Le débat sur la défiance du
citoyen envers l’institution judiciaire atteint son paroxysme, alimenté par une
actualité qui regorge d'événements mettant en relief une insécurité latente et
un sentiment d'impunité de la « voyoucratie » triomphante. Les enquêtes
d'opinion révèlent surtout l’impression ressentie d’une réponse pénale
inappropriée. La justice civile n'est pas épargnée, avec ses lenteurs, la
complexité de la procédure et des normes innombrables qu'il faut savoir manier.
Indépendamment de la réflexion exhaustive sur « les insuffisances de la
justice » que nous avons entreprise (V. notre article sur la Grande
Bibliothèque du Droit : « Quelques réflexions désabusées d'un habitué des
prétoires sur les insuffisances de la justice... »), il est apparu opportun
de faire un autre inventaire, celui des droits nominaux qui figurent dans notre
arsenal législatif, mais qui pour des raisons diverses, ne sont plus respectés.
75 % des Français estiment qu'ils
ne sont pas égaux devant la justice. De nos jours, on se réfère à des règles
normatives qui figurent dans nos Codes, mais qui ne semblent plus suivies par
les institutions. La liste en est abondante. On se bornera à souligner les cas
indiscutables les plus significatifs. Ils illustrent la désuétude,
l'obsolescence, voire l'inefficience d'une réglementation souvent opaque,
parfois inintelligible, abusivement ou insuffisamment répressive, pléthorique
et encore incomprise, ignorante des libertés publiques, tellement loin des
préoccupations de la population.
LA SÉPARATION DES POUVOIRS
Legs de Montesquieu, ce principe
fondamental de notre démocratie figure dans la Constitution à travers la
répartition de la sphère législative (au Parlement) et de la sphère
réglementaire (au gouvernement) sous les yeux du pouvoir judiciaire qui est une
« autorité ». Celle-ci a, au moyen de ses cours suprêmes (Conseil d'État pour
l'ordre administratif, Cour de cassation pour l'ordre judiciaire, Tribunal des
conflits en cas d'hésitation sur la compétence), la tâche d'arbitrer en dernier
ressort les divergences, en harmonie avec le Conseil constitutionnel qui a de
son côté la charge de veiller au respect de la norme constitutionnelle, et
depuis plus de dix ans, de censurer la loi suite au traitement des Questions
prioritaires de constitutionnalité (QPC), filtrées sous conditions de
recevabilité mais ouvertes à tout citoyen.
Si l'on peut négliger les
empiétements de l'exécutif sur le législatif et vice-versa, qui répondent
surtout à des considérations politiques, il n'en est pas de même vis-à-vis du
troisième pouvoir que représente l'autorité judiciaire, fréquemment dominée par
les deux autres. Ainsi, le juge refuse d'appliquer la loi votée en fonction de
ses propres critères pouvant demeurer inexpliqués (exemple : lorsque la loi
ALUR du 24 mars 2014 comporte des mesures transitoires, la Cour de cassation
les ignore au motif que la loi nouvelle s'applique immédiatement aux effets juridiques
des situations antérieures à son entrée en vigueur et non définitivement
réalisées), et en retour, le Parlement refuse de s'incliner sur une
jurisprudence considérée inadéquate (exemple : la loi Murcef du 11 décembre
2001 ayant contraint pour le statut des baux commerciaux à abandonner la
révision à la baisse sans que le loyer en vigueur en constitue le plancher,
pour contrarier la jurisprudence contraire).
Il n'y a pas d'étanchéité entre
les pouvoirs respectifs. Le parquet exerce ses fonctions selon une politique
pénale déterminée par l'exécutif dont dépend la carrière des procureurs, placés
sous l'autorité hiérarchique du ministère de la Justice. Ce lien critiqué n'a
jamais pu être tranché, malgré les tentatives de tous les régimes successifs,
en raison de l'insuffisance de la majorité des 3/5es pour voter une telle
réforme au Congrès de la République.
Enfin, quid de la
nomination de juge du siège d'échelon élevé sans l'aval de l'exécutif ?
