SOCIÉTÉ

L’impact du travail sur la santé des femmes, le grand oublié

L’impact du travail sur la santé des femmes, le grand oublié
Publié le 01/02/2023 à 10:00

Le 12 janvier, lors d’une table ronde organisée par la Délégation aux droits des femmes, deux chercheuses de l’Institut national d’études démographiques (INED) sont venues exposer la corrélation entre la (mauvaise) santé des femmes, le travail et l’inactivité. Le constat qui émerge de leurs travaux est clair : en fonction des spécificités de leurs métiers, les femmes sont souvent davantage exposées à certains maux ou maladies, dont la reconnaissance passe bien souvent à la trappe.

Dans la lignée d’une précédente conférence, le 8 décembre 2022, sur le thème « santé des femmes et travail : une approche historique et sociologique », la Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a organisé au Sénat, le 12 janvier, une table ronde consacrée à « la santé des femmes au travail », animée par sa présidente Annick Billon.

Invitée à venir exposer ses travaux, Emilie Counil, chargée de recherche à l’INED, rappelle que depuis les années 80, ce sont surtout des femmes qui se sont intéressées au sujet de la sous-évaluation de la santé de leurs homologues au travail. Parmi les maladies invisibilisées ou non reconnues comme maladies professionnelles, on retrouve en majorité les cancers.

Cancers liés aux métiers ménagers : une inégalité de genre

Face à ce constat, rapporte-t-elle, l’équipe de Giscop93, groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine Saint-Denis, s’est fixé pour objectif d’étudier les inégalités sociales des cancers liés au travail, à partir d’une enquête de santé publique conduite dans le Département, sur dix ans et sur un échantillon de plus de 10 000 patients. Résultat, si les hommes sont davantage touchés par ces maladies, les femmes sont toutefois nombreuses à être concernées dans certains métiers, et notamment les secteurs dits ménagers, dans lesquels elles sont exposées à des produits nocifs sur le long terme, ce qui engendre des problèmes de santé pouvant déboucher in fine sur un cancer.

Autre cause du développement des cancers liés au travail : le travail de nuit. Bien qu’il y ait une incertitude scientifique, ce dernier serait un déclencheur de problèmes de santé, expose Emilie Counil. Et là encore, les femmes sont au premier plan. En effet, selon une étude de l’Inserm de 2018, le risque de développer un cancer du sein augmente de 26 % pour les femmes qui ont travaillé plus de deux nuits par semaine pendant dix ans. Les horaires décalés ou encore les conditions de travail sont aussi des facteurs aggravants, de même que l’alimentation, moins équilibrée pour les travailleurs de nuit à cause du rythme décalé.

Les femmes souvent inéligibles à la reconnaissance de leurs maladies professionnelles

Malgré l’existence de facteurs attestant de la corrélation entre travail et maladie, les problèmes de santé des femmes liés au travail sont peu reconnus. « Les femmes exposées aux cancers professionnels ont souvent des carrières hachées, avec des interruptions, notamment au moment de la maternité », précise Emilie Counil. « Ces interruptions ont pour effet de les rendre inéligibles à la reconnaissance de leurs maladies professionnelles. Et lorsqu’elles le sont, elles sont souvent sous-indemnisées. »

De plus, le tableau des maladies professionnelles est très restreint sur les listes d’activités qu’il faut avoir exercées pour pouvoir être éligible. « Il faut apporter des preuves, ressortir les bons documents sous peine de non complétude des dossiers, pour que l’enquête soit menée par la Caisse nationale des allocations familiales », explique la chercheuse. Ce parcours du combattant pose la question de l’accès aux droits, d’autant que l’invisibilisation est renforcée par un certain nombre de biais dits « de genre », qui se traduisent par une prise en compte plus limitée des types d’emplois occupés par les femmes ouvrant droit à indemnisation.

Deux fois plus exposées aux troubles musculo-squelettiques 

Par ailleurs, selon les recherches de Constance Beaufils, auteure de la thèse « L’inactivité professionnelle au cours du parcours de vie : un déterminant social de la santé des femmes aux âges élevés », « les femmes sont deux fois plus exposées que les hommes aux troubles musculo-squelettiques », en raison notamment des métiers qu’elles exercent. « Les femmes sont sous-représentées dans le secteur secondaire et occupent des emplois présentant plus de pénibilité », ajoute-t-elle. Elles sont ainsi beaucoup à occuper un emploi dans certaines professions de la santé ou dans le service aux particuliers et à faire face à des contraintes physiques lourdes. Idem pour le métier de caissière ou de vente en commerce.

