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La Justice n'offre-t-elle plus à ses enfants qu'un catalogue de droits bafoués et de devoirs ignorés ?

La Justice n'offre-t-elle plus à ses enfants qu'un catalogue de droits bafoués et de devoirs ignorés ?
Publié le 03/08/2021 à 17:31

Le débat sur la défiance du citoyen envers l’institution judiciaire atteint son paroxysme, alimenté par une actualité qui regorge d'événements mettant en relief une insécurité latente et un sentiment d'impunité de la « voyoucratie » triomphante. Les enquêtes d'opinion révèlent surtout l’impression ressentie d’une réponse pénale inappropriée. La justice civile n'est pas épargnée, avec ses lenteurs, la complexité de la procédure et des normes innombrables qu'il faut savoir manier. Indépendamment de la réflexion exhaustive sur « les insuffisances de la justice » que nous avons entreprise (V. notre article sur la Grande Bibliothèque du Droit : « Quelques réflexions désabusées d'un habitué des prétoires sur les insuffisances de la justice... »), il est apparu opportun de faire un autre inventaire, celui des droits nominaux qui figurent dans notre arsenal législatif, mais qui pour des raisons diverses, ne sont plus respectés.

75 % des Français estiment qu'ils ne sont pas égaux devant la justice. De nos jours, on se réfère à des règles normatives qui figurent dans nos Codes, mais qui ne semblent plus suivies par les institutions. La liste en est abondante. On se bornera à souligner les cas indiscutables les plus significatifs. Ils illustrent la désuétude, l'obsolescence, voire l'inefficience d'une réglementation souvent opaque, parfois inintelligible, abusivement ou insuffisamment répressive, pléthorique et encore incomprise, ignorante des libertés publiques, tellement loin des préoccupations de la population.

 



LA SÉPARATION DES POUVOIRS


Legs de Montesquieu, ce principe fondamental de notre démocratie figure dans la Constitution à travers la répartition de la sphère législative (au Parlement) et de la sphère réglementaire (au gouvernement) sous les yeux du pouvoir judiciaire qui est une « autorité ». Celle-ci a, au moyen de ses cours suprêmes (Conseil d'État pour l'ordre administratif, Cour de cassation pour l'ordre judiciaire, Tribunal des conflits en cas d'hésitation sur la compétence), la tâche d'arbitrer en dernier ressort les divergences, en harmonie avec le Conseil constitutionnel qui a de son côté la charge de veiller au respect de la norme constitutionnelle, et depuis plus de dix ans, de censurer la loi suite au traitement des Questions prioritaires de constitutionnalité (QPC), filtrées sous conditions de recevabilité mais ouvertes à tout citoyen.

Si l'on peut négliger les empiétements de l'exécutif sur le législatif et vice-versa, qui répondent surtout à des considérations politiques, il n'en est pas de même vis-à-vis du troisième pouvoir que représente l'autorité judiciaire, fréquemment dominée par les deux autres. Ainsi, le juge refuse d'appliquer la loi votée en fonction de ses propres critères pouvant demeurer inexpliqués (exemple : lorsque la loi ALUR du 24 mars 2014 comporte des mesures transitoires, la Cour de cassation les ignore au motif que la loi nouvelle s'applique immédiatement aux effets juridiques des situations antérieures à son entrée en vigueur et non définitivement réalisées), et en retour, le Parlement refuse de s'incliner sur une jurisprudence considérée inadéquate (exemple : la loi Murcef du 11 décembre 2001 ayant contraint pour le statut des baux commerciaux à abandonner la révision à la baisse sans que le loyer en vigueur en constitue le plancher, pour contrarier la jurisprudence contraire).

Il n'y a pas d'étanchéité entre les pouvoirs respectifs. Le parquet exerce ses fonctions selon une politique pénale déterminée par l'exécutif dont dépend la carrière des procureurs, placés sous l'autorité hiérarchique du ministère de la Justice. Ce lien critiqué n'a jamais pu être tranché, malgré les tentatives de tous les régimes successifs, en raison de l'insuffisance de la majorité des 3/5es pour voter une telle réforme au Congrès de la République.