LES DROITS DE LA DÉFENSE
Principe fondamental du droit dont
on ne peut imaginer se passer, les droits de la défense sont l'indispensable
pendant du système accusatoire et préservent un équilibre institutionnel acquis
par la démocratie. Ces droits sont pourtant en péril. Récemment, dans une
affaire très médiatisée, l'enquête préliminaire menée en secret pendant des
années a utilisé la pratique dite des « filets dérivants ». Cette
métaphore révélatrice est donnée aux écoutes téléphoniques permanentes et sans
limite de durée menées jusqu'à ce qu'apparaisse un comportement répréhensible.
Même s'il est sans rapport avec la recherche initiale, il justifie leur
engagement. Le parquet remet les éléments ainsi recueillis à un juge
d'instruction pourvu de pouvoirs plus amples. Celui-ci complète les
informations et dédouane éventuellement la méthode employée dans la phase
précédente. Puis la mise en examen inaugure l’étape à partir de laquelle le
suspect peut jouir du droit de se disculper.
Cette affaire a fait apparaître
qu'on pouvait s'immiscer dans les échanges entre l'avocat et son client. Il
était pourtant admis qu'ils doivent par essence demeurer confidentiels, tout
comme l'assure l'obligation corrélative du représentant du client de conserver
le « secret professionnel » plébiscité par 97 % des sondés, sans distinction entre
simple conseil et contentieux. Une stratégie de défense doit pouvoir être
recherchée à l'abri des tiers, et a fortiori à l'insu de l'autorité
poursuivante, faute de quoi la mission de l'avocat est profondément dévoyée.
Certes, la Cour de cassation a consacré ce droit nominal de préparer sa défense
sans perméabilité extérieure, mais elle l'a aussitôt affaibli sous prétexte
qu'il faut que l'avocat soit effectivement investi. Ce qui est une manière de
légitimer l'intrusion dans le couple avocat/client, même si le conseil est
notoirement l'avocat exclusif de longue date, et même s'il est incompréhensible
de définir le lien de confiance comme limité à la période où les poursuites
prennent un caractère contradictoire dans le cadre d'une instance nouée. Une réforme
est en cours, mais le secret restera relatif, alors qu'il ne peut être
qu'absolu. Sinon ce n'est plus un secret.
LE SECRET DE L'INSTRUCTION
Autre principe admis depuis
l'abandon en France de la poursuite pénale inquisitoire : le secret de
l'information, lorsqu'elle est ouverte formellement, vise à permettre un
déroulement serein des opérations, à l'abri de toute influence étrangère, afin
de faire émerger la vérité qui autorisera la formation de jugement à trancher
en toute indépendance. Cette indispensable discrétion, qui prolonge souvent une
enquête préliminaire, normalement secrète elle aussi, permet à la présomption
d'innocence de constituer une protection parallèle et d'éviter à l'affaire
d'être portée au pugilat médiatique. Il est évoqué par l'article 11 du Code de
procédure pénale, qui prescrit de ne rien révéler dès lors que l'on concourt à
l'instruction. Notre époque montre qu'il est constamment trahi, surtout dans
les affaires politico-financières dites « sensibles » comme l’illustre parfaitement
la période de la campagne aux élections présidentielle de 2017.
Si la Presse d’opinion dispose de
procès-verbaux d'interrogatoire au lendemain de leur rédaction, alors qui
diffuse en toute connaissance de cause des pièces couvertes par le secret, et
dans quelles intentions ? Au regard de ce précédent, il ressort qu’un tribunal
correctionnel a condamné pour violation de cette règle un ancien président de
la République et son avocat, qui ont fait état d'une décision de justice rendue
au nom du peuple français dans une autre affaire…
LE DEVOIR DE RÉSERVE
Un professionnel qui y est tenu
se doit de s'exprimer d'une façon qui ne puisse choquer, car chacun sait que «
ce qui est excessif est insignifiant » (Talleyrand). Cependant, il conserve
sa liberté d'expression qui pour l'avocat trouve sa traduction directe dans
l'immunité des propos au soutien de la défense, sauf à garder le respect pour
le tribunal et tous ceux qui s'y meuvent (témoins, experts, greffiers, etc.).
