Lors d’une halte au Club de l’Audace, le
manager chevronné, passé par IBM, HP ou encore SAP France (dont il vient juste de céder les rênes), a livré sa vision du dirigeant du « troisième type ».
Fédérer son entreprise autour de la diversité, créer les conditions de la
confiance et ne pas avoir peur du changement : voici les clefs, selon lui,
d’un leadership réussi.
IBM, Capgemini,
Hewlett-Packard, Oracle France et SAP France : les postes de direction
et/ou de présidence n’ont (presque) plus de secrets pour Gérald Karsenti.
L’auteur de Leaders du troisième type et de L’art de bâtir une équipe
est un manager passionné qui ne fait manifestement pas partie de ceux pour
qui « c’était mieux avant ».
Lors de son passage au
Club de l’Audace de Thomas Legrain, en décembre 2022, le « serial leader »,
coach et conférencier explique que la 4e révolution
industrielle, vers 2008, au moment de la crise des subprimes, a poussé les
entreprises à se réinventer, et a vu émerger de nouveaux leaderships, sortis
progressivement des carcans. « Aujourd’hui, les choses changent au
niveau politique, sociétal, géopolitique, et les sociétés sont obligées de
s’adapter », affirme-t-il.
La fin des leaders narcissiques
Pour expliquer la bascule, Gérald Karsenti
aime à se référer aux travaux de l’Américain Michael
Maccoby, connu pour son travail sur le profil
des leaders, notamment publié dans la prestigieuse McKinsey Review.
Cet anthropologue et psychanalyste – disparu il
y a peu – classait les patrons en trois catégories, transposant une
typologie freudienne au monde de l’entreprise. Selon lui, les « narcissiques »
(ou « productivistes »), caractérisés par leur charisme et leur
détermination, étaient des leaders-nés indispensables à la société.
Toutefois, de l’avis de Gérald Karsenti,
l’ère des leaders narcissiques est révolue car, en dépit de leurs qualités, ces
derniers ne sont pas ajustés au monde d'aujourd'hui, incapables de s’ouvrir au
changement. D'autant que « beaucoup
se croient au-dessus des lois et ont tendance à croire que tout leur est dû. »
Au XXIe siècle, cela ne peut plus fonctionner ainsi,
considère-t-il.
Au contraire, dans le nouveau mouvement
qui émerge, les leaders sont obligés d’aller vers des qualités humaines
différentes – le sens du collectif, l’humilité… analyse l’homme d’affaires. Par
ailleurs, des critères qui comptaient peu auparavant deviennent importants.
Aujourd’hui, le « leader du troisième type », comme il
l’appelle, est celui qui arrive à fédérer son
entreprise autour de la diversité.
De l'éclectisme dans les entreprises
Pourtant, le « serial leader »
observe que l’adage « qui se ressemble s’assemble » est encore
très prégnant dans la culture occidentale. « Nous sommes, en France,
fers de lance sur le sujet : les chefs d’entreprises adorent avoir autour
d’eux des personnes qui leur ressemblent, si possible qui sont passées par les
mêmes filières, les mêmes écoles ; qui ont fait les mêmes choses. C’est
rassurant. C’est pour cette raison qu’en France règnent les réseaux, dont
l’importance est beaucoup plus forte que dans d’autres pays », fait-il
remarquer.
Mais la tendance actuelle va plutôt dans
le sens inverse, note Gérald Karsenti. Et selon lui, c’est une nécessité :
« Dans le monde d'aujourd'hui, et celui vers lequel nous allons, il
faut capter toutes les opportunités du marché, être réactif, savoir s’adapter,
faire preuve d’agilité, avoir l’œil vif, et ça, vous ne pouvez l’avoir que si
vous avez de la diversité. »
À commencer par la pluralité des genres,
indique-t-il, car qui dit parité dit plus de performance. Et même dans les
domaines généralement considérés comme davantage « masculins », où le
recrutement des femmes est réputé compliqué, tout est une question de (bonne)
communication. « Chez SAP, pour attirer les femmes dans la tech, on a
changé notre façon d’aborder les choses : au lieu de parler de nos
produits, on parle de ce à quoi ils servent : cette façon de changer notre
recrutement a eu un effet quasi immédiat », témoigne l’ex-PDG.