Enfin, quid de la nomination de juge du siège d'échelon élevé sans l'aval de l'exécutif ?

 



LES DROITS DE LA DÉFENSE


Principe fondamental du droit dont on ne peut imaginer se passer, les droits de la défense sont l'indispensable pendant du système accusatoire et préservent un équilibre institutionnel acquis par la démocratie. Ces droits sont pourtant en péril. Récemment, dans une affaire très médiatisée, l'enquête préliminaire menée en secret pendant des années a utilisé la pratique dite des « filets dérivants ». Cette métaphore révélatrice est donnée aux écoutes téléphoniques permanentes et sans limite de durée menées jusqu'à ce qu'apparaisse un comportement répréhensible. Même s'il est sans rapport avec la recherche initiale, il justifie leur engagement. Le parquet remet les éléments ainsi recueillis à un juge d'instruction pourvu de pouvoirs plus amples. Celui-ci complète les informations et dédouane éventuellement la méthode employée dans la phase précédente. Puis la mise en examen inaugure l’étape à partir de laquelle le suspect peut jouir du droit de se disculper.

Cette affaire a fait apparaître qu'on pouvait s'immiscer dans les échanges entre l'avocat et son client. Il était pourtant admis qu'ils doivent par essence demeurer confidentiels, tout comme l'assure l'obligation corrélative du représentant du client de conserver le « secret professionnel » plébiscité par 97 % des sondés, sans distinction entre simple conseil et contentieux. Une stratégie de défense doit pouvoir être recherchée à l'abri des tiers, et a fortiori à l'insu de l'autorité poursuivante, faute de quoi la mission de l'avocat est profondément dévoyée. Certes, la Cour de cassation a consacré ce droit nominal de préparer sa défense sans perméabilité extérieure, mais elle l'a aussitôt affaibli sous prétexte qu'il faut que l'avocat soit effectivement investi. Ce qui est une manière de légitimer l'intrusion dans le couple avocat/client, même si le conseil est notoirement l'avocat exclusif de longue date, et même s'il est incompréhensible de définir le lien de confiance comme limité à la période où les poursuites prennent un caractère contradictoire dans le cadre d'une instance nouée. Une réforme est en cours, mais le secret restera relatif, alors qu'il ne peut être qu'absolu. Sinon ce n'est plus un secret.

 



LE SECRET DE L'INSTRUCTION


Autre principe admis depuis l'abandon en France de la poursuite pénale inquisitoire : le secret de l'information, lorsqu'elle est ouverte formellement, vise à permettre un déroulement serein des opérations, à l'abri de toute influence étrangère, afin de faire émerger la vérité qui autorisera la formation de jugement à trancher en toute indépendance. Cette indispensable discrétion, qui prolonge souvent une enquête préliminaire, normalement secrète elle aussi, permet à la présomption d'innocence de constituer une protection parallèle et d'éviter à l'affaire d'être portée au pugilat médiatique. Il est évoqué par l'article 11 du Code de procédure pénale, qui prescrit de ne rien révéler dès lors que l'on concourt à l'instruction. Notre époque montre qu'il est constamment trahi, surtout dans les affaires politico-financières dites « sensibles » comme l’illustre parfaitement la période de la campagne aux élections présidentielle de 2017.

Si la Presse d’opinion dispose de procès-verbaux d'interrogatoire au lendemain de leur rédaction, alors qui diffuse en toute connaissance de cause des pièces couvertes par le secret, et dans quelles intentions ? Au regard de ce précédent, il ressort qu’un tribunal correctionnel a condamné pour violation de cette règle un ancien président de la République et son avocat, qui ont fait état d'une décision de justice rendue au nom du peuple français dans une autre affaire…

 