Par son serment, l'avocat accepte de se comporter avec délicatesse, parmi
d'autres vertus, ce qui résume tout. Pour la magistrature, c'est plus
compliqué. Certaines manifestations publiques partisanes et/ou à connotation
politique donnent matière à douter de l'impartialité inhérente à la fonction de
magistrat, d'une façon cependant moins sensible pour le parquet – qui n'est pas
le décideur final – que pour le siège, pour lequel il est constant qu'à peine
de récusation, cette attitude doit être non seulement objective mais apparaître
comme telle. Une frange importante de la population ne parvient pas à admettre
que le juge puisse faire état de ses opinions personnelles quand bien même
elles sont estimables, et a fortiori, si elles traduisent un préjugé ou une
forme quelconque de parti pris. C'est donc l'ensemble du corps, d'une probité
exemplaire, qui récolte la défiance, à l'occasion d'un comportement singulier
déviant.
LA PRÉSOMPTION D'INNOCENCE
Sa violation semble quotidienne.
Rebaptiser l'inculpation en « mise en examen » reposant sur des charges
suffisantes n'a pas fait disparaître l’opprobre, et expose l’intéressé devenant
instantanément coupable aux yeux de l'opinion publique. Celle-ci est avisée en
détail par la presse qui invoque, pour ce faire, le droit du public à être
informé, ainsi que la protection des sources pour taire leur identité. Il en
résulte que la présomption d'innocence ne remplit pas son office. Lorsqu'une
personne est suspectée d'une infraction pénale, et qu'elle a la malchance de
voir sa cause exposée sur la place publique, le cas échéant avec partialité, le
non-lieu, la relaxe ou l'acquittement qui surviennent des années plus tard ne
la réhabilite jamais vraiment, atteinte dans sa dignité ainsi que sa famille
dans son honneur. C'est une conséquence désastreuse dont de multiples exemples
hantent notre passé. L'histoire nous montre que le présumé innocent est en
réalité un présumé coupable dès qu'il se trouve un quidam déterminé à attenter
à sa réputation, au surplus en toute impunité. Car derrière le paravent du
temps, ni la procédure de dénonciation calomnieuse, ni la menace d'une plainte
pour diffamation ne sont aptes à réparer l'outrage, car le mal est fait et les
dégâts souvent irréparables.
LE DROIT POUR L'ACCUSÉ DE SE
TAIRE
Le droit de ne pas
s'auto-incriminer a progressivement été hissé au niveau d'un principe
fondamental, tout comme dans le droit anglo-saxon. Institué pour qu'à l'aube de
la garde à vue, l'accusé vulnérable dispose d'une assistance minimale, le droit
de se taire n'était, il y a peu, pas encore absolu. C'est pourquoi différents
justiciables concernés ont saisi par QPC le Conseil constitutionnel de
l'inconstitutionnalité des dispositions les écartant devant la chambre de
l'instruction de la cour d'appel, devant le juge des libertés et de la
détention, ou en discriminant l'accusé mineur. Les décisions récentes n°
2021-895/901/902/903 QPC et 2021-894 QPC (du 9 avril 2021), outre la décision
n° 2020-806 QPC (du 4 mars 2021) ont affirmé qu'aucune exception ne pouvait
être admise du fait de l'incorporation de ce principe aux droits plus généraux
de la défense, à valeur constitutionnelle.
L'ASSISTANCE DE L'AVOCAT LORS
DE LA GARDE À VUE
À une époque, la garde à vue
était menée dans des conditions indignes, non seulement dans son cadre
matériel, mais aussi par la pression exercée par les enquêteurs friands
d'aveux. Elle pouvait conduire des personnes fragiles à faire des déclarations
hasardeuses, voire totalement contraires à la réalité des faits. Les exemples
de tels errements parsèment les annales judiciaires (affaire Patrick Dils). On
s'est donc décidé à permettre une demi-présence de l'avocat, mais en lui
attachant les ailes. Il ne peut contrôler vraiment cette phase cruciale, car il
dispose d'attributions limitées. Elles ne permettent pas de donner un caractère
véritablement contradictoire à l'audition ou à la confrontation avec les
victimes. Des garanties plus accentuées figurent dans la suite du processus,
lors de l'intervention directe du juge qui – plus que le procureur dirigeant la
garde à vue – dispose d'une indépendance nette. Malgré tout, l'actualité prouve
épisodiquement que la garde à vue, pourvue d'un garde-fou certain, n'éradique
pas des dérives qui créent un déséquilibre flagrant – fût-il momentané – entre
l'accusation et la défense. Idem lors d’une enquête préliminaire menée en
secret sans limitation de durée, du moins jusqu'à ce que la loi en fixe les
bornes.