De fait, la répétition des gestes dans un domaine est un facteur de problèmes musculo-squelettiques, entrainant une usure physique. En outre, « les femmes aux carrières hachées restent plus longtemps à un même poste et sont donc durablement exposées aux risques muscolo-squelettiques » précise Constance Beaufils ; elles sont par ailleurs plus touchées par l’arthrose que les hommes. Il a aussi été constaté un nombre d’arrêts de travail plus élevé pour les femmes, notamment en raison des emplois difficiles est précaires qu’elles exercent, a ajouté Emilie Counil.

Charge mentale et dépression : les femmes, grandes perdantes

Les femmes sont aussi largement concernées par les troubles psychiques. En effet, la dépression touche davantage les femmes que les hommes, notamment en raison de la charge mentale. Ce sont souvent les femmes qui subissent le poids des responsabilités à domicile après le travail, détaille Constance Beaufils. De plus, alors que l’équilibre entre temps personnel et professionnel est fragile, se pose la question du cumul et de l’articulation entre le temps personnel et professionnel : des tâches professionnelles peuvent être reproduites à la maison, créant ainsi une frontière poreuse entre les deux. Aussi, avec la crise sanitaire et l’instauration du télétravail, l’écart entre vie privée et vie professionnelle s’est davantage creusé, les femmes travaillant encore plus depuis chez elles, avec là encore un impact significatif, souligne la chercheuse.

Laurence Cohen, l’une des rapporteures de la mission, membre de la Délégation aux droits des femmes, a par ailleurs posé la question du harcèlement sexuel au travail, « lui aussi un facteur aggravant de la dépression chez la femme ». Les violences de ce type étant souvent un sujet tabou au travail, les femmes concernées se retrouvent souvent contraintes de quitter leur emploi, et peuvent présenter par la suite des problèmes de santé mentale. Emilie Counil évoque à ce sujet les travaux de Karen Messing, ergonome américano-canadienne, qui explique dans ses recherches à quel point la parole peut être difficile, et qu’il faut creuser pour délier les langues. Emilie Counil et Constance Beaufils préconisent de faire de la prévention dans les entreprises, surtout dans les plus petites, moins sensibilisées.

L’inactivité, un facteur aggravant

Au fil de sa thèse, Constance Beaufils s’interroge sur la place et le rôle ambigus de l’inactivité sur la santé des femmes, et notamment des femmes seniors. Au cours de la table ronde, elle partage un constat de la Drees (Direction de la recherche, des études et de l’évaluation et des statistiques) de 2019 : « Les femmes vivent plus longtemps que les hommes, mais en moins bonne santé ». Ce dernier prend en compte l’espérance de vie sans incapacité, c’est-à-dire « le nombre d’années que peut espérer vivre une personne sans être limitée dans ses activités quotidiennes ».

Constance Beaufils en profite pour rappeler la différence entre inactivité – absence d’activité (sans emploi ni chômage) – et incapacité, soit l’impossibilité de travailler ou d’effectuer certaines tâches du fait d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle. Autrement dit, là où l’incapacité est reconnue et indemnisée, l’inactivité, elle, ne l’est pas.

Elle indique que 20 % des mères de trois enfants ou plus sont en inactivité professionnelle, dont 40 % lorsque le plus jeune des enfants à moins de trois ans, selon des données de la Drees (2019). Par ailleurs, les mères entre 25 et 50 ans toujours en activité « déclarent une meilleure santé mentale que celles qui ont interrompu leur emploi ». Toutefois, allier travail et vie personnelle peut engendrer anxiété et stress, surtout si la maternité tombe à un moment crucial de la vie professionnel d’une femme – autour de 24 ans –, rappelle Constance Beaufils.

La chercheuse affirme en outre que « l’inactivité professionnelle est néfaste pour la santé des femmes, par ses conséquences sur ses ressources économiques, sociales et symboliques. (…) Les interruptions d’emploi des femmes au cours de leur carrière constituent des enjeux de santé publique par les trappes à inactivité professionnelle et par les risques dont elles sont porteuses ».