LE DEVOIR DE RÉSERVE


Un professionnel qui y est tenu se doit de s'exprimer d'une façon qui ne puisse choquer, car chacun sait que « ce qui est excessif est insignifiant » (Talleyrand). Cependant, il conserve sa liberté d'expression qui pour l'avocat trouve sa traduction directe dans l'immunité des propos au soutien de la défense, sauf à garder le respect pour le tribunal et tous ceux qui s'y meuvent (témoins, experts, greffiers, etc.). Par son serment, l'avocat accepte de se comporter avec délicatesse, parmi d'autres vertus, ce qui résume tout. Pour la magistrature, c'est plus compliqué. Certaines manifestations publiques partisanes et/ou à connotation politique donnent matière à douter de l'impartialité inhérente à la fonction de magistrat, d'une façon cependant moins sensible pour le parquet – qui n'est pas le décideur final – que pour le siège, pour lequel il est constant qu'à peine de récusation, cette attitude doit être non seulement objective mais apparaître comme telle. Une frange importante de la population ne parvient pas à admettre que le juge puisse faire état de ses opinions personnelles quand bien même elles sont estimables, et a fortiori, si elles traduisent un préjugé ou une forme quelconque de parti pris. C'est donc l'ensemble du corps, d'une probité exemplaire, qui récolte la défiance, à l'occasion d'un comportement singulier déviant.

 



LA PRÉSOMPTION D'INNOCENCE


Sa violation semble quotidienne. Rebaptiser l'inculpation en « mise en examen » reposant sur des charges suffisantes n'a pas fait disparaître l’opprobre, et expose l’intéressé devenant instantanément coupable aux yeux de l'opinion publique. Celle-ci est avisée en détail par la presse qui invoque, pour ce faire, le droit du public à être informé, ainsi que la protection des sources pour taire leur identité. Il en résulte que la présomption d'innocence ne remplit pas son office. Lorsqu'une personne est suspectée d'une infraction pénale, et qu'elle a la malchance de voir sa cause exposée sur la place publique, le cas échéant avec partialité, le non-lieu, la relaxe ou l'acquittement qui surviennent des années plus tard ne la réhabilite jamais vraiment, atteinte dans sa dignité ainsi que sa famille dans son honneur. C'est une conséquence désastreuse dont de multiples exemples hantent notre passé. L'histoire nous montre que le présumé innocent est en réalité un présumé coupable dès qu'il se trouve un quidam déterminé à attenter à sa réputation, au surplus en toute impunité. Car derrière le paravent du temps, ni la procédure de dénonciation calomnieuse, ni la menace d'une plainte pour diffamation ne sont aptes à réparer l'outrage, car le mal est fait et les dégâts souvent irréparables.

 



LE DROIT POUR L'ACCUSÉ DE SE TAIRE


Le droit de ne pas s'auto-incriminer a progressivement été hissé au niveau d'un principe fondamental, tout comme dans le droit anglo-saxon. Institué pour qu'à l'aube de la garde à vue, l'accusé vulnérable dispose d'une assistance minimale, le droit de se taire n'était, il y a peu, pas encore absolu. C'est pourquoi différents justiciables concernés ont saisi par QPC le Conseil constitutionnel de l'inconstitutionnalité des dispositions les écartant devant la chambre de l'instruction de la cour d'appel, devant le juge des libertés et de la détention, ou en discriminant l'accusé mineur. Les décisions récentes n° 2021-895/901/902/903 QPC et 2021-894 QPC (du 9 avril 2021), outre la décision n° 2020-806 QPC (du 4 mars 2021) ont affirmé qu'aucune exception ne pouvait être admise du fait de l'incorporation de ce principe aux droits plus généraux de la défense, à valeur constitutionnelle.

 



L'ASSISTANCE DE L'AVOCAT LORS DE LA GARDE À VUE


À une époque, la garde à vue était menée dans des conditions indignes, non seulement dans son cadre matériel, mais aussi par la pression exercée par les enquêteurs friands d'aveux. Elle pouvait conduire des personnes fragiles à faire des déclarations hasardeuses, voire totalement contraires à la réalité des faits. Les exemples de tels errements parsèment les annales judiciaires (affaire Patrick Dils). On s'est donc décidé à permettre une demi-présence de l'avocat, mais en lui attachant les ailes. Il ne peut contrôler vraiment cette phase cruciale, car il dispose d'attributions limitées. Elles ne permettent pas de donner un caractère véritablement contradictoire à l'audition ou à la confrontation avec les victimes. Des garanties plus accentuées figurent dans la suite du processus, lors de l'intervention directe du juge qui – plus que le procureur dirigeant la garde à vue – dispose d'une indépendance nette. Malgré tout, l'actualité prouve épisodiquement que la garde à vue, pourvue d'un garde-fou certain, n'éradique pas des dérives qui créent un déséquilibre flagrant – fût-il momentané – entre l'accusation et la défense. Idem lors d’une enquête préliminaire menée en secret sans limitation de durée, du moins jusqu'à ce que la loi en fixe les bornes.