L’EXÉCUTION DES PEINES
PRONONCÉES
La circonstance que la peine
effectivement prononcée ne soit jamais exécutée réellement contribue de façon
significative à la défiance des victimes, et plus généralement de l'opinion,
envers l'institution judiciaire. Elles lui imputent de répondre à d’inavouables
motivations : tantôt ce serait une indulgence excessive envers certains types
de méfaits ; tantôt ce serait de se soumettre à des instructions
gouvernementales laxistes ; tantôt ce serait d'individualiser les peines selon
des critères ethniques, raciaux, de genre, ou socio-culturels que la majorité
du public ne partage pas.
Ces discriminations supposées, et
même carrément fantasmées, autorisent la police, particulièrement exposée aux
critiques, à se plaindre clairement de revoir les délinquants élargis au
lendemain de leur arrestation. En résulte un effet démobilisateur pour les
forces de l'ordre déjà soumises à une remise en cause dévastatrice de leur
mission régalienne. « Les honnêtes gens » campent sur leur stéréotypes,
ignorants qu'ils sont du système de réduction automatique des peines, qu'on
envisage de remplacer dans les projets en gestation par une contrainte pénale
également automatique... la réforme viserait entre autres à contenir le taux de
surpopulation des prisons (pointé du doigt par la CEDH qui a condamné l'État
français pour des conditions indignes de détention en maints établissements
vétustes). En dépit des intentions, rien ne changera avant longtemps, car le
juge ne peut ni incarcérer faute de places, ni méconnaître l'élargissement
prématuré que la loi actuelle impose. Ce cercle vicieux obère une
transformation véritable.
LA GESTION DES CONDAMNATIONS
PÉNALES EN FONCTION DES PLACES DISPONIBLES DANS LES PRISONS
Cela nous amène fort logiquement
à éclairer la véritable cause qui justifie le prétendu laxisme judiciaire (car
les peines sont prononcées au niveau adéquat et les magistrats ne sauraient
être tenus pour responsable des insuffisances budgétaires du dispositif
pénitentiaire). Nos gouvernements successifs ont tous accepté que la capacité
de nos prisons (sans même parler de leur état d'entretien défaillant, établi
par les inspections périodiques) soit durablement très inférieure à celle des
autres pays européens. Chaque quinquennat débute par des promesses de
construction qui ne sont jamais tenues, car les pouvoirs publics savent que les
électeurs préfèrent qu'on construise des hôpitaux plutôt que des « prisons 5
étoiles » pour des délinquants qu’ils ostracisent fermement. Et donc, rien
ne bouge.
Demeure la liaison entre
l'objectif de la politique pénale que la Chancellerie adresse aux procureurs et
le fait que les détenus sortent à la moitié, voire même au quart de leur peine.
Les victimes crient à la supercherie puisque la peine affichée n'est qu'un
simulacre dont elles découvrent avec effarement l'existence. Cette situation n'est
plus ignorée de « l'homme de la rue » qui sait maintenant que les juges
adaptent par la force des choses leur quota d'années de prison à la
disponibilité des maisons d'arrêt (pour la détention préventive) et des
centrales (pour les longues peines délictuelles ou criminelles). Ces magistrats
se retrouvent, à leur corps défendant, les gestionnaires indirects du taux
d'occupation des prisons. Ils admettent avec consternation les carences du
système où les courtes peines échappent à l'incarcération et les autres sont
artificiellement réduites pour faire de la place aux suivants. L’effet
d'exemplarité déplorable obtenu encourage la délinquance et entretient ce
terrible sentiment d'impunité engendrant celui d'insécurité généralisée.
LE MYTHE DES JURYS POPULAIRES
Hérités de notre glorieuse
histoire, les jurys d'assises majoritairement constitués de citoyens tirés au
sort, approuvés par tous les régimes, connaissent une nette désillusion.
