Dans le cadre de son séminaire « L’état de la France », qui fait intervenir des experts « qui partagent leur regard sur
les mécanismes à l’œuvre et les perspectives pour demain », le Cercle des économistes a reçu, le 5 mars dernier,
le diplomate et homme politique Hubert Védrine. Ce dernier a livré sa pensée et
ses convictions quant à la place actuelle qu’occupent la France, et plus
largement l’Europe, dans le nouvel ordre géopolitique mondial dominé par les
USA et la Chine. Quelles sont nos forces et nos faiblesses ? Une
souveraineté européenne est-elle encore possible ?
Comme l’a rappelé en
préambule Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes, le séminaire
sur l’état de la France a été pensé par le Cercle comme des travaux préparatifs
aux Rencontres d’Aix qui auront lieu en juillet 2021. « La France dans le nouvel ordre géopolitique mondial » est la 5e
conférence organisée dans ce cadre, avec pour invité d’honneur Hubert Védrine.
Celle-ci a été animée par l’économiste Pierre Jacquet et par divers
spécialistes intervenus lors des échanges.
SORTIR
DE L’ILLUSION POUR PENSER LE RÉEL
Hubert Védrine a publié
en février dernier un Dictionnaire amoureux de la géopolitique, « une sorte de
balade historique dans la géopolitique de différentes époques » a précisé celui
qui fut autrefois conseiller diplomatique et secrétaire général sous
Mitterrand. Il y aborde les principales thématiques qui ont nourri la
discussion.
Son ouvrage emmène les
lecteurs à l’époque d’Alexandre Le Grand, de Napoléon, jusqu’à la nôtre.
L’auteur a cependant affirmé qu’il ne s’agissait pas d’un vrai dictionnaire, «
car il n’est pas exhaustif ». Il y a seulement évoqué des sujets de son choix –
concernant en particulier l’Europe – à propos desquels il a confié ne pas
toujours rejoindre « le mainstream ».
Pour lui en effet, sur un
grand nombre de sujets, les Européens sont plongés dans un « aveuglement
idéologique ». Hubert Védrine prône quant à lui une méthode générale pour
penser le monde qui se résume ainsi : sortir de l’illusion pour penser le réel.
C’est pourquoi ce
dernier a confié nourrir beaucoup de scepticisme quant à la conception de
l’Europe de Kant (une vision toujours partagée par de nombreux dirigeants
européens). La vision kantienne (ou hégélienne) de l’Europe aboutit en effet à
l’idée que l’Histoire, avec un grand H, s’achèvera sur un consensus universel
autour de la démocratie. Pour lui, cette idéologie se nourrit des illusions des
Occidentaux, surtout celles des Européens, « qui sont des bisounours ».
Pour Hubert Védrine, il
n’existe pas – et n’existera sans doute jamais – de « communauté internationale
». Ce qui est réel, en revanche, c’est un monde avec des interactions, des
rapports de force et de violences « y compris
dans les enceintes multilatérales qu’il ne faut pas idéaliser. »
Après la Seconde Guerre
mondiale, les Européens ont fait le choix d’abandonner leur puissance en
demandant aux USA de les protéger (cf. Plan Marshall). Ils ont développé tout
un projet économique sous cette « bulle protectrice », et continuent de le
faire. Ils pensaient qu’après la guerre allait advenir une grande communauté
internationale pacifique. C’est une grave erreur, a estimé l’intervenant, car
même après cette période de conflits, les rapports de force ont perduré. « En tant que mécanisme fonctionnel par
rapport aux relations internationales d’aujourd’hui, la philosophie de Kant ne
fonctionne pas » a assuré Hubert Védrine.
Et les Européens sont,
selon lui, dans l’utopie totale dans bien d’autres domaines comme celui des
droits de l’homme et du commerce.
Concernant les droits de
l’homme, Hubert Védrine ne dénonce pas l’attachement aux valeurs des droits de
l’homme, mais à une conception « droit-de-l’hommiste
du monde », c’est-à-dire comme étant l’élément majeur de la politique
étrangère que les Occidentaux veulent imposer chez les autres. Pendant des
siècles, on a évangélisé, ce qui a été dénoncé depuis. « Maintenant on veut partout "droit-de-l’hommiser" »,
a-t-il expliqué, ce qui en soi revient au même, sauf que là, il y a un
consensus général. Or, il faut se rendre à l’évidence : selon l’intervenant,
cela ne fonctionne pas.
