L’actualité législative et réglementaire en faveur de la lutte pour la
préservation de la biodiversité et la limitation de l’artificialisation des
sols est particulièrement riche et abondante.
Si elle peine encore à traduire en
droit le degré d’urgence qui s’attache à cette nécessité impérieuse de
préservation, malheureusement encore assez mal appréhendée, le juge
administratif quant à lui n’attend pas, ou de moins en moins.
Ainsi apparaît-il, au fil des décisions rendues, de plus
en plus « concerné » par la problématique de la biodiversité. Il a désormais fait
sienne l’appréhension de la séquence « Eviter, Réduire, Compenser » (ERC),
source d’une abondante jurisprudence sans cesse évolutive. Au plus haut niveau de protection se trouve bien
entendu la délivrance des dérogations dites « espèces protégées ».
C’est là, sans aucun doute, que son contrôle se révèle être le plus strict et
le plus exigeant.
Ce degré d’exigence se répercute alors sur la qualité attendue des
dossiers de demande de dérogation à fournir, lesquels sont aussi, sur demande
en premier lieu des services de l’État territorialement compétents, de plus en
plus nombreux.
Confrontés à ces contraintes nouvelles, les différents professionnels du
secteur doivent rapidement s’adapter. L’exercice s’avère particulièrement délicat lorsqu’il
est question d’opérations complexes, souvent initiées de longue date, et qu’il faut
parfois réinterroger en totalité. Il se renouvelle à chaque phase d’avancement,
exigeant l’appréhension, qui plus est très fine, d’une réglementation sans
cesse changeante, et de critères jurisprudentiels de plus en plus rigoureux.
La difficulté apparaît d’autant plus sensible pour les constructeurs et
aménageurs, à qui il revient de justifier, souvent seuls, des deux premières
conditions posées pour l’octroi de leur demande de dérogation, tandis que le
bureau d’études se charge généralement de la troisième, purement technique.
Pour rappel, ces trois conditions, cumulatives et hiérarchisées, posées
par l’article L.411-2 du Code de l’environnement
sont les suivantes :
• La
justification de la dérogation dans "intérêt de la santé et de la sécurité publiques ou pour d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de
nature sociale ou économique, et (pour) des motifs qui comporteraient des
conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement" ;
• L’absence d’autre
solution satisfaisante ;
• L’absence
d’atteinte portée au maintien, dans un état de conservation favorable, des
populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle.
Nous avons souhaité revenir plus en détail sur les deux premières, qui
relèvent de la raison d’être du projet et de sa genèse, et tenter ainsi
d’expliciter quelque peu ce que, selon nous, le juge administratif en attend.
Sur
la justification du projet par une raison impérative d’intérêt public majeur
(RIIPM)
La
justification d’un projet par une RIIPM est la condition première d’obtention
d’une dérogation. Ça n’est que si une telle RIIPM est caractérisée que le juge s’interrogera
sur les deux autres (CE, 24 juil. 2019, n° 414353). Elle revêt ainsi une importance cruciale.
Dans ce
contexte, pour bien saisir l’enjeu de la démonstration à présenter dans la
demande de dérogation, il faut rappeler que le principe en matière d’espèces
protégées est l’interdiction stricte d’y porter atteinte, directement ou
indirectement, en affectant leur habitat (article L. 411-1 du Code de l’environnement). La RIIPM doit ainsi être suffisamment forte
pour être mise en balance avec les intérêts attachés à la protection des
espèces en cause. Il doit être démontré que le projet revêt un intérêt public
qui doit être majeur.
L’existence
d’une RIIPM relève toutefois d’une approche essentiellement factuelle dont il
est délicat de dégager des lignes de force dans la jurisprudence. Ainsi par
exemple, le fait qu’un projet ait été déclaré d’utilité publique est un indice
mais ne suffit pas à lui seul à établir sa justification par une RIIPM (voir
notamment : CAA Bordeaux, 10 déc. 2019, n° 19BX02327, 19BX02367, 19BX02369, 19BX02378, 19BX02421,
19BX02422, 19BX02423, 19BX02424).
Le fait qu’un
projet s’inscrive sur du long terme apparaît également avoir son importance
pour caractériser l’existence d’une RIIPM (voir notamment les conclusions de S. Hoynck dans l’affaire CE, 24 juil. 2019, n° 414353), et le Conseil d’État a pu prendre en compte le fait qu’un projet
s’inscrive dans un « projet urbain » (voir notamment CE, 24 juil. 2019, n° 414353 et
CE, 3 juil. 2020, n° 430585).
À ce
titre, l’objectif poursuivi au-delà du projet est pris en compte. Ainsi par
exemple, le juge administratif peut retenir l’existence d’une RIIPM lorsqu’il
est établi qu’un projet d’aménagement répond à des difficultés ou des
déséquilibres particuliers, ou qu’il existe sur le territoire concerné une
offre insuffisante pour répondre à la demande (voir notamment en matière de
zone commerciale : CAA Nantes, 4 déc. 2018, n° 17NT01258, CE, 24 juil. 2019, n°414353). Un objectif de réhabilitation d’une zone dégradée,
par exemple une ancienne friche industrielle, peut également être retenu (CAA
Douai, 15 oct. 2015,
n°14DA02064). Il devrait d’ailleurs être largement pris en compte à l’avenir
compte tenu de l’objectif « zéro artificialisation nette » fixé par la loi climat et
résilience publiée le 24 août dernier.