L'affaire des policiers brûlés vifs à Viry-Châtillon, objet d'un verdict
incompris, a accentué la tentation des décideurs de prolonger, et peut-être de
généraliser l'expérimentation des cours criminelles composées uniquement de
magistrats professionnels. Cette évolution vers un fonctionnement économique et
rapide dans les procès fleuves, constitue une rupture lourde de sens pour une
opinion publique partagée. Celle-ci soupçonne l'État d'aller à contre-courant
de sa volonté, ou à l'inverse, encourage le principe. Le sentiment est répandu
que la présence des jurés atténue la dépendance vis-à-vis d'une justice
professionnelle décriée pour son indulgence issue d'une « culture de l'excuse
», dont elle n'est pourtant pas l'initiatrice.
LA PUBLICITÉ DES DÉBATS
JUDICIAIRES
Ce principe constant ne trouve
d'exception principale qu'en raison de la minorité des acteurs. Il concourt à
la transparence nécessaire du processus judiciaires d'élaboration de la
solution civile ou pénale. Mais il est désormais, et notamment à la faveur de
la crise sanitaire qui a autorisé des dérogations temporaires, remis en
question. La volonté poursuivie (incarnée par Nicole Belloubet) entend créer
une chaîne de juridictions civiles fonctionnant sans audience, ni comparution
des parties pour des motifs de productivité, ou même de façon dématérialisée,
ce qui les déshumanise à l'excès. Quant aux juridictions pénales,
paradoxalement le débat à huis clos légalement ordonné se heurte à des
objections, dans un climat où l'information complète du public prétendrait
primer sur la protection de la vie privée des protagonistes. De quel droit ?
LA COLLEGIALITÉ DES DÉLIBÉRÉS
Les magistrats sur le territoire
national ne sont pas plus nombreux qu'à l'orée de la Guerre de 1914. Cette
insuffisance entraîne que tout est prétexte pour supprimer les délibérés en
collégialité (ou du moins de prévoir un canal parallèle mobilisant moins de
juges pour statuer). Deux tendances émergent inexorablement à cette fin : soit
instituer le juge unique en toutes matières ; soit maintenir une collégialité
d'apparence, mais recourir en fait au juge rapporteur, soupçonné de ne
délibérer qu'avec lui-même. Tout professionnel fréquentant les prétoires a
conscience du problème. Mais il n'est pas sain de l'évoquer par égard pour tous
ceux qui continuent de pratiquer une collégialité effective, sinon lors des
plaidoiries du moins lors de l'élaboration du jugement final. Et très
logiquement, point une critique sur la qualité rédactionnelle, voire
intellectuelle des décisions non collégiales.
Corrélativement augmente de façon
inquiétante les appels (surtout en matière sociale et prud'homale), ce qui ne
fait que transférer le problème des effectifs disponibles en première instance
vers les cours d'appel, elles-mêmes paralysées par des recours qui n'auraient
pas lieu d'être. Observons que certaines formations débordées imposent, sans
support légal, le dépôt de dossier pour n'avoir pas à entendre les plaidoiries,
il est vrai parfois hors sujet.
LA RESPONSABILITÉ DES
MAGISTRATS
Ce serpent de mer revient
périodiquement mais se heurte toujours au mur de l'insuffisance des majorités
pour l'adoption de la réforme constitutionnelle par le Congrès, en dépit des
conclusions favorables des rapports préparatoires (la première fois par la
Commission du Premier président Truche, en 1997). Il n'a donc jamais été
possible d’adjoindre à la responsabilité disciplinaire (d’ailleurs rarement
sanctionnée), une responsabilité civile professionnelle en cas de dérives
manifestes dans la fonction juridictionnelle. Les exemples tragiques abondent malheureusement
(libérations anticipées d’assassins, de violeurs d'enfants
multirécidivistes,…). La magistrature a toujours rejeté à cette normalisation,
appelée par de nombreuses voix, au motif que l'exigence d'indépendance du corps
suppose que les décisions soient prises à l'abri de toute pression émanant des
parties elles-mêmes ou de leurs représentants. Cet argument ne manque pas de
pertinence, mais il est anachronique. L'époque est révolue où un professionnel,
quel qu'il soit, (notaire, garagiste, dentiste, architecte, plombier, etc.)
aurait pu échapper à une recherche de responsabilité dans l'exercice de ses
fonctions. C’est ainsi, même s'il s'agit d'un domaine régalien qui exige de
maintenir des filtres ou des protections.