 



L’EXÉCUTION DES PEINES PRONONCÉES


La circonstance que la peine effectivement prononcée ne soit jamais exécutée réellement contribue de façon significative à la défiance des victimes, et plus généralement de l'opinion, envers l'institution judiciaire. Elles lui imputent de répondre à d’inavouables motivations : tantôt ce serait une indulgence excessive envers certains types de méfaits ; tantôt ce serait de se soumettre à des instructions gouvernementales laxistes ; tantôt ce serait d'individualiser les peines selon des critères ethniques, raciaux, de genre, ou socio-culturels que la majorité du public ne partage pas.

Ces discriminations supposées, et même carrément fantasmées, autorisent la police, particulièrement exposée aux critiques, à se plaindre clairement de revoir les délinquants élargis au lendemain de leur arrestation. En résulte un effet démobilisateur pour les forces de l'ordre déjà soumises à une remise en cause dévastatrice de leur mission régalienne. « Les honnêtes gens » campent sur leur stéréotypes, ignorants qu'ils sont du système de réduction automatique des peines, qu'on envisage de remplacer dans les projets en gestation par une contrainte pénale également automatique... la réforme viserait entre autres à contenir le taux de surpopulation des prisons (pointé du doigt par la CEDH qui a condamné l'État français pour des conditions indignes de détention en maints établissements vétustes). En dépit des intentions, rien ne changera avant longtemps, car le juge ne peut ni incarcérer faute de places, ni méconnaître l'élargissement prématuré que la loi actuelle impose. Ce cercle vicieux obère une transformation véritable.

 



LA GESTION DES CONDAMNATIONS PÉNALES EN FONCTION DES PLACES DISPONIBLES DANS LES PRISONS


Cela nous amène fort logiquement à éclairer la véritable cause qui justifie le prétendu laxisme judiciaire (car les peines sont prononcées au niveau adéquat et les magistrats ne sauraient être tenus pour responsable des insuffisances budgétaires du dispositif pénitentiaire). Nos gouvernements successifs ont tous accepté que la capacité de nos prisons (sans même parler de leur état d'entretien défaillant, établi par les inspections périodiques) soit durablement très inférieure à celle des autres pays européens. Chaque quinquennat débute par des promesses de construction qui ne sont jamais tenues, car les pouvoirs publics savent que les électeurs préfèrent qu'on construise des hôpitaux plutôt que des « prisons 5 étoiles » pour des délinquants qu’ils ostracisent fermement. Et donc, rien ne bouge.

Demeure la liaison entre l'objectif de la politique pénale que la Chancellerie adresse aux procureurs et le fait que les détenus sortent à la moitié, voire même au quart de leur peine. Les victimes crient à la supercherie puisque la peine affichée n'est qu'un simulacre dont elles découvrent avec effarement l'existence. Cette situation n'est plus ignorée de « l'homme de la rue » qui sait maintenant que les juges adaptent par la force des choses leur quota d'années de prison à la disponibilité des maisons d'arrêt (pour la détention préventive) et des centrales (pour les longues peines délictuelles ou criminelles). Ces magistrats se retrouvent, à leur corps défendant, les gestionnaires indirects du taux d'occupation des prisons. Ils admettent avec consternation les carences du système où les courtes peines échappent à l'incarcération et les autres sont artificiellement réduites pour faire de la place aux suivants. L’effet d'exemplarité déplorable obtenu encourage la délinquance et entretient ce terrible sentiment d'impunité engendrant celui d'insécurité généralisée.

