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La France dans le nouvel ordre géopolitique mondial

La France dans le nouvel ordre géopolitique mondial
Publié le 21/04/2021 à 15:00

Dans le cadre de son séminaire « L’état de la France », qui fait intervenir des experts « qui partagent leur regard sur les mécanismes à l’œuvre et les perspectives pour demain », le Cercle des économistes a reçu, le 5 mars dernier, le diplomate et homme politique Hubert Védrine. Ce dernier a livré sa pensée et ses convictions quant à la place actuelle qu’occupent la France, et plus largement l’Europe, dans le nouvel ordre géopolitique mondial dominé par les USA et la Chine. Quelles sont nos forces et nos faiblesses ? Une souveraineté européenne est-elle encore possible ?

 



Comme l’a rappelé en préambule Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes, le séminaire sur l’état de la France a été pensé par le Cercle comme des travaux préparatifs aux Rencontres d’Aix qui auront lieu en juillet 2021. « La France dans le nouvel ordre géopolitique mondial » est la 5e conférence organisée dans ce cadre, avec pour invité d’honneur Hubert Védrine. Celle-ci a été animée par l’économiste Pierre Jacquet et par divers spécialistes intervenus lors des échanges.

 


SORTIR DE L’ILLUSION POUR PENSER LE RÉEL

Hubert Védrine a publié en février dernier un Dictionnaire amoureux de la géopolitique, « une sorte de balade historique dans la géopolitique de différentes époques » a précisé celui qui fut autrefois conseiller diplomatique et secrétaire général sous Mitterrand. Il y aborde les principales thématiques qui ont nourri la discussion.

Son ouvrage emmène les lecteurs à l’époque d’Alexandre Le Grand, de Napoléon, jusqu’à la nôtre. L’auteur a cependant affirmé qu’il ne s’agissait pas d’un vrai dictionnaire, « car il n’est pas exhaustif ». Il y a seulement évoqué des sujets de son choix – concernant en particulier l’Europe – à propos desquels il a confié ne pas toujours rejoindre « le mainstream ».

Pour lui en effet, sur un grand nombre de sujets, les Européens sont plongés dans un « aveuglement idéologique ». Hubert Védrine prône quant à lui une méthode générale pour penser le monde qui se résume ainsi : sortir de l’illusion pour penser le réel.

C’est pourquoi ce dernier a confié nourrir beaucoup de scepticisme quant à la conception de l’Europe de Kant (une vision toujours partagée par de nombreux dirigeants européens). La vision kantienne (ou hégélienne) de l’Europe aboutit en effet à l’idée que l’Histoire, avec un grand H, s’achèvera sur un consensus universel autour de la démocratie. Pour lui, cette idéologie se nourrit des illusions des Occidentaux, surtout celles des Européens, « qui sont des bisounours ».

Pour Hubert Védrine, il n’existe pas – et n’existera sans doute jamais – de « communauté internationale ». Ce qui est réel, en revanche, c’est un monde avec des interactions, des rapports de force et de violences « y compris dans les enceintes multilatérales qu’il ne faut pas idéaliser. »

Après la Seconde Guerre mondiale, les Européens ont fait le choix d’abandonner leur puissance en demandant aux USA de les protéger (cf. Plan Marshall). Ils ont développé tout un projet économique sous cette « bulle protectrice », et continuent de le faire. Ils pensaient qu’après la guerre allait advenir une grande communauté internationale pacifique. C’est une grave erreur, a estimé l’intervenant, car même après cette période de conflits, les rapports de force ont perduré. « En tant que mécanisme fonctionnel par rapport aux relations internationales d’aujourd’hui, la philosophie de Kant ne fonctionne pas » a assuré Hubert Védrine.

Et les Européens sont, selon lui, dans l’utopie totale dans bien d’autres domaines comme celui des droits de l’homme et du commerce.

Concernant les droits de l’homme, Hubert Védrine ne dénonce pas l’attachement aux valeurs des droits de l’homme, mais à une conception « droit-de-l’hommiste du monde », c’est-à-dire comme étant l’élément majeur de la politique étrangère que les Occidentaux veulent imposer chez les autres. Pendant des siècles, on a évangélisé, ce qui a été dénoncé depuis. « Maintenant on veut partout "droit-de-l’hommiser" », a-t-il expliqué, ce qui en soi revient au même, sauf que là, il y a un consensus général. Or, il faut se rendre à l’évidence : selon l’intervenant, cela ne fonctionne pas.

