DROIT

L'intelligence artificielle dans la musique : quand la machine défie la créativité humaine

L'intelligence artificielle dans la musique : quand la machine défie la créativité humaine
Publié le 19/01/2025 à 11:00

SÉRIE « INDUSTRIE DE LA MUSIQUE » (2/8). L’intelligence artificielle bouleverse l’industrie musicale. Des mélodies générées en un clic, aux voix synthétiques troublantes, elle fascine autant qu’elle inquiète. Entre innovation et exploitation, créateurs et juristes s’organisent pour défendre les droits d’auteur face aux géants de l’IA.

Cette série de huit articles dresse un panorama des pratiques actuelles des acteurs de l’industrie de la musique qui épousent les dernières technologies :

• Droits d’auteur à l’ère du streaming : quelle répartition des revenus ? ;
• L’intelligence artificielle dans la musique : quand la créativité humaine défie les machines ;
• NFT et droits musicaux : une nouvelle forme de propriété ? ;
• Clauses contractuelles : les rouages de l’industrie musicale au prisme des jeunes talents ;
• Sampling musical : créativité ou violation des droits ? ;
• Le futur des concerts dans le métavers : opportunité ou chaos juridique ? (le 16/02) ;

L’intelligence artificielle, cette révolution qui se voulait discrète, a aujourd'hui pris une ampleur assourdissante. Entre des voix électroniques d’un réalisme troublant et des mélodies composées en quelques secondes, elle rebat les cartes d’une industrie où l’humain occupait autrefois la place centrale. Et derrière l’émerveillement, une bataille acharnée s’engage pour préserver ce qui reste de la singularité créative face à des machines avides d’ingérer, de reproduire et parfois d’usurper.

Pour Philippe Gautier, secrétaire général du Snam-CGT (Syndicat national des artistes musiciens), la situation est limpide : « Pour qu’une création soit protégée, elle doit relever du domaine du droit d’auteur. Or, celle d’une intelligence artificielle ne peut pas être considérée comme une création humaine. Par conséquent, ce n’est pas une œuvre au sens juridique. » Une vérité juridique, mais surtout une alerte pour les créateurs, confrontés à une transformation qui bouleverse les modèles économiques traditionnels.

Une révolution entre enchantement et désarroi

L’irruption de l’IA dans la musique inspire autant qu’elle inquiète. Les capacités des systèmes d’intelligence artificielle, autrefois confinées à des domaines techniques, touchent désormais le cœur de la création artistique. Créer une mélodie, imiter une voix ou composer une symphonie sont des exploits techniques qui, à première vue, fascinent. Mais ces prouesses technologiques ébranlent aussi les bases d’une industrie construite sur l’authenticité humaine.

Pour le réalisateur Philippe Gautier, l’IA pose un défi majeur aux artistes : « Pour les chanteurs faisant carrière sous leur propre nom et pour les auteurs-compositeurs, les risques sont bien plus conséquents. Beaucoup de personnes se sont rendues sur Internet pour écouter des morceaux produits par une intelligence artificielle, et ces créations atteignent un niveau de réalisme musical particulièrement impressionnant. »

La musique, souvent décrite comme une expression profondément humaine, se trouve subitement concurrencée par des algorithmes capables de s’approprier des émotions et des styles sans jamais avoir vécu les histoires qu’ils racontent. Plus inquiétant encore, ces IA ne créent pas ex nihilo : elles s’appuient sur des bases de données gigantesques, nourries d’œuvres existantes. « Les intelligences artificielles s’entraînent généralement à partir d’œuvres existantes », précise le représentant du syndicat. « Certaines œuvres peuvent être libres de droits, mais bien souvent, elles utilisent des enregistrements récents, et c’est là que le problème survient. »

Une industrie sous pression

Partout dans le monde, les litiges se multiplient, preuve de l’urgence de la situation. En Allemagne, la GEMA, l’association des droits d’auteur, a intenté une action en justice contre OpenAI, accusant l’entreprise d’avoir utilisé des paroles de chansons protégées pour entraîner ses modèles d’IA sans autorisation. Aux États-Unis, où la notion de fair use (usage équitable) offre un cadre plus souple mais flou, les procès se succèdent. Qu’il s’agisse de paroles ou d’enregistrements, ces actions judiciaires visent à clarifier les droits des créateurs face à des géants de la technologie aux pratiques souvent opaques.