 



LE MYTHE DES JURYS POPULAIRES


Hérités de notre glorieuse histoire, les jurys d'assises majoritairement constitués de citoyens tirés au sort, approuvés par tous les régimes, connaissent une nette désillusion. L'affaire des policiers brûlés vifs à Viry-Châtillon, objet d'un verdict incompris, a accentué la tentation des décideurs de prolonger, et peut-être de généraliser l'expérimentation des cours criminelles composées uniquement de magistrats professionnels. Cette évolution vers un fonctionnement économique et rapide dans les procès fleuves, constitue une rupture lourde de sens pour une opinion publique partagée. Celle-ci soupçonne l'État d'aller à contre-courant de sa volonté, ou à l'inverse, encourage le principe. Le sentiment est répandu que la présence des jurés atténue la dépendance vis-à-vis d'une justice professionnelle décriée pour son indulgence issue d'une « culture de l'excuse », dont elle n'est pourtant pas l'initiatrice.

 



LA PUBLICITÉ DES DÉBATS JUDICIAIRES


Ce principe constant ne trouve d'exception principale qu'en raison de la minorité des acteurs. Il concourt à la transparence nécessaire du processus judiciaires d'élaboration de la solution civile ou pénale. Mais il est désormais, et notamment à la faveur de la crise sanitaire qui a autorisé des dérogations temporaires, remis en question. La volonté poursuivie (incarnée par Nicole Belloubet) entend créer une chaîne de juridictions civiles fonctionnant sans audience, ni comparution des parties pour des motifs de productivité, ou même de façon dématérialisée, ce qui les déshumanise à l'excès. Quant aux juridictions pénales, paradoxalement le débat à huis clos légalement ordonné se heurte à des objections, dans un climat où l'information complète du public prétendrait primer sur la protection de la vie privée des protagonistes. De quel droit ?

 

LA COLLEGIALITÉ DES DÉLIBÉRÉS

Les magistrats sur le territoire national ne sont pas plus nombreux qu'à l'orée de la Guerre de 1914. Cette insuffisance entraîne que tout est prétexte pour supprimer les délibérés en collégialité (ou du moins de prévoir un canal parallèle mobilisant moins de juges pour statuer). Deux tendances émergent inexorablement à cette fin : soit instituer le juge unique en toutes matières ; soit maintenir une collégialité d'apparence, mais recourir en fait au juge rapporteur, soupçonné de ne délibérer qu'avec lui-même. Tout professionnel fréquentant les prétoires a conscience du problème. Mais il n'est pas sain de l'évoquer par égard pour tous ceux qui continuent de pratiquer une collégialité effective, sinon lors des plaidoiries du moins lors de l'élaboration du jugement final. Et très logiquement, point une critique sur la qualité rédactionnelle, voire intellectuelle des décisions non collégiales.

Corrélativement augmente de façon inquiétante les appels (surtout en matière sociale et prud'homale), ce qui ne fait que transférer le problème des effectifs disponibles en première instance vers les cours d'appel, elles-mêmes paralysées par des recours qui n'auraient pas lieu d'être. Observons que certaines formations débordées imposent, sans support légal, le dépôt de dossier pour n'avoir pas à entendre les plaidoiries, il est vrai parfois hors sujet.

 



LA RESPONSABILITÉ DES MAGISTRATS


Ce serpent de mer revient périodiquement mais se heurte toujours au mur de l'insuffisance des majorités pour l'adoption de la réforme constitutionnelle par le Congrès, en dépit des conclusions favorables des rapports préparatoires (la première fois par la Commission du Premier président Truche, en 1997). Il n'a donc jamais été possible d’adjoindre à la responsabilité disciplinaire (d’ailleurs rarement sanctionnée), une responsabilité civile professionnelle en cas de dérives manifestes dans la fonction juridictionnelle. Les exemples tragiques abondent malheureusement (libérations anticipées d’assassins, de violeurs d'enfants multirécidivistes,…). La magistrature a toujours rejeté à cette normalisation, appelée par de nombreuses voix, au motif que l'exigence d'indépendance du corps suppose que les décisions soient prises à l'abri de toute pression émanant des parties elles-mêmes ou de leurs représentants. Cet argument ne manque pas de pertinence, mais il est anachronique. L'époque est révolue où un professionnel, quel qu'il soit, (notaire, garagiste, dentiste, architecte, plombier, etc.) aurait pu échapper à une recherche de responsabilité dans l'exercice de ses fonctions. C’est ainsi, même s'il s'agit d'un domaine régalien qui exige de maintenir des filtres ou des protections.

