s’articuler avec la légitime protection
des œuvres et de leurs auteurs. Comme le soulignait le célèbre commissaire du gouvernement Josse en 1936, « la collectivité n’est en quelque sorte, que
la gardienne de l’œuvre d’art dans l’intérêt général » (concl. sur CE
sect., 3 avr. 1936, Sudre, précité), ce qui
emporte des obligations particulières pour l’acheteur public.
Philippe S. Hansen,
Avocat à la Cour - UGGC Avocats