L'ÉVACUATION DES AFFAIRES DANS
UN DELAI RAISONNABLE
Les lenteurs judiciaires sont
devenues ubuesques. Le tribunal correctionnel de Nanterre est récemment allé
(dans l'affaire de corruption de la Chaufferie de la Défense) jusqu'à annuler proprio
motu une procédure pénale où quatre juges d'instruction successifs n'ont
aucunement œuvré. Tous les protagonistes étaient morts ou nonagénaires
incapables, lors de l'examen de la formation de jugement ! La règle figure au
niveau supranational dans la CEDH qui garantit un procès équitable par son art.
6-1, mais aussi en droit interne dans les Codes, y compris du chef de la phase
ultérieure d'exécution, mais elle n'est pas sanctionnée directement, si ce
n'est à travers l'art. L. 141-1 du COJ qui punit pécuniairement le
dysfonctionnement du service public de la Justice pour faute grave. On
s’accommode donc d'un système approximatif, incapable – faute de moyens
matériels ou humains – d'évacuer les causes de toute nature dans un délai
acceptable (paradoxalement auto apprécié).
LE RESPECT DE LA VIE PRIVÉE
Aucun magistrat n'ignore que
l'art. 9 du Code civil accorde une protection efficace de ce droit
quasi-absolu. Néanmoins, dans l'affaire S... /H.../ A... sur un pacte de
corruption présumé, la justice a livré à la lecture de tout un chacun 256 pages
singulières de motivation. La plus grande part relate mot à mot et sans
omission les conversations, issues de mois d'écoutes intrusives et permanentes,
des protagonistes et de leurs interlocuteurs, concernés ou non par
l'incrimination. Ces dernières révèlent au public les propos parfois épicés,
mais aussi les déplacements et les rencontres, les liens d'amitié ou de mépris,
les états d'âme ou la manifestation de pensées rebelles ou dissidentes qui ne
sont exploitables qu’insérées dans leur contexte. Il s’agit de la parfaite
négation du droit de tout individu de préserver son intimité. Certes, nul
reproche ne peut être adressé au juge qui exerce les attributions conférées par
la loi selon le type d'infraction réprimée. Tout de même, on peut questionner
le législateur sur les travers de ce dispositif.
LE DROIT DE PROPRIÉTÉ CONFRONTÉ
AU DROIT AU LOGEMENT
L'occupation sauvage des
propriétés privées à usage d'habitation a donné lieu à un dossier très
médiatisé. Il a généré un tel mouvement d'indignation de l'opinion que le
Parlement a promptement voté une loi assimilant les résidences secondaires aux
domiciles principaux et octroyant aux victimes de « squatters » de rapides
moyens d'action pour reprendre possession de leur logis. Le sort qui était fait
aux propriétaires était jusqu'alors proprement scandaleux. D'autant que la
répression à l'encontre de l'occupant auteur d'une voie de fait était deux fois
moindre en termes d'amende et d'emprisonnement que celle envers le propriétaire
légitime qui se réappropriait son bien sans attendre les deux ans nécessaires
pour obtenir une décision d'expulsion et parfois plus pour obtenir le concours
obligatoire de la force publique à la discrétion du préfet. Emporté par son
élan bienveillant, le législateur y a mis bon ordre. Mais cet aspect de la loi
susdite a été censuré pour « cavalier législatif » par le Conseil
constitutionnel, rappelant ainsi à des élus novices qu'ils doivent au minimum
respecter la procédure parlementaire d'approbation des lois. D'une manière
générale, le conflit virtuel entre deux droits à valeur constitutionnelle
identique a provoqué des hésitations regrettables. En effet, certains ont pensé
que les mal-logés pouvaient trouver dans le droit positif licence à
s'introduire clandestinement dans les habitations, pendant que leurs
propriétaires étaient partis faire les courses, se trouvant ainsi exclus
durablement de la jouissance d'un immeuble retrouvé au surplus dévasté !