En 2001, on a fait
entrer la Chine dans l’OMC alors que celle-ci ne respectait pas les valeurs des
droits de l’homme, « et n’avait
certainement pas l’intention de le faire ». Les dirigeants de l’OMC avaient
fait le pari que les Chinois allaient se développer, se moderniser, et donc
devenir une démocratie libérale. Or, cela ne s’est pas passé ainsi. La Chine
est aujourd’hui la seconde puissance mondiale, mais est toujours un État
communiste, totalitaire, de plus en plus agressif sur la scène du commerce
international.
Cette notion d’interdépendance ou
de "doux commerce", comme
l’appelle l’OMC, comme moyen de « droit-de-l’hommiser » est encore une fois une utopie. D’ailleurs un commerce doux peut-il
vraiment exister ?
Bref, « même si on considère qu’il est formidable
d’avoir des utopies et des ambitions », pour l’ancien secrétaire général de
l’Élysée, il faut s’en méfier, car « les
illusions préparent les désillusions, le découragement et le pessimisme qui
aujourd’hui ronge les Français de manière disproportionnée. »
Garder les pieds sur terre est
d’autant plus essentiel quand on doit faire face aux crises actuelles.
CRISE SANITAIRE, CRISE
ÉCOLOGIQUE, NUMÉRIQUE : UN MONDE ÉPROUVÉ
Dans
son Dictionnaire amoureux de la
géopolitique, Hubert Védrine appelle à revisiter Machiavel, pour qui
l’anticipation est une vertu primordiale. Trop dans l’immédiat, les Occidentaux,
et notamment les Européens, doivent
selon lui développer cette capacité d’anticipation. Anticiper les
épidémies sanitaires, mais aussi les pandémies de virus informatiques, les
crises écologiques.
Mais
comment organiser la prévention ? a demandé Pierre Jacquet à son invité.
Gérer les épidémies
Sur
le plan sanitaire, depuis des années, les virologues ne cessent de mettre en
garde. Ils considèrent tous que le développement, la surpopulation,
l’urbanisation, la déforestation sont en train de « réveiller » les virus. Et
il y en aura d’autres. Dans son Essai Et
après ?, Hubert Védrine insiste donc sur la nécessité de mener – dans le
cadre de l’OMS revigorée par le retour des Américains – une évaluation mondiale
de la surveillance des virus et de l’apparition des épidémies, et de mettre en
place des coopérations pour la gestion des phases confinement-déconfinement.
Gérer la crise écologique
On
le voit, l’apparition des virus est directement liée à l’environnement. Par
conséquent, cela renvoie à l’écologie, mais à une « une écologie scientifique, rationnelle, progressive et non politique
». Cette écologie passe non pas sur le rejet des inventions, mais au contraire
par le développement de celles-ci.
Il
reste que selon Thierry Pech directeur général de Terra Nova, Hubert Védrine
semble un peu trop confiant sur la capacité des innovations technologiques et
scientifiques pour mener à bien en Europe un projet d’écologisation et de
décarbonation total.
« Pourra-t-on se passer d’une gouvernance
mondiale, multilatérale un peu plus efficace sur ce sujet ? Qu’en attendre ? »
a-t-il demandé à Hubert Védrine.
« Je crois à la science et à la technologie, car nous
vivons dans un monde qui a été bouleversé par des révol utions industrielles jusqu’à la révolution
informatique » lui a répondu l’invité. Un peu cynique mais réaliste, pour lui, la fin de l’esclavage, par
exemple, est due au progrès technologique de nos sociétés plus qu’à un progrès
moral : on a mis des moteurs à la
place des gens.
Concernant
l’avenir climatique, ce dernier pense qu’il faut éviter d’être soit trop
alarmiste soit dans le déni.
En
tout cas en Europe, a-t-il expliqué, dans ce domaine la France est bonne élève.
Grâce au nucléaire, l’Hexagone représente seulement 1 % de la production de CO2
mondiale.
L’Allemagne,
en revanche, pollue beaucoup. À son avis, le pays est sorti beaucoup trop tôt
du nucléaire, et ce pour des raisons politiques (avoir le vote des Verts) alors
même qu’aucun plan de secours n’avait été trouvé. Les Allemands ont donc dû «
retourner au charbon », qui engendre l’effet de serre. L’Inde et la Chine sont
également des pays très pollueurs, car ils utilisent beaucoup cette ressource.
« Qu’est-ce qui va les aider à s’en
sortir, si ce n’est des percées technologiques ? » s’est exclamé Hubert
Védrine.