En 2001, on a fait entrer la Chine dans l’OMC alors que celle-ci ne respectait pas les valeurs des droits de l’homme, « et n’avait certainement pas l’intention de le faire ». Les dirigeants de l’OMC avaient fait le pari que les Chinois allaient se développer, se moderniser, et donc devenir une démocratie libérale. Or, cela ne s’est pas passé ainsi. La Chine est aujourd’hui la seconde puissance mondiale, mais est toujours un État communiste, totalitaire, de plus en plus agressif sur la scène du commerce international.

Cette notion d’interdépendance ou de "doux commerce", comme l’appelle l’OMC, comme moyen de « droit-de-l’hommiser » est encore une fois une utopie. D’ailleurs un commerce doux peut-il vraiment exister ?

Bref, « même si on considère qu’il est formidable d’avoir des utopies et des ambitions », pour l’ancien secrétaire général de l’Élysée, il faut s’en méfier, car « les illusions préparent les désillusions, le découragement et le pessimisme qui aujourd’hui ronge les Français de manière disproportionnée. »

Garder les pieds sur terre est d’autant plus essentiel quand on doit faire face aux crises actuelles.


 

CRISE SANITAIRE, CRISE ÉCOLOGIQUE, NUMÉRIQUE : UN MONDE ÉPROUVÉ

Dans son Dictionnaire amoureux de la géopolitique, Hubert Védrine appelle à revisiter Machiavel, pour qui l’anticipation est une vertu primordiale. Trop dans l’immédiat, les Occidentaux, et notamment les Européens, doivent  selon lui développer cette capacité d’anticipation. Anticiper les épidémies sanitaires, mais aussi les pandémies de virus informatiques, les crises écologiques.

Mais comment organiser la prévention ? a demandé Pierre Jacquet à son invité.

 

Gérer les épidémies

Sur le plan sanitaire, depuis des années, les virologues ne cessent de mettre en garde. Ils considèrent tous que le développement, la surpopulation, l’urbanisation, la déforestation sont en train de « réveiller » les virus. Et il y en aura d’autres. Dans son Essai Et après ?, Hubert Védrine insiste donc sur la nécessité de mener – dans le cadre de l’OMS revigorée par le retour des Américains – une évaluation mondiale de la surveillance des virus et de l’apparition des épidémies, et de mettre en place des coopérations pour la gestion des phases confinement-déconfinement.

 

Gérer la crise écologique

On le voit, l’apparition des virus est directement liée à l’environnement. Par conséquent, cela renvoie à l’écologie, mais à une « une écologie scientifique, rationnelle, progressive et non politique ». Cette écologie passe non pas sur le rejet des inventions, mais au contraire par le développement de celles-ci.

Il reste que selon Thierry Pech directeur général de Terra Nova, Hubert Védrine semble un peu trop confiant sur la capacité des innovations technologiques et scientifiques pour mener à bien en Europe un projet d’écologisation et de décarbonation total.

« Pourra-t-on se passer d’une gouvernance mondiale, multilatérale un peu plus efficace sur ce sujet ? Qu’en attendre ? » a-t-il demandé à Hubert Védrine.

« Je crois à la science et à la technologie, car nous vivons dans un monde qui a été bouleversé par des révol utions industrielles jusqu’à la révolution informatique » lui a répondu l’invité. Un peu cynique mais réaliste, pour lui, la fin de l’esclavage, par exemple, est due au progrès technologique de nos sociétés plus qu’à un progrès moral : on a mis des moteurs à la place des gens.

Concernant l’avenir climatique, ce dernier pense qu’il faut éviter d’être soit trop alarmiste soit dans le déni.  

En tout cas en Europe, a-t-il expliqué, dans ce domaine la France est bonne élève. Grâce au nucléaire, l’Hexagone représente seulement 1 % de la production de CO2 mondiale.

L’Allemagne, en revanche, pollue beaucoup. À son avis, le pays est sorti beaucoup trop tôt du nucléaire, et ce pour des raisons politiques (avoir le vote des Verts) alors même qu’aucun plan de secours n’avait été trouvé. Les Allemands ont donc dû « retourner au charbon », qui engendre l’effet de serre. L’Inde et la Chine sont également des pays très pollueurs, car ils utilisent beaucoup cette ressource. « Qu’est-ce qui va les aider à s’en sortir, si ce n’est des percées technologiques ? » s’est exclamé Hubert Védrine.