Il faut en
revanche souligner que le critère de l’emploi ne semble pas être déterminant
pour les juges, sauf à ce qu’il soit établi qu’il est crucial pour le
territoire concerné, compte tenu notamment du taux de chômage local (TA Rouen,
23 juil. 2021, req. n° 2003507 ; CAA Marseille, 24 janv. 2020,
n° 18MA04972 ; CE, 9 octobre 2013, n° 366803).
Cela
étant, s’agissant d’une notion directement transposée du droit européen, les
précisions apportées par la Commission européenne dans son guide « Gérer les
sites Natura 2000 – les dispositions de l’article 6 de la directive
"Habitats" (92/43/CEE) » (2019/C 33/01, 25 janvier 2019) sont
particulièrement éclairantes. Il peut en être retenu que, pour caractériser
une RIIPM, il s’agit de démontrer qu’un projet revêt un caractère indispensable
dans le cadre d’initiatives ou de politiques présentant un caractère
fondamental pour l’état, la
société ou la population, ou encore qu’il vise à l’accomplissement
d’obligations spécifiques de service public.
Sur
la justification de l’absence d’autre solution satisfaisante
Depuis les
services instructeurs en premier lieu, en passant par l’avis de l’Autorité
environnementale, celui du CNPN le cas échéant, jusqu’au juge administratif,
tous attendent du maître d’ouvrage qu’il leur démontre qu’il n’existe pas, pour
atteindre l’objectif poursuivi, d’autre solution plus satisfaisante que celle
consistant à porter atteinte aux espèces et habitats concernés, impliquant de
fait l’octroi d’une dérogation à l’interdiction stricte de destruction des
espèces et habitats d’espèces protégés.
La
démonstration doit donc nécessairement se faire en fonction, d’une part, de
l’objectif poursuivi par le projet et, d’autre part, de l’état de connaissance
de ces espèces et habitats d’espèces protégés.
Très
concrètement, le dossier doit répondre, aussi précisément que possible aux questions
suivantes : pourquoi ce projet ? Quel est l’objectif poursuivi ?
Pourquoi cet objectif ne peut-il trouver à se concrétiser ailleurs que sur un
site qui implique une atteinte portée aux espèces et habitats protégés ?
N’existe-t-il pas d’autre(s) solution(s) plus satisfaisante(s) que celle
consistant à porter atteinte aux espèces et habitats concernés, et à solliciter
l’octroi d’une dérogation ?
Ces
questions sont propres à un dossier de demande de dérogation, qui en aucun cas
ne doit correspondre à un « ersatz » ou à un simple résumé de l’étude
d’impact du projet.
Cela
implique de revenir sur l’objectif poursuivi par le projet, sur son opportunité
même. La démonstration à apporter rejoint ici en partie la démarche
d’évitement, consistant à interroger l’opportunité du projet, puis ses
variantes géographiques et techniques d’implantation, afin de démontrer que le
dépôt d’une demande de dérogation ne pouvait être évité.
C’est autant
l’implantation que le calibrage du projet (ampleur, caractéristiques, contraintes
de réalisation...) qui doivent être questionnés, en apportant la preuve qu’il
n’existe pas d’autre solution satisfaisante pour
atteindre ces objectifs ; autrement dit que l’implantation comme le calibrage
du projet ne peuvent être différents afin de satisfaire ces objectifs.
L’écueil
le plus fréquent consiste à ne justifier que du périmètre d’implantation, par
la seule évolution régressive de l’emprise du projet, en
soi insuffisante (voir CAA Paris, ord., 6 avril 2021, n °21PA00910) et, souvent, selon un
scénario réfléchi via une analyse multicritère tirée de l’étude d’impact, mais
n’intégrant pas suffisamment la problématique des espèces et habitats
protégées.
Pour un
projet de logements par exemple, il devra être établi que le besoin de logement
identifié ne peut pas être satisfait par des solutions alternatives permettant
de limiter l’atteinte portée aux espèces protégées (CE, ord., 3 juillet 2020, n° 430585).
Il faut,
dans le même temps, affiner la démonstration au travers d’inventaires
naturalistes complets et actualisés, reflétant la sensibilité écologique du
secteur considéré à la date de la décision statuant sur la demande de
dérogation.
En d’autres
termes, démontrer que la recherche et l’étude de solutions alternatives l’a été
en fonction de ces inventaires, suivant la localisation des espèces et habitats
d’espèces protégés recensés, dans le cadre d’une démarche d’évitement et de
moindre impact environnemental (Voir CAA Bordeaux le 13 juillet 2017, n° 16BX01364, CE, 24 juillet 2019, n° 414353).
C’est alors,
seulement, qu’il pourra en être tiré la conclusion de l’absence d’autres
solutions plus satisfaisantes, qui n’exigeraient pas de porter atteinte aux
espèces et habitats protégés.
Pour
conclure sur l’impérieuse nécessité de soigner la justification de ces deux
conditions, qui n’autorise évidemment pas à négliger la troisième, il faut
souligner le véritable couperet que constitue un dossier de dérogation
insuffisamment préparé.
Il a
notamment été jugé, récemment, que la
préservation des espèces protégées pouvait légitimement fonder une
demande de référé liberté, à laquelle le juge administratif est tenu de
répondre sous 48h. Ainsi y a-t-il fait droit pour les travaux de la liaison
ferroviaire CDG Express (TA Montreuil, ord. 29 janvier 2021, n° 2101144). Un projet dont les
travaux de réalisation viennent de débuter peut en conséquence se trouver à
l’arrêt du jour au lendemain.
Les maîtres
d’ouvrages devront nécessairement anticiper sur ces difficultés, et s’y
adapter, en veillant à présenter le projet de moindre environnemental.
Roxane Sageloli,
Raphaëlle Jeannel,
Avocates à la cour,
Huglo Lepage Avocats