En tout cas,
tant que l’on n’a pas résolu le problème de la fusion nucléaire de l’hydrogène
ou bien mis en place des capteurs solaires qui restituent l’énergie toute
l’année, il faut que ces pays pollueurs mettent en place des mini-centrales
nucléaires, a-t-il estimé.
En France,
si nous sommes respectueux du climat, des efforts sont à faire quant à notre
système agricole « industriel et
ultra productiviste ». Nos méthodes agricoles nécessitent trop d’apports
chimiques. Il est donc temps d’aider les agriculteurs
à se tourner vers une agriculture biologique et raisonnée. L’écologisation doit en
effet être développée dans tous les domaines.
Des
questions demeurent cependant : comment s’organiser au niveau mondial pour
contrer la crise écologique ? Mais surtout, qui aujourd’hui peut imposer une
gouvernance mondiale aux Chinois, un des principaux pollueurs de la planète ?
Alors que le monde « que l’on pensait
définitivement dirigé par les Occidentaux » est derrière nous, comment
allons-nous nous organiser ?
Pour éviter
que la Chine ait la tentation de bâtir un système alternatif, Hubert Védrine
préconise de mettre en place une gouvernance mondiale. Dans ce cas, nous
serions bien entendu obligés de renégocier les rôles de chacun, car les
puissances émergentes actuelles n’accepteront pas de rejoindre le système que
les Occidentaux ont organisé, sans eux, après la guerre.
Gérer les virus informatiques
Comme pour
la gestion des crises écologiques, pour l’intervenant, la réponse aux risques
cyber (détaillée par Hubert Védrine dans son livre Comptes à rebours) ne
peut être purement nationale, car cela demande un surcroît de recherche en
science et en technologie. Quant à la souveraineté numérique, elle dépend de la
préservation de ses données.
Quoi qu’il
en soit, ces différentes crises s’inscrivent
dans un contexte géopolitique et commercial actuellement dominé par les
États-Unis et la Chine. Quelle stratégie des relations internationales l’Europe
doit-elle mener ?
UN
NOUVEAU CONTEXTE GÉOPOLITIQUE ET
COMMERCIAL
L’élection de Joe Biden à la
présidence des États-Unis en
novembre dernier est synonyme du retour des USA sur la scène internationale, a
souligné l’économiste (et membre du Cercle des économistes) Lionel Fontagné,
qui a aussi participé à la discussion.
L’administration Biden a en effet
décidé du retour des USA dans l’OMS, l’OMC, et l’Accord de Paris.
Rappelons qu’avant lui, l’ancien
président Donald Trump avait brutalement retiré les USA de toutes ces enceintes
multilatérales, les voyant comme un obstacle à la puissance américaine. Joe
Biden a décidé de faire l’inverse, car, pour lui, c’est justement dans ces
domaines-là que les États-Unis
peuvent exercer leur leadership.
Biden l’a bien compris, a opiné
Hubert Védrine, le multilatéralisme est un « terrain de lutte »,
contrairement à ce que croient les Européens qui idéalisent le multilatéralisme
comme une réponse à tous les problèmes. « Dans un monde où règnent les carnivores géopolitiques, nous, les
Européens, sommes les derniers des végétariens » a-t-il ainsi cité Sigmar Gabriel (homme politique
allemand).
En d’autres termes, si Joe Biden
revient partout, c’est surtout pour rétablir la puissance américaine. Ce
dernier vient d’ailleurs de proposer, sous la houlette des USA, un grand sommet
mondial des démocraties. Hubert Védrine s’en inquiète : le président des
États-Unis va
certainement demander à l’Europe de s’aligner derrière les USA pour contrer la
Chine,
ce qui en fait servira avant tout ses propres intérêts géostratégiques. « Il ne faudrait pas que les Européens
soient des gros nigauds par rapport à ça » a mis en garde Hubert Védrine.
Pour le journaliste du Monde
Alain Frachon, il semble cependant que les États-Unis,
portés par l’opinion, soient plutôt en train d’amorcer un retrait des USA de la
scène internationale. Joe Biden, dans son discours d’investiture, a en effet
promis de mener une « politique étrangère de la classe moyenne
».
Il est vrai que les USA sont dans
un semi-retrait actuellement, a reconnu Hubert Védrine, mais ils ne renoncent
pas à ce qui fait la base de leur puissance : budgets militaires énormes,
sanctions extraterritoriales, règne du dollar…
En fait, pour ce dernier,
l’aspiration principale des Américains est – et a toujours été – la sécurité
absolue.