Gérald Karsenti plaide d’autre part pour
une diversité culturelle, de formation, mais aussi un éclectisme « tout
court ». « Plus vous avez de profils qui ne vous ressemblent
pas, plus vous avez de chances de comprendre ce qui se passe autour de vous. »
Il rappelle que dans le monde économique, ce qui est rare est cher. Or, « les
leaders oublient trop souvent que nous avons une différenciation faisant de
chacun un être unique ».
Compétences, confiance, bienveillance
D’autant que si les leaders sont « indispensables »,
tient à souligner l’homme d’affaires, autour d’eux, la somme de tous ces « autres »
est fondamentale à l’équation. « Un bon leader doit avoir la capacité
de comprendre que seul, il n’est rien. (...) Si l’IA est souvent
présentée comme la solution absolue à tous les problèmes, la valeur humaine, le
capital humain est encore plus essentiel. Vous pouvez truffer votre entreprise
de technologies, ça ne vous amènera pas à bien dormir ! Ce qui vous
amènera à bien dormir, c’est d’avoir construit la meilleure équipe qui soit. »
Une équipe dans laquelle il faut s’assurer
que chacun est à sa place. Trop souvent, des potentiels sont « gâchés »
lorsque des personnes n’occupent pas le bon poste. In fine, cela n’est
bénéfique à personne. Le multi-PDG, qui donne des cours de management depuis plus de
18 ans, invite donc les dirigeants et les services RH à repérer, à cerner les
compétences et la personnalité de chacun, afin d’en tirer le meilleur parti.
Pour lui, 70 % de la réussite tient dans le fait d’avoir « les
bonnes personnes au bon endroit pour faire les bonnes choses au bon moment ».
Autre prérequis au bon fonctionnement
d’une entreprise : la confiance accordée par son chef. « Il faut
créer un environnement propice au développement et à la libre parole »,
martèle-t-il. Gérald Karsenti fait aussi l’éloge de la bienveillance, une vertu
qui doit être remise au goût du jour, estime-t-il. « On n’est pas
obligé d’être cassant et castrateur pour avoir de la performance. La
bienveillance, ce n’est pas de la gentillesse, ce sont deux notions différentes. »
Finalement, un bon leadership, c’est un
ensemble de hard skills et de soft skills. « Le QI ne
fait pas tout. Ce qui explique la réussite, c’est tout le reste : les six
autres formes d’intelligence (émotionnelle, relationnelle, etc.). Celles-ci
s’apprennent, se travaillent, et vous font évoluer. » En effet, Gérald
Karsenti ne croit pas à l’immuable. « On peut être un chef d’entreprise
impétueux, puis on se rend compte que c’est brutal et l’on change. »
L’importance du mimétisme
L’homme d’affaires souligne également
l’importance du mimétisme. À tout âge, les rencontres façonnent la
personnalité, le parcours, la carrière d’un individu. « Tout au long de
votre vie, vous croisez la route de personnes qui vont avoir un impact
considérable sur vous. Vous incorporez leur savoir-faire, leurs attributs, à
votre propre personnalité, et vous devenez ce que vous êtes. »
Celui qui a « changé sa vie »,
assure-t-il, c’est M. le Fur, son instituteur de CM1. 50 ans ont passé depuis, pourtant il n'en démord pas : « Le goût de l’histoire, c'est lui qui me l'a transmis. Il y a des personnes
que l’on croise et qui éclairent notre route. » Depuis
quelques mois, Gérald Karsenti partage avec Franck Ferrand l’animation de
l’émission « Grands leaders - les leçons de l’Histoire » sur Radio
Classique, et propose aux auditeurs de redécouvrir la personnalité des
grands personnages, de Winston Churchill à Jeanne d’Arc en passant par Bouddha,
pour en tirer des leçons de leadership. Sacré hommage à M. le Fur.
Bérengère Margaritelli
Crédit photo : Samuel Kirszenbaum / Légende : Gérald KARSENTI