 



L'ÉVACUATION DES AFFAIRES DANS UN DELAI RAISONNABLE


Les lenteurs judiciaires sont devenues ubuesques. Le tribunal correctionnel de Nanterre est récemment allé (dans l'affaire de corruption de la Chaufferie de la Défense) jusqu'à annuler proprio motu une procédure pénale où quatre juges d'instruction successifs n'ont aucunement œuvré. Tous les protagonistes étaient morts ou nonagénaires incapables, lors de l'examen de la formation de jugement ! La règle figure au niveau supranational dans la CEDH qui garantit un procès équitable par son art. 6-1, mais aussi en droit interne dans les Codes, y compris du chef de la phase ultérieure d'exécution, mais elle n'est pas sanctionnée directement, si ce n'est à travers l'art. L. 141-1 du COJ qui punit pécuniairement le dysfonctionnement du service public de la Justice pour faute grave. On s’accommode donc d'un système approximatif, incapable – faute de moyens matériels ou humains – d'évacuer les causes de toute nature dans un délai acceptable (paradoxalement auto apprécié).

 



LE RESPECT DE LA VIE PRIVÉE


Aucun magistrat n'ignore que l'art. 9 du Code civil accorde une protection efficace de ce droit quasi-absolu. Néanmoins, dans l'affaire S... /H.../ A... sur un pacte de corruption présumé, la justice a livré à la lecture de tout un chacun 256 pages singulières de motivation. La plus grande part relate mot à mot et sans omission les conversations, issues de mois d'écoutes intrusives et permanentes, des protagonistes et de leurs interlocuteurs, concernés ou non par l'incrimination. Ces dernières révèlent au public les propos parfois épicés, mais aussi les déplacements et les rencontres, les liens d'amitié ou de mépris, les états d'âme ou la manifestation de pensées rebelles ou dissidentes qui ne sont exploitables qu’insérées dans leur contexte. Il s’agit de la parfaite négation du droit de tout individu de préserver son intimité. Certes, nul reproche ne peut être adressé au juge qui exerce les attributions conférées par la loi selon le type d'infraction réprimée. Tout de même, on peut questionner le législateur sur les travers de ce dispositif.



 

LE DROIT DE PROPRIÉTÉ CONFRONTÉ AU DROIT AU LOGEMENT


L'occupation sauvage des propriétés privées à usage d'habitation a donné lieu à un dossier très médiatisé. Il a généré un tel mouvement d'indignation de l'opinion que le Parlement a promptement voté une loi assimilant les résidences secondaires aux domiciles principaux et octroyant aux victimes de « squatters » de rapides moyens d'action pour reprendre possession de leur logis. Le sort qui était fait aux propriétaires était jusqu'alors proprement scandaleux. D'autant que la répression à l'encontre de l'occupant auteur d'une voie de fait était deux fois moindre en termes d'amende et d'emprisonnement que celle envers le propriétaire légitime qui se réappropriait son bien sans attendre les deux ans nécessaires pour obtenir une décision d'expulsion et parfois plus pour obtenir le concours obligatoire de la force publique à la discrétion du préfet. Emporté par son élan bienveillant, le législateur y a mis bon ordre. Mais cet aspect de la loi susdite a été censuré pour « cavalier législatif » par le Conseil constitutionnel, rappelant ainsi à des élus novices qu'ils doivent au minimum respecter la procédure parlementaire d'approbation des lois. D'une manière générale, le conflit virtuel entre deux droits à valeur constitutionnelle identique a provoqué des hésitations regrettables. En effet, certains ont pensé que les mal-logés pouvaient trouver dans le droit positif licence à s'introduire clandestinement dans les habitations, pendant que leurs propriétaires étaient partis faire les courses, se trouvant ainsi exclus durablement de la jouissance d'un immeuble retrouvé au surplus dévasté !