Pour cela, faut-il contrôler le
monde entier en agissant un peu partout (Biden), ou bien faut-il agir le moins
possible (Trump) ? Depuis des décennies, les Américains
hésitent. C’est pourquoi, à chaque élection, les Américains élisent
le contraire du président sortant, a fait très justement remarquer l’homme
politique.
En outre, Joe Biden parle certes
de « nation bulding » (il faut d’abord s’occuper de son propre pays), mais
il évoque
aussi la « diplomatie des valeurs »,
c’est-à-dire, selon Hubert Védrine, une diplomatie « droits-de-l’hommiste ».
Cela signifie
donc, en filigrane, que les USA n’hésiteront certainement pas à faire preuve
d’ingérence, voire à entrer en guerre, s’ils l’estiment nécessaire.
Mais peu importe le comportement
des Américains, pour Hubert Védrine, seul importe celui
des Européens face à cette réalité. Le risque étant qu’ils imaginent que « le méchant Trump » étant parti, tout ira bien.
Même si on peut se satisfaire de
retrouver notre ancien interlocuteur, le retour des USA sur la scène
internationale signifie-t-il plus de place pour l’Europe ?
Dans ses discours, Joe Biden
déclare en effet qu’il veut une Europe en paix, en sécurité… mais, a souligné
Hubert Védrine, il ne parle jamais « d’autonomie et de puissance
européenne ». On ne peut cependant pas le lui reprocher, car c’es t aux Européens de construire celes
dirigeants de l’Europe se mettent d’accord entre eux pour ne pas se laisser
contrôler par les USA maintenant qu’ils sont de retour.
Pour
Georgina Wright, responsable du pôle Europe de l’Institut Montaigne, ne faut-il
pas quand même que l’Europe maintienne un bon partenariat avec les USA ?
Et plus important encore, avec le Royaume-Uni qui, suite au Brexit, semble
rejeter toute coopération structurée en matière de politique étrangère avec
l’Union européenne ?
Hubert Védrine a acquiescé.
L’idée d’un partenariat États-Unis/Europe est une
bonne idée – cela aurait même pour effet bénéfique de remobiliser le Vieux
Continent qui est sur la voie de sombrer dans un certain « neutralisme
pacifisme » qui le dessert fortement.
Ce partenariat est possible si on
arrive à faire bouger l’administration Biden-Blinken, a ajouté l’homme
politique.
Mais à son avis, le risque est
que les Américains essaient plutôt de nous enrôler derrière une stratégie
indopacifique pour endiguer la Chine. À terme, cela pourrait se retourner contre
nous, car nous n’avons pas intérêt à nous détourner totalement de la Chine. La
solution idéale, selon Hubert Védrine, serait de créer une alliance à trois
piliers : USA, Grande-Bretagne et Europe. Mais cela ne s’est jamais
concrétisé dans les faits, et ne le sera certainement pas, car les
USA ne veulent pas d’une autonomie ou d’une souveraineté européenne.
En ce qui concerne le
Royaume-Uni, Hubert Védrine est très favorable à la reconstruction de liens
très étroits avec la Grande-Bretagne. « Il ne faut pas s’arrêter au rejet
actuel », a-t-il martelé.
À un moment on
retrouvera des raisons pour se rapprocher, a-t-il prédit. Pour lui, il est dans
l’intérêt de la France de garder de bonnes relations avec la Grande-Bretagne. À
cet effet, il serait bon de consolider le Lancaster house, a-t-il suggéré.
Le risque serait de voir
le Royaume-Uni se tourner totalement vers les USA et adopter la vision
américaine qui est la suivante : « The
West against the Rest » (l’Ouest contre le reste). Une stratégie davantage
profitable aux États-Unis qu’à l’Union européenne qui perdrait alors son
autonomie et sa souveraineté.
Dans ce nouveau contexte
géopolitique, dans ce monde où les cartes semblent redistribuées, peut-on espérer
la construction d’une véritable souveraineté européenne ? s’est interrogé
Hubert Védrine.
UNE SOUVERAINETÉ EUROPÉENNE
EST-ELLE POSSIBLE ?