Trois marqueurs de mauvaise santé des femmes seniors

Constance Beaufils explique qu’il y a trois facteurs de mauvaise santé chez les femmes dans les âges avancés. Le premier est celui des carrières précaires, ou avec une exposition entrainant des risques plus tard : « Que les femmes interrompent ou non leur emploi, des conditions de travail délétères, des emplois précaires et instables et des difficultés à articuler vie professionnelle et personnelle sont associés à des problèmes de santé aux âges élevés. »

Par ailleurs, ces risques peuvent entrainer une inactivité plus ou moins longue, qui amène au deuxième marqueur : les trappes à inactivité. Beaucoup de femmes interrompent leur carrière et ne retournent pas travailler car elles considèrent qu’il est trop difficile de revenir sur le marché du travail, aussi bien dans la recherche que dans les emplois qui évoluent et pour lesquels elles n’ont plus les compétences, note Constance Beaufils. Ces trappes à inactivité amènent souvent un état dépressif pouvant avoir des conséquences sur le long terme, et notamment par l’absence de liens sociaux. D’autant que le regard de la société sur les femmes qui ne travaillent pas peut être difficile à supporter, et donc causer une anxiété supplémentaire.

Enfin, le troisième marqueur concerne les risques financiers sur le long terme. Constance Beaufils affirme que l’inactivité n’est pas forcément un problème s’il n’y a pas de péril économique. En revanche, dans certaines situations, comme une séparation, l’inactivité va devenir critique puisqu’elle ne permet pas de toucher le chômage, et néfaste par ses conséquences sur leurs ressources économiques et sociales, qui se traduit par un manque à gagner à l’instant T et à la retraite. « Les femmes qui passent par l’inactivité professionnelle font face à des difficultés économiques qui débouchent sur des inégalités de santé. » Ainsi, l’absence de conjoint entraine des problèmes de santé, les femmes ont moins de marge de manœuvre pour trouver du travail en urgence et prennent donc des emplois précaires ; les plus présents sur le marché du travail.

Ces marqueurs « touchent l’ensemble des femmes, quel que soit leur niveau de diplôme ». En outre, face à tous ces facteurs aggravants avec des conséquences aux âges avancés, la thésarde a fait quelques préconisations : rendre les emplois les plus exposés moins précaires et adaptés pour les femmes, encourager le maintien de l’emploi et permettre de se former pour évoluer avec la société.

Enfanter ou travailler ?

La rapporteure Annick Jacquemet souligne que les femmes sont moins nombreuses à souhaiter avoir des enfants aujourd’hui, mettant en évidence « l’angoisse » que cela représente pour celles qui sont bien plus nombreuses à travailler qu’auparavant. Constance Beaufils rappelle qu’à partir des années 60, les femmes sont massivement entrées dans l’emploi et le pourcentage stagne depuis les années 2000, avec 85 % de femmes entre 25 et 49 ans en emploi. Si auparavant, il était normal pour les femmes de rester à la maison pour s’occuper du foyer et des enfants, la norme aujourd’hui pour les femmes mères est de travailler.

En effet, les femmes font soit des enfants plus tardivement pour se consacrer pleinement à leur carrière, soit font l’impasse sur la maternité et continuent donc de travailler. De plus, les stigmates de la société au 21e siècle sont plus forts pour les femmes, le regard des gens sur les femmes en inactivité étant, au mieux, rude. Mais si davantage de femmes travaillent, l’inactivité est toujours présente, notamment chez les jeunes mères. Un certain nombre de femmes préfèrent se consacrer à leur famille, les horaires incompatibles, les contraintes et l’état du marché du travail étant un frein pour elles.

Par ailleurs, être mère au foyer est un travail à plein temps avec des usures physiques également, rappelle Annick Billon. Selon cette dernière, « l’impact considérable de l’inactivité sur les femmes lorsqu’elles sont contraintes » est une nouveauté. De son côté, la rapporteure Marie-Pierre Richer note que « la santé des femmes au travail n’est pas qu’une question de biologie, c’est aussi une question sociétale ». Et Laurence Cohen d’ajouter : « On peut observer de manière très précise qu’il n’y a pas de déficit de recherche au niveau de la santé des femmes au travail : les travaux sont là. Mais ce sont des femmes qui s’y intéressent. Si on veut arriver à faire progresser la situation, ce doit être toute la société qui doit s’y intéresser. » Puissent-elles être entendues !

 

Allison Vaslin

 


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