En tout cas, tant que l’on n’a pas résolu le problème de la fusion nucléaire de l’hydrogène ou bien mis en place des capteurs solaires qui restituent l’énergie toute l’année, il faut que ces pays pollueurs mettent en place des mini-centrales nucléaires, a-t-il estimé.

En France, si nous sommes respectueux du climat, des efforts sont à faire quant à notre système agricole « industriel et ultra productiviste ». Nos méthodes agricoles nécessitent trop d’apports chimiques. Il est donc temps d’aider les agriculteurs à se tourner vers une agriculture biologique et raisonnée. L’écologisation doit en effet être développée dans tous les domaines.

Des questions demeurent cependant : comment s’organiser au niveau mondial pour contrer la crise écologique ? Mais surtout, qui aujourd’hui peut imposer une gouvernance mondiale aux Chinois, un des principaux pollueurs de la planète ? Alors que le monde « que l’on pensait définitivement dirigé par les Occidentaux » est derrière nous, comment allons-nous nous organiser ?

Pour éviter que la Chine ait la tentation de bâtir un système alternatif, Hubert Védrine préconise de mettre en place une gouvernance mondiale. Dans ce cas, nous serions bien entendu obligés de renégocier les rôles de chacun, car les puissances émergentes actuelles n’accepteront pas de rejoindre le système que les Occidentaux ont organisé, sans eux, après la guerre.

 

Gérer les virus informatiques

Comme pour la gestion des crises écologiques, pour l’intervenant, la réponse aux risques cyber (détaillée par Hubert Védrine dans son livre Comptes à rebours) ne peut être purement nationale, car cela demande un surcroît de recherche en science et en technologie. Quant à la souveraineté numérique, elle dépend de la préservation de ses données.

Quoi qu’il en soit, ces différentes crises s’inscrivent dans un contexte géopolitique et commercial actuellement dominé par les États-Unis et la Chine. Quelle stratégie des relations internationales l’Europe doit-elle mener ?


 

UN NOUVEAU CONTEXTE GÉOPOLITIQUE ET COMMERCIAL

L’élection de Joe Biden à la présidence des États-Unis en novembre dernier est synonyme du retour des USA sur la scène internationale, a souligné l’économiste (et membre du Cercle des économistes) Lionel Fontagné, qui a aussi participé à la discussion.

L’administration Biden a en effet décidé du retour des USA dans l’OMS, l’OMC, et l’Accord de Paris.

Rappelons qu’avant lui, l’ancien président Donald Trump avait brutalement retiré les USA de toutes ces enceintes multilatérales, les voyant comme un obstacle à la puissance américaine. Joe Biden a décidé de faire l’inverse, car, pour lui, c’est justement dans ces domaines-là que les États-Unis peuvent exercer leur leadership.

Biden l’a bien compris, a opiné Hubert Védrine, le multilatéralisme est un « terrain de lutte », contrairement à ce que croient les Européens qui idéalisent le multilatéralisme comme une réponse à tous les problèmes. « Dans un monde où règnent les carnivores géopolitiques, nous, les Européens, sommes les derniers des végétariens » a-t-il ainsi cité Sigmar Gabriel (homme politique allemand).

En d’autres termes, si Joe Biden revient partout, c’est surtout pour rétablir la puissance américaine. Ce dernier vient d’ailleurs de proposer, sous la houlette des USA, un grand sommet mondial des démocraties. Hubert Védrine s’en inquiète : le président des États-Unis va certainement demander à l’Europe de s’aligner derrière les USA pour contrer la Chine, ce qui en fait servira avant tout ses propres intérêts géostratégiques. « Il ne faudrait pas que les Européens soient des gros nigauds par rapport à ça » a mis en garde Hubert Védrine.

Pour le journaliste du Monde Alain Frachon, il semble cependant que les États-Unis, portés par l’opinion, soient plutôt en train d’amorcer un retrait des USA de la scène internationale. Joe Biden, dans son discours d’investiture, a en effet promis de mener une « politique étrangère de la classe moyenne ».

Il est vrai que les USA sont dans un semi-retrait actuellement, a reconnu Hubert Védrine, mais ils ne renoncent pas à ce qui fait la base de leur puissance : budgets militaires énormes, sanctions extraterritoriales, règne du dollar…

En fait, pour ce dernier, l’aspiration principale des Américains est – et a toujours été – la sécurité absolue.