 



LA DÉVALORISATION DES VICTIMES PAR RAPPORT AUX COUPABLES


Pourquoi est-il tant répandu parmi les victimes qu'elles ne bénéficient pas d'un traitement prévenant, ni de l'assistance à laquelle elles aspirent dans leur malheur ? Même si un effort réel a été entrepris pour créer des structures d'accueil ou d'information (d'ailleurs peu usitées), cette catégorie de la population ressent très intensément que les réformes, dont on nous abreuve, portent d'abord sur une amélioration des droits de ceux qui l'ont persécuté. Notons qu’un mouvement de pensée contemporaine épouse ce sens la (« cancel culture » importée des USA). Or, du point de vue de la victime, il est avec évidence insupportable qu'on trouve à un malfaiteur quelque matière que ce soit à minorer son acte en raison d'un passé, d'un déterminisme, ou de passables conditions d'existence. Souvenons-nous du tragique assaut contre des policiers récemment (mal) jugé avec retentissement par une cour d'assises pour mineurs en introduisant une trop grande disproportion entre le crime et sa punition, selon la décence commune. De plus, ce sentiment est amplifié par l'indifférence de certaines autorités de poursuites, qui n'entendent pas les victimes, ni ne leur rendent compte de leurs investigations. Là encore, ce n'est pas la majorité des situations. Conscient de sa froideur, le système évolue vers plus d'humanité. Mais les cas isolés font tâche d'huile et entretiennent l'impression que celui que les faits ont anéanti, au propre comme au figuré, est la dernière roue du carrosse. Sans vouloir paraître insolent ni pamphlétaire, sachant qu’un avocat pénaliste illustre, justement surnommé « acquitator », le dirige, on se demande comment le ministère de la Justice fera progresser la situation ?



LE DROIT À UN PROCÉS ÉQUITABLE DANS TOUTES SES COMPOSANTES


On constate une réticence accrue envers le « droit de l'hommisme » véhiculé par la Convention européenne des Droits de l'Homme, comme attentatoire à la souveraineté des nations. Or, il faut se féliciter que ce texte applicable en droit interne affirme quelques garanties du justiciable que le juge national ne doit pas perdre de vue : le droit d'accès à un tribunal indépendant et impartial ; l'évacuation des causes dans un délai raisonnable ; la certitude de leur exécution ; la sacralisation des droits de la défense et de la loyauté judiciaire entre parties ; la circonspection dans la provocation à commettre des infractions pour se constituer une preuve, sont des acquis primordiaux pour combattre l'arbitraire ou les pouvoirs excessifs des administrations. Cependant, le recours à l'institution qui siège à Strasbourg ne peut se faire qu'après épuisement total des voies de recours internes. Il n'a pas vocation à modifier les insuffisances de la législation nationale, mais seulement à allouer une réparation dite « satisfaction équitable ». Nous clôturons notre liste « des droits bafoués » par celui qui devrait profiter à l'usager de la justice. Celui-ci est parfois traité de manière ni assez humaine, ni ressentie comme juste, ni avec la célérité ou la considération dont il devrait bénéficier dans une société démocratique. C'est donc moins la règle qui manque que la manière de faire avec neutralité. En prendre la mesure serait un progrès en attendant le jour béni où le budget correspondra aux besoins !

L'énumération qui précède nous conduit à constater que la justice qui condamne quiconque s'écarte de la norme, ne semble pas facilement s'appliquer la même rigueur.

Quelques modes de fonctionnement complaisant bafouent plus ou moins les principes essentiels sus analysés. Dans sa fonction, elle poursuit le but d'assurer la paix sociale bien qu’elle-même victime de la déliquescence des valeurs fondamentales. Ce diagnostic, effectué de bonne foi, sans concession, est un appel à faire converger la justice vers le modèle auquel aspire tout citoyen de bonne volonté.

 

 

François de la Vaissière,

Avocat honoraire du barreau de Paris

 

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