Ayant plusieurs fois
rencontré le diplomate singapourien Kishore Mahbubani, Hubert Védrine a été
marqué par le pessimisme de ce dernier quant à l’avenir de l’Europe. Pour
Kishore Mahbubani, nous assistons depuis 20 ans à la fin de « la parenthèse
occidentale ». Pour faire face à une Chine de plus en plus puissante, l’Europe
devrait selon lui mettre en œuvre deux choses : un moratoire sur l’immigration,
car l’Union européenne n’a pas les capacités d’accueillir des millions
d’Africains à la recherche d’une vie meilleure (Mahbubani n’a rien d’un
nationaliste européen lui-même étant indien, de culture chinoise, a précisé
Hubert Védrine), et le déploiement d’une pensée stratégique « machiavélienne »
à long terme.
Hubert Védrine, moins
pessimiste que le diplomate singapourien, préfère quant à lui parler non pas de
« la fin de l’Europe », mais de la
fin du monopole de la puissance occidentale. Une souveraineté européenne
est-elle possible dans ce cas ? Construire cette souveraineté commune en
respectant les souverainetés nationales à 27, est-ce possible ?
Pour l’ancien secrétaire
général de l’Élysée, les intérêts nationaux ne sont en tout cas pas
incompatibles avec l’Europe, et l’Union européenne ne doit pas être
incompatible avec les intérêts nationaux. « Les
seuls qui s’opposent à ça, ce sont les élites “ultras européistes”, qui passent
leur temps à dénoncer les égoïsmes nationaux »
a critiqué Hubert
Védrine.
Ces derniers pensent,
notamment, que le commerce est bon quoiqu’il arrive, peu importe les
conséquences sociales qu’il engendre. Pour Hubert Védrine, c’est une des
raisons du réveil des identités et du nationalisme un peu partout en Europe : «
les nations ont été trop agressées par une globalisation sino-américaine trop
prégnante ».
Heureusement, a-t-il
ajouté, la Commission européenne commence enfin à utiliser des instruments de
défense commerciale.
Pour Sébastien Maillard,
président de l’Institut Jacques Delors, il semble désormais que l’Europe soit
en train de renouer avec le mot « puissance
». Ce terme sera d’ailleurs selon lui « le mot clé de la présidence française de l’Union européenne » (la
France présidera en effet le Conseil de l’UE en 2022, NDLR).
« Je me réjouis de ce changement qui est d’abord d’ordre sémantique
» a approuvé Hubert Védrine.
Cependant, a-t-il
précisé, beaucoup reste à faire. Les dirigeants européens pensaient par exemple
que l’euro allait occuper une place beaucoup plus importante dans les échanges
internationaux, or « il y a de la marge ! »
Concernant la
concurrence commerciale, il était temps que ça change, a déclaré l’ancien
secrétaire général de l’Élysée. La politique commerciale de l’Europe a en effet
souvent été accusée d’être trop « gentille ». Les dirigeants veulent désormais
mettre en place une « autonomie stratégique ouverte » dans le domaine
commercial (cf. Phil Hogan, ancien commissaire européen au commerce).
Sur le plan de la puissance
politique, Hubert Védrine pense que « dans leur tête, les Européens ont abdiqué
». Après la Guerre 39-45, ils ont selon lui fait des amalgames. Pour eux, à
partir de cette époque, le patriotisme, le nationalisme, l’identité, la nation,
la compétition commerciale…
sont devenus des termes
synonymes de guerre, voire de guerre mondiale. « Il y a un blocage depuis des
décennies » a regretté l’intervenant.
C’est en tout cas ce
qu’il a pu constater en suivant les débats sur l’avenir de l’OTAN en février
dernier (le 17 février 2021, les ministres de la Défense se sont entretenus de
l’avenir de l’OTAN à l’horizon 2030, NDLR). À cette occasion, aucun pays
européen membre du groupe n’a défendu la notion « d’autonomie stratégique ». Pour eux, il s’agit d’un concept « illusoire et dangereux. »
«
Les Européens pensent vraiment que la puissance, c’est dépassé et dangereux, a
cinglé Hubert Védrine, ils ont surtout
des ambitions hédonistes et individualistes : ils veulent du social et du temps
libre. »
En matière de Défense,
la France et l’Allemagne ne sont, en outre, pas sur la même longueur d’onde.
Cela pourrait, selon lui, poser un problème quant à l’avenir de nouveaux
programmes de coopération.
Bref, pour qu’une
véritable souveraineté européenne puisse advenir, selon Hubert Védrine, il
faudrait que tous les dirigeants des pays qui constituent l’Europe aient envie
que l’Europe devienne une puissance. «
Une puissance raisonnable, pacifique, mais pas pacifiste » a précisé celui
qui fut également ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement Lionel
Jospin.
Quelles pourraient être
les modalités de cette souveraineté ?