Pour cela, faut-il contrôler le monde entier en agissant un peu partout (Biden), ou bien faut-il agir le moins possible (Trump) ? Depuis des décennies, les Américains hésitent. C’est pourquoi, à chaque élection, les Américains élisent le contraire du président sortant, a fait très justement remarquer l’homme politique.

En outre, Joe Biden parle certes de « nation bulding » (il faut d’abord s’occuper de son propre pays), mais il évoque aussi la « diplomatie des valeurs », c’est-à-dire, selon Hubert Védrine, une diplomatie « droits-de-l’hommiste ». Cela signifie donc, en filigrane, que les USA n’hésiteront certainement pas à faire preuve d’ingérence, voire à entrer en guerre, s’ils l’estiment nécessaire.

Mais peu importe le comportement des Américains, pour Hubert Védrine, seul importe celui des Européens face à cette réalité. Le risque étant qu’ils imaginent que « le méchant Trump » étant parti, tout ira bien.

Même si on peut se satisfaire de retrouver notre ancien interlocuteur, le retour des USA sur la scène internationale signifie-t-il plus de place pour l’Europe ?







Dans ses discours, Joe Biden déclare en effet qu’il veut une Europe en paix, en sécurité… mais, a souligné Hubert Védrine, il ne parle jamais « d’autonomie et de puissance européenne ». On ne peut cependant pas le lui reprocher, car ces t aux Européens de construire celes dirigeants de l’Europe se mettent d’accord entre eux pour ne pas se laisser contrôler par les USA maintenant qu’ils sont de retour.

Pour Georgina Wright, responsable du pôle Europe de l’Institut Montaigne, ne faut-il pas quand même que l’Europe maintienne un bon partenariat avec les USA ? Et plus important encore, avec le Royaume-Uni qui, suite au Brexit, semble rejeter toute coopération structurée en matière de politique étrangère avec l’Union européenne ?

Hubert Védrine a acquiescé. L’idée d’un partenariat États-Unis/Europe est une bonne idée – cela aurait même pour effet bénéfique de remobiliser le Vieux Continent qui est sur la voie de sombrer dans un certain « neutralisme pacifisme » qui le dessert fortement.

Ce partenariat est possible si on arrive à faire bouger l’administration Biden-Blinken, a ajouté l’homme politique.

Mais à son avis, le risque est que les Américains essaient plutôt de nous enrôler derrière une stratégie indopacifique pour endiguer la Chine. À terme, cela pourrait se retourner contre nous, car nous n’avons pas intérêt à nous détourner totalement de la Chine. La solution idéale, selon Hubert Védrine, serait de créer une alliance à trois piliers : USA, Grande-Bretagne et Europe. Mais cela ne s’est jamais concrétisé dans les faits, et ne le sera certainement pas, car les USA ne veulent pas d’une autonomie ou d’une souveraineté européenne.

En ce qui concerne le Royaume-Uni, Hubert Védrine est très favorable à la reconstruction de liens très étroits avec la Grande-Bretagne. « Il ne faut pas s’arrêter au rejet actuel », a-t-il martelé.

À un moment on retrouvera des raisons pour se rapprocher, a-t-il prédit. Pour lui, il est dans l’intérêt de la France de garder de bonnes relations avec la Grande-Bretagne. À cet effet, il serait bon de consolider le Lancaster house, a-t-il suggéré.

Le risque serait de voir le Royaume-Uni se tourner totalement vers les USA et adopter la vision américaine qui est la suivante : « The West against the Rest » (l’Ouest contre le reste). Une stratégie davantage profitable aux États-Unis qu’à l’Union européenne qui perdrait alors son autonomie et sa souveraineté.

Dans ce nouveau contexte géopolitique, dans ce monde où les cartes semblent redistribuées, peut-on espérer la construction d’une véritable souveraineté européenne ? s’est interrogé Hubert Védrine.

 


UNE SOUVERAINETÉ EUROPÉENNE EST-ELLE POSSIBLE ?