LA DÉVALORISATION DES VICTIMES
PAR RAPPORT AUX COUPABLES
Pourquoi est-il tant répandu parmi
les victimes qu'elles ne bénéficient pas d'un traitement prévenant, ni de
l'assistance à laquelle elles aspirent dans leur malheur ? Même si un effort
réel a été entrepris pour créer des structures d'accueil ou d'information
(d'ailleurs peu usitées), cette catégorie de la population ressent très
intensément que les réformes, dont on nous abreuve, portent d'abord sur une
amélioration des droits de ceux qui l'ont persécuté. Notons qu’un mouvement de
pensée contemporaine épouse ce sens la (« cancel culture » importée des
USA). Or, du point de vue de la victime, il est avec évidence insupportable
qu'on trouve à un malfaiteur quelque matière que ce soit à minorer son acte en
raison d'un passé, d'un déterminisme, ou de passables conditions d'existence.
Souvenons-nous du tragique assaut contre des policiers récemment (mal) jugé
avec retentissement par une cour d'assises pour mineurs en introduisant une
trop grande disproportion entre le crime et sa punition, selon la décence
commune. De plus, ce sentiment est amplifié par l'indifférence de certaines
autorités de poursuites, qui n'entendent pas les victimes, ni ne leur rendent
compte de leurs investigations. Là encore, ce n'est pas la majorité des
situations. Conscient de sa froideur, le système évolue vers plus d'humanité.
Mais les cas isolés font tâche d'huile et entretiennent l'impression que celui
que les faits ont anéanti, au propre comme au figuré, est la dernière roue du
carrosse. Sans vouloir paraître insolent ni pamphlétaire, sachant qu’un avocat
pénaliste illustre, justement surnommé « acquitator », le dirige, on se demande
comment le ministère de la Justice fera progresser la situation ?
LE DROIT À UN PROCÉS ÉQUITABLE
DANS TOUTES SES COMPOSANTES
On constate une réticence accrue
envers le « droit de l'hommisme » véhiculé par la Convention européenne des
Droits de l'Homme, comme attentatoire à la souveraineté des nations. Or, il
faut se féliciter que ce texte applicable en droit interne affirme quelques
garanties du justiciable que le juge national ne doit pas perdre de vue : le
droit d'accès à un tribunal indépendant et impartial ; l'évacuation des causes
dans un délai raisonnable ; la certitude de leur exécution ; la sacralisation
des droits de la défense et de la loyauté judiciaire entre parties ; la circonspection
dans la provocation à commettre des infractions pour se constituer une preuve,
sont des acquis primordiaux pour combattre l'arbitraire ou les pouvoirs
excessifs des administrations. Cependant, le recours à l'institution qui siège
à Strasbourg ne peut se faire qu'après épuisement total des voies de recours
internes. Il n'a pas vocation à modifier les insuffisances de la législation
nationale, mais seulement à allouer une réparation dite « satisfaction
équitable ». Nous clôturons notre liste « des droits bafoués » par celui qui
devrait profiter à l'usager de la justice. Celui-ci est parfois traité de
manière ni assez humaine, ni ressentie comme juste, ni avec la célérité ou la
considération dont il devrait bénéficier dans une société démocratique. C'est
donc moins la règle qui manque que la manière de faire avec neutralité. En
prendre la mesure serait un progrès en attendant le jour béni où le budget
correspondra aux besoins !
L'énumération qui précède nous
conduit à constater que la justice qui condamne quiconque s'écarte de la norme,
ne semble pas facilement s'appliquer la même rigueur.
Quelques modes de fonctionnement
complaisant bafouent plus ou moins les principes essentiels sus analysés. Dans
sa fonction, elle poursuit le but d'assurer la paix sociale bien qu’elle-même
victime de la déliquescence des valeurs fondamentales. Ce diagnostic, effectué
de bonne foi, sans concession, est un appel à faire converger la justice vers
le modèle auquel aspire tout citoyen de bonne volonté.
François
de la Vaissière,
Avocat
honoraire du barreau de Paris