Pour Philippe Gautier, la tension est comparable à celle du sampling, ce procédé bien connu en musique électronique consistant à réutiliser des fragments d’œuvres existantes : « Le problème des intelligences artificielles est similaire : la reconnaissance. À partir du moment où une partie identifiable d’une œuvre est reconnue, il est possible d’affirmer qu’il y a eu usage sans autorisation. »

Mais à la différence du sampling, qui implique une intervention humaine directe, l’IA opère à une échelle industrielle, absorbant des milliers d’œuvres pour en extraire des motifs et des structures qu’elle réassemble. La frontière entre inspiration et plagiat, déjà fine, devient alors presque imperceptible.

L’opt-out : un rempart insuffisant

Face à cette menace, la directive européenne sur le droit d’auteur de 2019 introduit un outil censé protéger les créateurs : l’opt-out. Ce dispositif permet aux ayants droit de refuser l’utilisation de leurs œuvres pour entraîner des modèles d’IA. Mais dans les faits, son efficacité reste limitée.

« C’est actuellement le seul droit explicitement accordé par la directive européenne », explique Philippe Gautier. « Mais encore faut-il pouvoir le faire respecter. »

L’opt-out repose sur la déclaration volontaire des catalogues, une démarche qui, bien qu’essentielle, ne suffit pas face à des acteurs technologiques opérant à l’échelle mondiale. La plainte déposée par la GEMA contre OpenAI, qualifiée « d’action modèle », vise à établir un précédent juridique en Europe. Mais comme le souligne le secrétaire général du Snam-CGT : « Les sociétés d’auteurs déclarent leurs catalogues en opt-out, ce qui interdit leur exploitation sans autorisation. Mais encore faut-il avoir les moyens d’intenter un procès et d’en obtenir gain de cause. »

Les géants de l’IA ne jouent pas toujours le jeu, profitant de failles juridiques et de l’opacité de leurs pratiques. Pendant ce temps, des millions d’œuvres continuent d’être utilisées sans compensation.

Entre innovation et exploitation

L’intelligence artificielle impose une nouvelle question à l’industrie musicale : jusqu’où peut-elle aller sans basculer dans l’exploitation pure et simple des créations humaines ? Là où le sampling était limité par l’intervention humaine et la reconnaissance d’un auteur, l’IA digère et transforme des milliers de morceaux à une échelle sans précédent.

Pour certains, l’IA représente une opportunité. Utilisée comme un instrument, elle peut enrichir le processus créatif et offrir des perspectives inédites. Mais Philippe Gautier met en garde : « Il vaut mieux s’exprimer par soi-même plutôt que de s’en remettre entièrement à l’intelligence artificielle. » Si l’outil fascine, il soulève aussi des questions éthiques sur le respect des droits des créateurs et sur la place laissée à l’humain dans une industrie où la technologie semble prendre de plus en plus de place.

Alors que les litiges se multiplient et que les artistes cherchent à protéger leur travail, une certitude s’impose : l’intelligence artificielle est là pour rester. L’enjeu, désormais, est de lui imposer un cadre clair et équitable, à même de préserver la diversité et l’authenticité de la création musicale. Car au-delà des algorithmes et des données, c’est une vision de l’art profondément humain qu’il s’agit de défendre.

Une bataille européenne contre les géants de l’IA

Le cas d’OpenAI n’est pas isolé. Partout dans le monde, des actions judiciaires tentent de freiner l’ingestion non autorisée d’œuvres protégées. Aux États-Unis, où le concept « d’usage équitable » (fair use) offre une certaine flexibilité, les procès se multiplient pour définir si l’entraînement des IA peut constituer une exception légale au droit d’auteur. En Europe, où le cadre juridique est plus strict, les créateurs doivent néanmoins batailler pour défendre leurs droits face à des technologies toujours plus invasives. « L’ingestion des œuvres pour entraîner des modèles d’IA touche directement à l’intégrité des œuvres originales », insiste Philippe Gautier.