Ayant plusieurs fois rencontré le diplomate singapourien Kishore Mahbubani, Hubert Védrine a été marqué par le pessimisme de ce dernier quant à l’avenir de l’Europe. Pour Kishore Mahbubani, nous assistons depuis 20 ans à la fin de « la parenthèse occidentale ». Pour faire face à une Chine de plus en plus puissante, l’Europe devrait selon lui mettre en œuvre deux choses : un moratoire sur l’immigration, car l’Union européenne n’a pas les capacités d’accueillir des millions d’Africains à la recherche d’une vie meilleure (Mahbubani n’a rien d’un nationaliste européen lui-même étant indien, de culture chinoise, a précisé Hubert Védrine), et le déploiement d’une pensée stratégique « machiavélienne » à long terme.

Hubert Védrine, moins pessimiste que le diplomate singapourien, préfère quant à lui parler non pas de « la fin de l’Europe », mais de la fin du monopole de la puissance occidentale. Une souveraineté européenne est-elle possible dans ce cas ? Construire cette souveraineté commune en respectant les souverainetés nationales à 27, est-ce possible ?

Pour l’ancien secrétaire général de l’Élysée, les intérêts nationaux ne sont en tout cas pas incompatibles avec l’Europe, et l’Union européenne ne doit pas être incompatible avec les intérêts nationaux. « Les seuls qui s’opposent à ça, ce sont les élites “ultras européistes”, qui passent leur temps à dénoncer les égoïsmes nationaux »

a critiqué Hubert Védrine.

Ces derniers pensent, notamment, que le commerce est bon quoiqu’il arrive, peu importe les conséquences sociales qu’il engendre. Pour Hubert Védrine, c’est une des raisons du réveil des identités et du nationalisme un peu partout en Europe : « les nations ont été trop agressées par une globalisation sino-américaine trop prégnante ».

Heureusement, a-t-il ajouté, la Commission européenne commence enfin à utiliser des instruments de défense commerciale.

Pour Sébastien Maillard, président de l’Institut Jacques Delors, il semble désormais que l’Europe soit en train de renouer avec le mot « puissance ». Ce terme sera d’ailleurs selon lui « le mot clé de la présidence française de l’Union européenne » (la France présidera en effet le Conseil de l’UE en 2022, NDLR).

« Je me réjouis de ce changement qui est d’abord d’ordre sémantique » a approuvé Hubert Védrine.

Cependant, a-t-il précisé, beaucoup reste à faire. Les dirigeants européens pensaient par exemple que l’euro allait occuper une place beaucoup plus importante dans les échanges internationaux, or « il y a de la marge ! »

Concernant la concurrence commerciale, il était temps que ça change, a déclaré l’ancien secrétaire général de l’Élysée. La politique commerciale de l’Europe a en effet souvent été accusée d’être trop « gentille ». Les dirigeants veulent désormais mettre en place une « autonomie stratégique ouverte » dans le domaine commercial (cf. Phil Hogan, ancien commissaire européen au commerce).

Sur le plan de la puissance politique, Hubert Védrine pense que « dans leur tête, les Européens ont abdiqué ». Après la Guerre 39-45, ils ont selon lui fait des amalgames. Pour eux, à partir de cette époque, le patriotisme, le nationalisme, l’identité, la nation, la compétition commerciale…

sont devenus des termes synonymes de guerre, voire de guerre mondiale. « Il y a un blocage depuis des décennies » a regretté l’intervenant.

C’est en tout cas ce qu’il a pu constater en suivant les débats sur l’avenir de l’OTAN en février dernier (le 17 février 2021, les ministres de la Défense se sont entretenus de l’avenir de l’OTAN à l’horizon 2030, NDLR). À cette occasion, aucun pays européen membre du groupe n’a défendu la notion « d’autonomie stratégique ». Pour eux, il s’agit d’un concept « illusoire et dangereux. »

« Les Européens pensent vraiment que la puissance, c’est dépassé et dangereux, a cinglé Hubert Védrine, ils ont surtout des ambitions hédonistes et individualistes : ils veulent du social et du temps libre. »

En matière de Défense, la France et l’Allemagne ne sont, en outre, pas sur la même longueur d’onde. Cela pourrait, selon lui, poser un problème quant à l’avenir de nouveaux programmes de coopération.

Bref, pour qu’une véritable souveraineté européenne puisse advenir, selon Hubert Védrine, il faudrait que tous les dirigeants des pays qui constituent l’Europe aient envie que l’Europe devienne une puissance. « Une puissance raisonnable, pacifique, mais pas pacifiste » a précisé celui qui fut également ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement Lionel Jospin.