Un exemple : en matière
de médicaments et de masques, il ne faut plus dépendre d’un seul fournisseur.
Même s’il n’y a pas de
réponse globale, il faut essayer de donner un contenu à ce concept de
souveraineté européenne.
Certes, les élites
mondialisées estiment que dans un monde numérisé fait d’interdépendances, même
la notion de « souveraineté nationale » ne veut plus rien dire (après les votes
eurosceptiques lors des élections européennes de 2019, certains membres de la
Commission avaient déclaré, avec un certain mépris, que de toute façon, ça ne
changeait rien), mais en parlant ainsi, elles conduisent les peuples à «
décrocher », ce qui conduit à des vagues de populisme (un terme qui, selon
Hubert Védrine, est trop souvent utilisé pour faire peur, alors qu’il faut
surtout chercher les causes du phénomène).
Il est temps de «
raccrocher les wagons (les populations) à la locomotive (les élites) », a recommandé
Hubert Védrine : « c’est du devoir des
intellectuels, des décideurs, des économistes, des géopoliticiens de redéfinir
de façon crédible, raisonnable ce que peut vouloir dire le mot souveraineté ».
Enfin, ce dernier s’est
penché sur le cas de la France. Quelle place occupe-t-elle sur la scène
géopolitique actuelle ? Quelles sont ses forces et ses faiblesses ?
LA
PLACE DE LA FRANCE DANS LE CONTEXTE GÉOPOLITIQUE ACTUEL
D’ores et déjà, la
France, comme le reste de l’Europe, doit faire face à un concurrent de taille :
la Chine. Il est à craindre de la part de cette dernière une utilisation du
commerce comme une arme. Il faudra savoir y répondre, via certainement un
protectionnisme économique, car si la Chine ne trouve pas d’adversaire, « elle avancera ses pions » a prédit
Hubert Védrine.
La France dispose
d’atouts pour s’en sortir. Cependant, pour Hubert Védrine, le pays doit faire
face au sentiment de dépression de sa population. Les sondages montrent en
effet que globalement, les Français sont très pessimistes quant à l’avenir de
leur propre pays (« plus que les citoyens
en Irak ! » s’est indigné l’intervenant). Pour ce dernier, ce pessimisme
est certainement lié au fait que la France (contrairement à de nombreux pays
dans le monde) était autrefois une très grande puissance.
Or, aujourd’hui, la
France est une puissance moyenne. Pour l’homme politique, « c’est déjà très
bien ! » En effet, la France fait partie du G20, qui comporte 15 puissances, et
5 pays émergents. Dans ce groupe, la France fait partie des puissances. « Être une puissance moyenne dans un groupe
de 15, c’est très honorable » a assuré l’ancien secrétaire général de
l’Élysée.
Ce défaitisme, Hubert
Védrine l’a touché du doigt lors de la remise de son rapport sur La France et
la mondialisation (qui lui avait été demandé en 2007 par le président Nicolas
Sarkozy), dans lequel il avait établi la liste des atouts et des handicaps de
la France. Lors des conférences de presse, les médias insistaient toujours sur
les handicaps et le passé « chargé »
de la France, « la repentance »,
etc., mais quand il fallait parler des atouts, les journalistes avaient
tendance à pointer le chauvinisme. «
C’est une vraie maladie, ce manque de confiance en soi » a fustigé Hubert
Védrine.
Certes, la France
connaît actuellement un véritable décrochage industriel (dû à la théorie jugée
« débile » par Hubert Védrine « d’entreprises
sans usine » qui a beaucoup profité à la Chine), mais elle a aussi beaucoup
d’atouts.
Avant Mitterrand, a
expliqué Hubert Védrine, le rôle de la France était bien défini. Elle était un
pays allié, mais avec de l’autonomie (« allié,
mais pas aligné »). En revanche, après Mitterrand « on a été sans arrêt
obligé de réinventer une politique française ».
Actuellement, l’Hexagone
est déchiré entre plusieurs options : mettre en place une politique réaliste
(s’inspirant de Machiavel), une politique missionnaire (« droits-de-l’hommiste
»), ou bien s’en remettre totalement à l’Europe. C’est très compliqué, a estimé
l’homme politique.
La solution ? Il faut
chercher les combinaisons les plus opérationnelles possible, a recommandé
Hubert Védrine, tout en prenant en compte ce que font nos partenaires, qui eux,
ne l’oublions pas, n’ont pas autant d’états d’âme que nous.
Maria-Angélica Bailly