Si la directive européenne de 2019 offre un cadre clair, elle repose toutefois sur le principe de l’opt-out, laissant aux créateurs le soin de déclarer que leurs œuvres ne peuvent pas être utilisées par des IA. Cette protection reste difficile à appliquer à l’échelle globale. La plainte de la GEMA contre OpenAI pourrait devenir un précédent déterminant, comme l’explique Tobias Holzmüller, PDG de la GEMA : « Les chansons de nos membres ne sont pas une matière première gratuite pour les modèles commerciaux des fournisseurs de systèmes d'IA génératifs. » (cf. gema.de)

Un cadre juridique encore insuffisant

L’Union européenne mise également sur son AI Act pour compléter l’opt-out et renforcer la transparence. Ce texte ambitieux impose aux développeurs d’IA de révéler les contenus utilisés pour entraîner leurs modèles. Pour Philippe Gautier, cette transparence est essentielle : « Les règles prévues par l’AI Act doivent être appliquées de manière significative. Cela permettra aux créateurs d’exercer et de faire respecter leurs droits lorsque des œuvres protégées sont utilisées pour l’entraînement des modèles. » Mais cette régulation, encore récente, devra prouver son efficacité face aux géants technologiques, souvent accusés d’opacité et de contournements juridiques.

L’innovation ou l’ombre du plagiat ?

L’intelligence artificielle musicale se trouve à la croisée des chemins entre innovation et plagiat. Jusqu’où peut-elle s’inspirer d’œuvres existantes sans basculer dans l’exploitation ? Le sampling, cette pratique consistant à intégrer des extraits d’œuvres dans de nouvelles compositions, a façonné la musique électronique depuis des décennies. Mais l’arrivée des IA bouleverse les règles en introduisant une industrialisation du procédé. Là où un producteur retravaillait un fragment pour créer quelque chose d’unique, l’IA digère des milliers de morceaux, en absorbe la structure, et produit des créations parfois trop proches des originaux.

« Quand une IA génère un morceau qui imite le style d’un artiste ou reproduit une intonation reconnaissable, elle dépasse son rôle d’outil pour devenir une concurrente directe », observe Philippe Gautier. Les défenseurs des IA arguent qu’elles sont des outils au service de la créativité, comparables aux synthétiseurs ou logiciels de production. Mais pour beaucoup d’artistes, cette analogie est trompeuse. Un synthétiseur, aussi avancé soit-il, reste contrôlé par un humain, tandis qu’une IA s’émancipe du contrôle direct pour produire ce qui ressemble à sa propre création. Cette autonomie soulève des questions éthiques et juridiques.

Vers un modèle de licence universelle ?

Face à cette réalité, certains proposent de réguler l’usage des IA via un modèle de licence universelle, inspiré de la redevance pour copie privée. « Ce n’est pas une idée à laquelle nous sommes opposés. Avec une licence, cela impliquerait une rémunération en face, explique Philippe Gautier. Un peu comme pour la copie privée : vous avez le droit de copier vos disques, mais vous payez une redevance redistribuée aux ayants droit. »

Cette approche a le mérite de simplifier les règles et d’assurer une compensation financière. Mais elle montre vite ses limites. La musique n’est pas une simple matière première, et les artistes y impriment une identité unique que l’IA ne peut reproduire sans conséquences. Le secrétaire du syndicat illustre ce point : « Si une intelligence artificielle utilise la voix d’un chanteur ou d’une chanteuse célèbre et l’intègre dans une production, on ne peut pas se contenter de dire : "Il y a une licence, donc vous recevrez quelques centimes." Cela devient un problème beaucoup plus important pour ces artistes. »

Le problème ne s’arrête pas à la musique. Dans l’audiovisuel, imaginer un film avec un acteur généré par une IA sans consentement ni compensation du modèle poserait des défis éthiques similaires. Il enfonce le clou : « On n’imagine pas qu’un jour, un film puisse sortir avec un acteur connu généré par une intelligence artificielle, et que l’on dise à cet acteur : "Pas de souci, il y a une licence, donc vous toucherez une petite rémunération." »

Une idée séduisante, mais imparfaite

Malgré ses limites, l’idée d’une licence universelle reste une piste. Pour Philippe Gautier, ce système pourrait représenter un compromis : « Les créateurs doivent être au cœur du débat. Il faut un système qui permette à l’IA d’évoluer sans nuire à ceux qui sont à l’origine des œuvres qu’elle exploite. » La rémunération ne saurait être le seul critère : il s’agit aussi de préserver l’intégrité artistique et la diversité culturelle.

Toutefois, la mise en œuvre d’un tel modèle nécessite des ajustements. Entre la nécessité de garantir des revenus équitables et celle de respecter les particularités de chaque œuvre, le chemin est semé d’embûches. L’équilibre entre innovation technologique et respect des créateurs devra être trouvé pour que l’intelligence artificielle devienne une alliée et non une menace.

Hugo Bouqueau

0 commentaire
Poster
IA
act

Nos derniers articles