Quelles pourraient être les modalités de cette souveraineté ?

Un exemple : en matière de médicaments et de masques, il ne faut plus dépendre d’un seul fournisseur.

Même s’il n’y a pas de réponse globale, il faut essayer de donner un contenu à ce concept de souveraineté européenne.

Certes, les élites mondialisées estiment que dans un monde numérisé fait d’interdépendances, même la notion de « souveraineté nationale » ne veut plus rien dire (après les votes eurosceptiques lors des élections européennes de 2019, certains membres de la Commission avaient déclaré, avec un certain mépris, que de toute façon, ça ne changeait rien), mais en parlant ainsi, elles conduisent les peuples à « décrocher », ce qui conduit à des vagues de populisme (un terme qui, selon Hubert Védrine, est trop souvent utilisé pour faire peur, alors qu’il faut surtout chercher les causes du phénomène).

Il est temps de « raccrocher les wagons (les populations) à la locomotive (les élites) », a recommandé Hubert Védrine : « c’est du devoir des intellectuels, des décideurs, des économistes, des géopoliticiens de redéfinir de façon crédible, raisonnable ce que peut vouloir dire le mot souveraineté ».

Enfin, ce dernier s’est penché sur le cas de la France. Quelle place occupe-t-elle sur la scène géopolitique actuelle ? Quelles sont ses forces et ses faiblesses ?

 


LA PLACE DE LA FRANCE DANS LE CONTEXTE GÉOPOLITIQUE ACTUEL

D’ores et déjà, la France, comme le reste de l’Europe, doit faire face à un concurrent de taille : la Chine. Il est à craindre de la part de cette dernière une utilisation du commerce comme une arme. Il faudra savoir y répondre, via certainement un protectionnisme économique, car si la Chine ne trouve pas d’adversaire, « elle avancera ses pions » a prédit Hubert Védrine.

La France dispose d’atouts pour s’en sortir. Cependant, pour Hubert Védrine, le pays doit faire face au sentiment de dépression de sa population. Les sondages montrent en effet que globalement, les Français sont très pessimistes quant à l’avenir de leur propre pays (« plus que les citoyens en Irak ! » s’est indigné l’intervenant). Pour ce dernier, ce pessimisme est certainement lié au fait que la France (contrairement à de nombreux pays dans le monde) était autrefois une très grande puissance.

Or, aujourd’hui, la France est une puissance moyenne. Pour l’homme politique, « c’est déjà très bien ! » En effet, la France fait partie du G20, qui comporte 15 puissances, et 5 pays émergents. Dans ce groupe, la France fait partie des puissances. « Être une puissance moyenne dans un groupe de 15, c’est très honorable » a assuré l’ancien secrétaire général de l’Élysée.

Ce défaitisme, Hubert Védrine l’a touché du doigt lors de la remise de son rapport sur La France et la mondialisation (qui lui avait été demandé en 2007 par le président Nicolas Sarkozy), dans lequel il avait établi la liste des atouts et des handicaps de la France. Lors des conférences de presse, les médias insistaient toujours sur les handicaps et le passé « chargé » de la France, « la repentance », etc., mais quand il fallait parler des atouts, les journalistes avaient tendance à pointer le chauvinisme. « C’est une vraie maladie, ce manque de confiance en soi » a fustigé Hubert Védrine.

Certes, la France connaît actuellement un véritable décrochage industriel (dû à la théorie jugée « débile » par Hubert Védrine « d’entreprises sans usine » qui a beaucoup profité à la Chine), mais elle a aussi beaucoup d’atouts.

Avant Mitterrand, a expliqué Hubert Védrine, le rôle de la France était bien défini. Elle était un pays allié, mais avec de l’autonomie (« allié, mais pas aligné »). En revanche, après Mitterrand « on a été sans arrêt obligé de réinventer une politique française ».

Actuellement, l’Hexagone est déchiré entre plusieurs options : mettre en place une politique réaliste (s’inspirant de Machiavel), une politique missionnaire (« droits-de-l’hommiste »), ou bien s’en remettre totalement à l’Europe. C’est très compliqué, a estimé l’homme politique.

La solution ? Il faut chercher les combinaisons les plus opérationnelles possible, a recommandé Hubert Védrine, tout en prenant en compte ce que font nos partenaires, qui eux, ne l’oublions pas, n’ont pas autant d’états d’âme que nous.


Maria-Angélica Bailly

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